Alain Delsol n'est plus, emporté à 57 ans par une grave maladie. Il rejoint ainsi deux autres pionniers de la philosophie avec les enfants en France, M.-C. Nevoux (Fondation 93), et J. Lévine (Agsas).
Alain était un intellectuel (docteur en sciences de l'éducation, et chargé de cours à l'Université de Toulouse Le Mirail, puis Montpellier 3), mais aussi un autodidacte dans bien des domaines (par exemple la cuisine, la philosophie chinoise ; il suivait un cursus de médecine chinoise...), et enfin un homme extrêmement convivial. Co-fondateur du café philo de Narbonne en 1996, et de l'Université Populaire de Septimanie en 2003 (il y animait depuis cinq ans un atelier de philosophie pour enfants), il est une figure française de la philosophie avec les enfants.
C'est en expérimentant le dispositif du café philo, dont il faisait au départ les synthèses, qu'il a eu l'idée de le transposer dans le CM1 de son école primaire, l'affinant durant toute une année après l'analyse de chaque séance avec deux observateurs. Jusqu'à en stabiliser la forme, qu'il adaptait sans cesse, et qu'il a formalisée dans un certain nombre d'articles : ce fut la "discussion à visée philosophique", reprise et théorisée ensuite par Sylvain Connac dans sa thèse. On trouvera ci-après sa description du dispositif.
Le principe en est la répartition entre les élèves d'un certain nombre de rôles et de fonctions (déménageurs-aménageurs de l'espace, responsable du micro, président de séance, reformulateur, synthétiseur, discutants, observateurs...), avec un dispositif très démocratique de répartition de la parole (ordre d'inscription, priorité à ceux qui ne se sont pas encore exprimés, perche tendue aux muets etc.). Lui-même, en tant qu'animateur de la discussion, étant vigilant sur la mise en oeuvre d'exigences intellectuelles de questionnement, de définition, d'argumentation...
Lorsqu'il fut nommé à Gruissan en grande section de maternelle, il allégea le dispositif, conservant un responsable du micro, un président et un reformulateur, et ajoutant des dessinateurs. Car à cet âge où les enfants ne savent lire ni écrire, l'expression graphique lui paraissait essentielle. Il avançait à ce propos la notion de "concept iconographie en acte", prenant forme a posteriori dans une expression "verbo-conceptuelle" des enfants.
Il travaillait beaucoup sur la littérature de jeunesse et les mythes platoniciens (voir son dernier ouvrage). Il avait travaillé à l'atelier philo pour enfants de l'Université Populaire de Narbonne en 2008-2009 sur Le petit Prince, et avait le projet d'un ouvrage à partir des Fables de la Fontaine.
C'était un vrai pédagogue, un innovateur qui ne craignait pas de déranger, et portait l'inventivité à la hauteur d'un style personnel, alliant l'audace de l'expérimentation, la perspicacité du praticien réflexif et la capacité de formalisation théorique de sa pratique. Il a ainsi travaillé efficacement à la transmission d'une pratique très controversée au départ, en contribuant à la rendre, comme disait Diderot de la philosophie, "populaire".
Au nom de toux ceux qui s'inspirent aujourd'hui de cette pratique, merci Alain pour ton apport significatif : nous apprendre à faire réfléchir les enfants.
Ce que je nomme "Discussion philosophique en maternelle" correspond à la recherche d'une situation consensuelle. L'enseignant met en place un dispositif particulier qui est censé favoriser les échanges verbaux entre élèves afin d'encourager l'élaboration d'une réflexion commune. Demander aux enfants de s'entendre pour chercher un argument consiste à viser une éthique communicationnelle. Le fonctionnement du dispositif s'inspire des théories socioconstructivistes mais également des concepts de communication et d'argumentation de la pensée habermassienne.
Le Président de séance : Il donne la parole de façon impartiale "priorité à celui qui n'a jamais parlé". Il fait exécuter les prises de parole par l'élève micro, rappelle qu'on ne gêne pas celui qui a la parole. Le registre linguistique du P. est l'impératif : discours agissant sur l'autre : "Tu ne dois pas... Qui veut parler ? Untel deux fois gêneur, tu vas être exclu du groupe ! etc..."
Le Reformulateur : Il écoute attentivement les paroles des autres, il apprend à retenir les paroles de deux, trois ou quatre interlocuteurs différents. Puis, il apprend à restituer une partie de ce qui a été dit. L'enseignant l'aide, le motive, lui répète tout de suite, en aparté et en résumé, ce qui vient d'être dit. Avant la reformulation, l'enseignant lui demande "Untel, il a dit quoi ? Et elle, elle a dit quoi ?" Intuitivement le reformulateur transforme le discours direct du Discutant en discours indirect. L'enseignant l'aide dans l'emploi des pronoms1 et des déterminants.
L'élève Micro : Lorsqu'il tend le micro il nomme le nom pour les Discutants, la fonction pour les Animateurs. Il est au centre de l'atelier et symbolise l'égalité entre les participants. Il apprend à écouter le Président avant de donner le micro dans l'ordre désigné, il apprend à mémoriser la question posée par l'enseignant car il devra la répéter au discutant qui prend la parole.
Les Discutants : Ils débattent sur le sujet lancé par l'enseignant. Ils apprennent à réfléchir, s'ils défendent un point de vue différent d'un autre interlocuteur, ils doivent tenter de justifier et d'argumenter leurs propos.
Les Observateurs : Ils observent les animateurs et à l'issue de la discussion, ils font part de leurs remarques : comment il faut s'y prendre pour être Président, comment fonctionne l'atelier, pourquoi la discussion a été intéressante ou non, ils donnent des conseils. À la séance suivante, ils échangent leur rôle avec le président et le reformulateur.
Les élèves Dessinateurs : Ils participent au début de la discussion, puis quittent le groupe pour faire un dessin sur ce dont parlent les discutants. Ils tentent de faire un dessin à partir des mots de la discussion. C'est une sorte de concept iconique. À l'issue de l'atelier, le maître montre les dessins produits. Éventuellement, il peut y avoir quelques échanges entre le dessinateur et le maître et ou les autres élèves. Le dessin servira pour les séances suivantes (...)
Alain Delsol
(1) Relation et conscience syntaxique des pronoms personnels ; "il" et "elle" qui va permettre de créer une distance entre l'énoncé et son énonciateur.