Revue

Travail sur le questionnement socratique

L'objet de ce document est d'identifier en premier lieu dans les dialogues de Platon les questions types que Socrate pose, de les cataloguer et de donner leur objet dans un second temps
On proposera ensuite d'articuler autour de deux axes (que sont les compétences du questionneur et les attitudes du questionné) le positionnement de ces questions et à travers une partie du dialogue du Lysis ou de l'Amitié, nous proposons un diagramme déroulant l'enchaînement de ces questions, dans le but de décrire la méthode appliquée par le questionneur

La pensée critique a posé ses racines écrites dans les dialogues de Socrate où le processus mental couvre le discernement, l'analyse et l'évaluation.

Le philosopher pris tour à tour comme art, comme science, vise à rendre ces dialogues critiques de notre pensée a priori, en favorisant par le biais de l'argumentation une exploration hors de ses terres de la pensée. Il s'agit donc davantage d'un processus de dépassement de sa réflexion que d'une restitution ou d'une production d'éléments culturels. Chez Oscar Brenifier, l'attitude prédomine chez le questionné, en ce sens qu'elle exige de lui une reconnaissance de son ignorance (lorsque ses propos respirent la confusion) d'être sujet à l'étonnement (lorsque sa pensée aboutit à une contradiction ou devant les différentes idées qui se présentent à lui) de faire travailler la question (en la mettant en équation). Cette disposition du questionné s'accompagne de la compétence du questionneur à animer le traitement de la question : l'identification des éléments de la problématisation, la critique puis la conceptualisation de la question. Attitude et aptitude se stimulent donc tout au long du dialogue avec une subdivision des compétences comme le souligne R.W. Paul : majeures et mineures. Nous identifierons les éléments constitutifs du questionnement socratique catégorisant les questions qui la composent, puis nous décrirons leur effet dans un premier temps. Nous articulerons ensuite de manière bipolaire autour de l'attitude du questionné et des compétences du questionneur le dialogue socratique. Nous illustrerons cette modélisation proposée à travers un diagramme rapportant un passage du Lysis ou de l'Amitié.

TOPOLOGIE DES QUESTIONS

À l'instar d'une pièce de théâtre, le questionnement socratique se compose de plusieurs moments, à savoir l'identification de la question (premier temps) où les questions relatives aux hypothèses permettent de dresser le contexte et d'installer la question. Les questions relevant de la synthèse poursuivent ce travail jusqu'à la critique de la question posée (second temps). Aboutit ensuite la problématisation (troisième temps) jalonnée en plusieurs étapes : la confirmation du problème et l'avancée de ce dernier. Les questions ayant trait à l'enjeu et l'engagement sont enfin relevés pour légitimer l'intérêt d'un tel travail pour dresser la conceptualisation de la question (quatrième temps) transcendant enfin les pensées concernées (personnelle et autre) en cristallisant les présupposés que renferme la question.

1) Logique

Les éléments de logique ne sont spécifiques à aucune des étapes du questionnement socratique. Elles aspirent à démontrer un résultat susceptible de "faire avancer" la problématique, en la décomposant, la clarifiant, la reformulant mais également de procéder à une critique de la question posée. Elles jalonnent donc tous les moments du dialogue.

- preuve par l'absurde : permet de valider un résultat en le supposant faux (en aboutissant à une contradiction avec une des hypothèses), or le résultat doit être explicité au préalable, auquel cas on ne pourra pas considérer ce dernier comme à l'état de négation.

"C'est ce qui ne serait pas, non, si c'était le mal qui était la cause de l'amitié qu'on a pour quelque chose ! non, il ne serait pas possible, le mal étant aboli, qu'une amitié existât de ceci pour cela ! Car, la cause étant abolie, il est impossible, je pense, qu'existe encore la chose dont c'était là la cause."

- implication I : unité de logique de déduction.

"Mais alors, il y a quelqu'un qui a autorité sur toi ? " (en réponse à l'intervention de Lysis : Comment en effet veux-tu, fit-il, qu'ils s'en remettent à moi!).

2) Hypothèses

Les hypothèses dérivent du questionné et participent à la construction de l'environnement dans lequel va évoluer la question. Pour se développer et aboutir à une problématique, des éléments supplémentaires sont repris pour amorcer un raisonnement.

- Énumérer une hypothèse précédemment citée.

"Nous avons, disons-nous, de l'amitié pour la médecine, en vue de la santé." Car a été dit précédemment : "le corps, qui n'est ni bon, ni mauvais, a de l'amitié pour la médecine, à cause de la médecine [...] en vue de la santé".

- demande : "Quand on a de l'amitié, cette amitié a-t-elle un objet, ou n'en a-t-elle pas ?"

3) Synthèse

La synthèse rassemble plusieurs éléments précédemment cités (résultats, hypothèses) et englobe par conséquence la déduction.

- rappel : expression d'un résultat obtenu précédemment : "Et n'avons-nous pas pensé, au moins alors, que c'est à cause du mal, que ce qui n'est ni bon ni mauvais, a de l'amitié pour ce qui est bon ?" ayant eu auparavant la question : en conséquence, ce qui n'est ni bon ni mauvais, a de l'amitié, à cause de ce qui est mauvais ou ennemi, pour ce qui est bon et en vue de ce qui est bon et l'exemple de la maladie : "le mal".

- Validation : valider un résultat qui résume, raccourcit ou joue sur les contraires.

"Concluons donc que l'amitié n'existe ni entre le semblable et son semblable, ni entre le contraire et son contraire" en ayant eu auparavant les questions : nous savons désormais quels seront ceux qui sont les amis; notre argumentation nous signifie en effet que ce seront ceux qui sont bons et "Or il ne peut y avoir amitié entre des gens qui d'eux-mêmes ne font point grand cas" (en parlant des gens bons qui "se suffisent à eux-mêmes"). Et "s'il n'y a rien de plus contraire que l'inimitié à l'égard de l'amitié".

4) Position du problème

Il s'agit de dénuder la question en dévoilant le problème qu'elle dissimule. Si une question soulève des problèmes, si un problème amène des questions, il est intéressant d'identifier quel problème prédomine, vers quel axe engager la réflexion, le discours.

- Énumération : forme d'introduction, préliminaire à l'énonciation du problème, prise de contact : "Fils de Démophon, lui dis-je, qui de vous deux est le plus âgé ?"

- contradiction : la conclusion émergente évoque une opposition avec la réalité : "La conclusion, n'est-elle pas qu'ils te laissent faire tout ce que tu veux, qu'en rien ils ne te grondent, qu'ils ne t'empêchent pas non plus de faire ce que tu peux désirer".

5) Critique de la thèse

Critiquer la question amène une juxtaposition de sous-questions et parfois la mise en équation du problème. Toutefois, ce problème exige d'être validé par les deux parties.

- Transposition : déplace le problème dans un autre contexte : "Eh bien ! c'est pour la conduite de l'attelage de mules qu'on s'en remet à toi, et, si, le fouet en main, il te plaisait d'en frapper les bêtes, on te laisserait faire ?"

6) Clarifier/Avancer dans le problème

La problématique étant définie à travers les mots importants de la question exige une conceptualisation dans la procédure de résolution. Présupposés et ancrages sont les rouages qui enfantent la question du questionné et sans conceptualisation, on se heurte à l'impossibilité de relever ces blocages qui empêchent la pensée du questionné de traiter de manière structurée la question.

- Concept (proposer) : méta-idée proposée lors d'une question et n'ayant jamais été introduite auparavant : "En conséquence, ils souhaiteront sans doute que tu sois le plus heureux possible ?" le concept du bonheur étant introduit dans la question.

- Reformulation : exprimer autrement (à l'aide d'autres mots) une ou plusieurs idées : "En conséquence, pour celui qui a de l'amitié, il n'est rien qui lui soit ami, si on ne lui rend pas l'amitié qu'il donne ?" ayant eu auparavant la question: nous admettons que ne sont amis ni l'un ni l'autre, du moment que l'amitié n'existe pas à la fois chez l'un et chez l'autre.

7) Antinomie

Tensions/Opposition entre deux concepts/propositions sur un axe donné : "Or dans le cas en question, l'un a de l'amitié, l'autre est objet de cette amitié".

L'antinomie ici est sujet-objet.

8) Demande d'engagement

Plusieurs thèses sont évoquées, le questionné doit trancher et en choisir une : "Lequel des deux, je répète ma question, est ami de l'autre ? Est-ce celui qui a de l'amitié par rapport à celui qui est l'objet de l'amitié, que ce dernier lui donne en retour son amitié, ou que même il le haïsse ? Ou bien, est-ce celui qui est l'objet de l'amitié, par rapport à celui qui donne son amitié ? Ou bien, dans le cas en question, n'est-ce enfin ni l'un ni l'autre des deux qui est ami de l'autre, du moment qu'il n'y a pas, entre l'un et l'autre, réciprocité d'amitié ?".

9) Aporie

Cette question traduit l'impasse vers laquelle aboutit le dialogue. La problématique soulevée lors du dialogue engendre des pistes de réflexion ; si ces dernières ne mènent nulle part, et si de surcroît aucune autre piste n'a été trouvée, il y a avortement du questionnement : "Qui notre sait, Ménexène, repris-je, si nous ne conduisions pas notre recherche avec une incorrection complète ?" (en réponse à la réplique de Lysis : "Nous, Socrate, nous ne la conduisions pas comme il le fallait !").

ANALYSE DES QUESTIONS

1) Objet des questions

Hypothèse

Transposition  : l'objet de cette question est multiple : éclairer la problématique aux yeux du questionné, favoriser l'activité (sans dépendance/influence) de sa pensée dans un autre espace/environnement propice à moins d'ancrage, d'identification de sa propre personne: le décentrer.

Concept  : proposer un concept consiste à permettre au questionné d'articuler autour de la question une problématique suivant que le concept opère ou non sur la question. S'il opère, le questionné aura, avec plus ou moins de difficultés, la possibilité de faire émerger de l'océan question une problématique soulevée par sa propre pensée (ses croyances, ancrages, présupposés) à l'aide de ce concept.

Reformulation :

  • valider une idée ;
  • synthèse rappel : confronter plusieurs résultats et re-synthétiser ;
  • antinomie : la conceptualisation de la problématique est une étape préliminaire à l'émergence de l'antinomie. Deux concepts sont requis pour obtenir une antinomie. Cette dernière décrit l'enjeu du problème tel qu'il est perçu par le questionné. Elle apparaît donc aux yeux de l'interrogé comme le résultat de sa conceptualisation de son problème.`
  • demande d'engagement : se positionner sur une thèse et basculer vers ce que les présupposés et ancrages nous amènent. C'est ensuite examiner cette thèse qui nous paraît la plus vraisemblable et la valider ou non, c'est-à-dire estimer si cette dernière est recevable ou non. Lorsque, au cours d'un dialogue, un nouvel engagement invite le questionné à adopter une autre thèse parce que la thèse précédente n'avait pas abouti, un nouveau basculement de la pensée se réalise. On pense "l'autre".

2) L'équilibre entre les compétences du praticien et les attitudes du patient

Les questions précédemment identifiées contribuent à travailler sur les attitudes du questionné et les compétences du questionneur lors du dialogue.

Dans un premier temps, l'aporie, la contradiction et la demande d'engagement travaillent sur les attitudes du questionné : elles jouent sur l'étonnement en lui faisant explorer des idées extérieures de sa propre pensée (Alméras), sur la conscience de sa propre ignorance pour l'amener à l'écoute (Kierkegaard), sa capacité à suspendre son jugement en refusant sa vision du monde (Diogène) et à s'évader de la réalité qu'a façonné ses propres ancrages sur le lit de l'imagination (Sartre). Ce ressort émotionnel que le praticien tire tantôt vers l'exploration, le sortir de soi, tantôt vers l'introspection travaille le questionné dans ses attitudes. Dans un second temps, les compétences du questionneur s'exercent à travers les opérations d'induction, de déduction, de transposition qui contribuent à faire avancer le questionné dans la problématique. La conceptualisation, l'identification d'éventuelles antinomies (Brenifier) dépeignent la compétence requise du questionneur,

en plus des outils de logique dont il dispose (reformulation, raisonnement par l'absurde).

DISTINCTION, DÉLIMITATION DES QUESTIONS

1) Production d'un concept et antinomie

L'antinomie est une étape successive à la conceptualisation d'une idée, d'une proposition, d'un terme. Elle exprime, livre la tension qui se joue entre deux concepts émergés d'une problématique. Il est nécessaire d'afficher cette tension ou de livrer une antinomie usuelle pour produire une antinomie. Cela passe par l'énumération des deux concepts dans un premier temps, d'articuler leur tension, de la mettre en évidence (si elle n'est pas usuelle) dans un second temps.

Sujet/objet est une antinomie traditionnelle, tandis que stimulus/cadre nécessite de préciser sur quoi s'axe l'opposition.

La production d'un concept, quant à elle n'offre aucune garantie qu'elle opérera sur le dialogue d'une part (puisqu'elle dépend essentiellement de la perception du questionné), et qu'en cas d'activité de cette dernière, elle mette en lumière une quelconque forme

d'enjeu soulevé dans la question d'autre part.

2) Fournir une hypothèse ou un concept ?

Dans les deux cas, l'avancée dans le problème est indéniable. Dans le cas de la conceptualisation, la mise en abstraction du problème est singulière, en plus de l'orientation de la problématique. Il s'agit d'un travail d'analyse 'en profondeur'. Si la demande d'hypothèses ne présage d'aucune intention affirmée de la part du questionneur d'orienter vers un axe bien défini de progression de la

problématique, il n'est pas de même lorsqu'on suggère (en tant que questionneur) un concept au questionné.

3) Contradiction, aporie et raisonnement par l'absurde

Les deux premières relèvent de l'attitude avec des frustrations diverses : faire le deuil de sa propre thèse sitôt qu'elle s'effondre dans le cas de la contradiction pour en choisir une autre; d'une absence de réponse à la question lorsqu'on aboutit à une impasse.

Le raisonnement par l'absurde et la contradiction aboutissent toutes deux à la négation d'une hypothèse précédemment assumée.

Elles se distinguent par le fait que de conscience dans le premier cas du travail à réaliser alors que la seconde n'est pas un résultat spécifiquement attendu.

APPLICATION

En appliquant cette typologie à une partie des dialogues du Lysis ou de l'Amitié, compétences du questionneur et attitudes du questionné décrivent les deux axes du questionnement, à travers les types de question précédemment identifiés.

L'examen d'une thèse, qui peut nécessiter une reformulation, des rappels de résultats ou hypothèses, subit le jeu de la transposition en vue de sa validation. Si la thèse privilégiée aboutit à une contradiction, elle met en branle la conviction du questionné et invite ce dernier à emprunter un autre chemin de la pensée. Si toutes les thèses envisagées sont aporétiques, le dialogue est avorté.

Cette représentation du dialogue ouvre des perspectives d'études diverses : le nombre de questions successives relatives à l'un des individus façonne des moments du dialogue. La nature de la relation du questionneur et questionné peut faire l'objet d'études sociologiques en tenant en compte de leur fréquence au sein d'un même axe ou de leur alternance.

CONCLUSION

Nous venons d'identifier les types de questions utilisées dans le dialogue socratique. Nous avons décrit leur objet et les avons insérées comme éléments unitaires de la méthode. Ayant soulevé l'interaction entre les attitudes relevées et les compétences requises, nous avons illustré les contraintes et les bénéfices d'une telle méthode. Contraintes qui s'expriment en terme de capacités que le questionneur développe à centrer le dialogue sur la question posée, la problématique soulevée, à animer le discours en vue d'avancer sur le problème posé, en utilisant tous les organes (au sens aristotélicien) à sa disposition. Les bénéfices opèrent sur le questionné à travers les attitudes qu'il adopte ainsi que la conscience qu'il a de ses attitudes, l'amenant tour à tour à être spectateur de sa propre pensée et de l'altérité du philosopher puis de porter un regard critique (pointer les ancrages, présupposés) sur les rouages d'une telle mécanique.

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