Revue

Apprendre à penser ensemble

Pensée et langage étant indissociables, l'échange de paroles reviendrait à l'échange de pensées. Mais parler ensemble, ce n'est pas pour autant et à n'importe quelles conditions penser ensemble...

Au sens le plus large, la pensée est la conscience de soi, la perception de son activité mentale : " Tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement en nous-même "1: aussi bien une sensation ou une image qu'une idée. C'est plus fréquemment les représentations intellectuelles d'un sujet, par opposition aux sentiments ou à la volition. Mais plus précisément, penser est synonyme d'entendement ou de raison, degré de rationalité supérieur à la perception, la mémoire ou l'imagination. C'est en ce sens qu'on parle de pensée scientifique ou philosophique : c'est une " connaissance par concepts "2, " qui ramène tout divers à l'unité "3.

La conception faible de la pensée commune, c'est l'opinion : "dire ce que l'on pense", c'est-à-dire ce que l'on a dans la tête ; exprimer des idées, sans souvent la conscience de leur origine non critiquée, ou de leur consistance non éprouvée. Mais il ne suffit pas de parler pour penser. On parle souvent pour ne rien dire, et on peut se contredire. La conception forte de la pensée, c'est "penser ce que l'on dit", c'est-à-dire douter, se poser des questions, conceptualiser leurs notions, élucider les enjeux du problème, suspendre toute solution avant examen, envisager différentes réponses, l'argumentation de leurs thèses, les objections possibles, tirer une conclusion provisoire ... Penser en ce sens fort est une activité solitaire, méditative, de philosophe qui construit une vision du monde : Montaigne en sa tour, Descartes en son poêle ...

L'être ensemble solitaire

Solitaire ne veut pas dire isolé : penser par soi-même ne signifie pas penser sans les autres, mais toujours à partir des autres, et par une alchimie propre à chacun, en partie avec et grâce à, en partie contre et malgré eux. Toute pensée est dialogique : " c'est le dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même "4. " C'est un discours que l'âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu'elle examine..., (s'adressant) à elle-même les questions et les réponses. "5

Je suis donc mon propre interlocuteur, je discute avec l'autre en moi, avec moi comme s'il était autre. Je pense même contre moi, mes préjugés. Pas de pensée sans " soi-même comme un autre " (Ricoeur). Ce qui pose le statut de l'autre dans toute pensée. Penser est une modalité intellectuelle de l'être ensemble, par la double médiation du langage appris et de la culture intégrée, nécessaires à toute pensée. Les psychanalystes nous éclairent sur l'émergence de la conscience de soi chez le sujet humain par la castration symbolique du tiers, et les psychologues cognitivistes sur l'introjection de l'interindividuel dans l'intra-individuel (Vigotsky), pour que le dialogue intérieur soit possible. D'où de Platon à Epicure, Leibniz, Malebranche ou Berkeley, cette tradition du dialogue comme genre de discours philosophique.

Mais cet "être ensemble" dans le penser n'est pas un penser ensemble. La pensée forte passe traditionnellement par le face à face solitaire dans l'écriture ; et lorsqu'autrui incarné intervient réellement, c'est dans la correspondance philosophique, où s'actualise une communauté d'esprits rationnels.

Il y a pourtant trace, dans le personnage de Socrate sur l'Agora, ou de la disputatio au Moyen-Age, d'une tradition d'interaction orale en philosophie, qui pourrait témoigner d'un "penser ensemble" in situ. Il en est de même en science, où la preuve est de plus en plus socialisée dans le débat interne à la communauté internationale des experts.

Le penser ensemble solidaire

Dans le penser-ensemble de la discussion philosophique par exemple, l'autre est verbe dans une chair, surprenant dans son " étrange étrangeté " (Freud), sa radicale altérité, instillant le doute en débordant le cadre de ma propre pensée, limitée dans les objections qu'elle peut se faire à elle-même. Sa co-présence interdit le différé et m'oblige à la " présence d'esprit ", à la vivacité de la répartie intelligente, à la créativité d'une réponse crédible.

Cela ne va pas sans danger, cette confrontation philosophique à l'altérité incarnée : la pseudo-rhétorique des effets de manche devant un auditoire qui peut compter les points, la doxologie des affirmations hâtives faute de maturation pour la " patience du concept " (Hegel), la sophistique où l'on veut avoir raison (de l'autre) plutôt que de chercher à se (con-)vaincre soi-même par un rapport exigeant à la vérité.

Ne vaut-il pas mieux la sagesse du recul (ré-flexion), " l'éloge de la lenteur ", la solitude du ruminant qui construit, plutôt que cette effervescence dialogique à plusieurs, ce bouillonnement anarchique des idées, cette précipitation de l'immédiateté qui disperse, alors que la pensée est rassemblement ?Le " penser ensemble " de la discussion philosophique à plusieurs apparaît donc comme un pari et un défi : ceux relevés par les cafés-philo dans la cité, et par tous ceux qui dans le système éducatif, de la classe terminale à l'école primaire, instaurent des discussions " à visée philosophique " (DVP). D'autant que ces pratiques innovantes sont menacées par les dérives toujours possibles de l'usage commun dans notre société du penser ensemble : le débat démocratique.

Le penser ensemble démocratique

Dans un régime démocratique, il est nécessaire d'apprendre à réfléchir ensemble, puisque toute prise de décision en vue du bien commun au groupe doit être précédée d'un débat collectif pour éclairer les enjeux d'une question vive, impliquant le droit d'expression de chacun et la confrontation des opinions différentes et même divergentes, en vue de dégager une position majoritaire à partir du point de vue que chacun s'est forgé au cours de la discussion.Si le débat agoraïque est consubstantiel à l'idée de démocratie, on comprend le rôle déterminant que peut et doit jouer l'école républicaine pour l'éducation de cette capacité du citoyen à s'exprimer dans l'espace public, et à frotter ses idées aux autres dans le débat délibératif.

On connaît aussi les difficultés et les limites de la réflexion démocratique commune : la délégation de ce débat à d'autres pour nous représenter, l'inégale information ou formation des participants pour fonder valablement leur opinion, les poids différents de parole selon le statut et la fonction des participants dans la réunion, les enjeux de pouvoir qui l'emportent sur la relation à la vérité et le rapport au sens, les rapports de force et les stratégies d'alliance, le temps forcément limité du débat, où l'efficacité pèse au détriment de la maturation des décisions etc. D'où les dérives doxologiques (les préjugés populaires), sophistiques ou démagogiques (convaincre ou séduire pour avoir la majorité).On peut alors se demander à quelles conditions un " débat réflexif ", c'est-à-dire où l'on pense vraiment ensemble, est possible en démocratie. Il y faut certainement de la procédure, c'est-à-dire un certain nombre de règles (ne parler qu'un seul à la fois et sans se couper, mais pas trop longtemps...), de fonctions (président de séance pour gérer la parole, secrétaire de séance pour garder des traces ...) de façon de s'organiser (un ordre du jour, des documents préparatoires, des groupes de travail antérieurs ou postérieurs ...)Mais lorsque les enjeux de pouvoir, les intérêts personnels, les passions individuelles et collectives, les actes et pas seulement les idées sont au rendez-vous, combien de réunions respectent-elles une " éthique discussionnelle ", où l'on est prêt à écouter le différent et se laisser altérer, où l'on se centre objectivement sur l'objet de travail, où l'on consent à se rendre rationnellement au " meilleur argument " (Habermas) ?

Il ne s'agit pas comme chez Platon de discréditer la démocratie, mais de comprendre que sa logique politique et stratégique est d'un autre ordre que la logique philosophique ou scientifique des " communautés de recherche ". Considérer dans le débat chaque parole comme d'égale dignité en droit est un principe fondateur pour un régime fondé sur la souveraineté du peuple, mais ne garantit en rien la qualité du débat, puisque ce droit d'expression est indifférent aux connaissances ou compétences des individus. Dégager une position majoritaire est indispensable pour qu'une décision soit prise et une action engagée, mais toute l'histoire des idées (en science comme en philosophie), montre que souvent les avancées se sont faites "dans le rapport à la vérité", quand un seul avait raison contre et malgré les autres.

Penser ensemble philosophiquement

Qu'est-ce qui pourrait donc assurer une qualité intellectuelle, une teneur réflexive au débat démocratique ? Elever l'instruction de tous paraît incontournable, mais ne semble pas suffisant : on peut apprendre à manier de mieux en mieux les outils de la rhétorique, et devenir un bon vendeur, un excellent publicitaire, un habile avocat ... ou un propagandiste convaincant. Nous avançons dans le cadre éducatif une autre proposition : s'entraîner à la discussion à visée philosophique, et ce dès le plus jeune âge.

Celle-ci suppose en effet de constituer le groupe en " communauté de recherche "6, où l'enjeu principal, bien au-delà des jeux de pouvoir et de séduction dans un collectif, devient une démarche de recherche de vérité par rapport à la question fondamentale, posée là à tout homme. On ne lutte plus contre, on cherche avec (débat heuristique, et non éristique selon Aristote). La visée philosophique d'une telle discussion implique des exigences intellectuelles, pour que chacun cherche à penser ce qu'il dit. Disposition à7:

"Problématiser", c'est-à-dire mettre en question ses affirmations, considérer ses thèses comme des hypo-thèses, remonter au problème dont elles se prétendent les solutions, interroger la question elle-même, dans ses présupposés et conséquences.

"Conceptualiser", c'est-à-dire tenter de définir les notions convoquées pour penser, identifier et élaborer des distinctions conceptuelles, pour préciser et mieux savoir ce dont on parle.

"Argumenter", c'est-à-dire déconstruire des affirmations, répondre à des objections, fonder rationnellement son discours pour savoir si ce qu'on dit est vrai.

Dans cette éthique communicationnelle, qui est en même temps une "morale de la pensée", on n'écoute pas seulement les autres par respect, on a besoin d'eux pour cheminer dans l'énigme humaine. Dans cette communauté d'esprits rationnels visant l'auditoire universel, on ne fait de "bobos affectifs" à personne, mais toute objection est un cadeau intellectuel adressé à chacun pour aller plus loin...

Une telle discussion n'a peut être jamais existé in vivo, de par la hauteur de son exigence, mais cette " matrice didactique du philosopher " est un " idéal régulateur " (Kant) utile pour tous ceux qui cherchent à donner une visée philosophique à une discussion dans la cité (café philo) ou en classe.

Nombre de pratiques s'y essayent aujourd'hui, en avançant l'idée d'un " citoyen réflexif ", c'est-à-dire qui se fait une idée exigeante du débat démocratique8. Le penser ensemble démocratique pourrait ainsi se " muscler réflexivement ", en s'étayant de l'entraînement au penser ensemble philosophique. Cette idée d'une " démosophie ", ou sagesse du peuple, nous sortirait ainsi du dilemme dans lequel Platon avait voulu nous enfermer : l'aristocratie philosophique des idées contre la démagogie démocratique des préjugés de la foule. Mais encore faut-il, pour que cette utopie travaille notre société, que les philosophes professionnels ne désertent pas les cafés-philo, et que l'école prenne au sérieux l'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant...


(1) Descartes, Principes de la philosophie, I, 9.

(2) Kant, Logique, Doctrine générale des éléments, chap.1, p.99, Vrin.

(3) Hegel, Propédeutique philosophique, p.104, Ed. de Minuit .

(4) Platon, Le Sophiste, OEuvres complètes, t.8, 3ème partie, p.383, Budé.

(5) Platon, Thééthète, Idem, p.229.

(6) M. Lipman emprunte l'expression au philosophe J. Dewey. Cf Lipman M., À l'école de la pensée, trad. N. Decostre, Bruxelles, De Boëck, 1995.

(7) Tozzi M., Penser par soi-même, Chronique sociale, Lyon, 1994.

(8) Voir l'ouvrage coordonné par Y. Youlountas, Comprendre le phénomène café-philo, éditions La gouttière, Durfort, 2002 ; et pour l'école, les ouvrages de M. Tozzi
L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire (coord.), CNDP-Hachette, 2001 ; La discussion philosophique à l'école primaire (coord.), CRDP Montpellier, 2002 ; Nouvelles pratiques philosophiques, enjeux et démarches (coord.), CNDP-CRDP Rennes, 2002 ; Les activités à philosophique en classe, l'émergence d'un genre ? (coord.), CRDP Bretagne, 2003 ;La discussion en éducation et formation (coord. avec R. Etienne), l'Harmattan, 2004 ;Penser par soi-même, 6e édit., Chronique sociale, Lyon, 2005 ; Débattre à partir des mythes à l'école et ailleurs, Chronique sociale, Lyon, 2005 ;Apprendre à philosopher en discutant : pourquoi et comment ? (coord.), De Boeck, Bruxelles, Belgique, 2006 ; La littérature en débats : discussions à visée littéraire et philosophique à l'école primaire (avec Y. Soulé et D. Bucheton), Sceren-CRDP de Montpellier, 2008.

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