Je pratique la philosophie dans un cadre scolaire avec des enfants jeunes (de 6 à 11 ans). Pour l'institution scolaire, une telle pratique est encore considérée comme de l'innovation pédagogique. Or il me semble motivant, voire parfois fondamental, d'introduire à l'école la philosophie, certes pas en tant que discipline, matière à contenus, mais bien en tant que pratique, mes séances s'inspirant de la méthode qui nous sert à penser.
"Faire de la philosophie" ?
Le problème est de savoir, avant de se lancer, ce que signifie "faire de la philosophie". Ayant choisi une définition, on peut savoir à quoi peut alors renvoyer l'expression "faire de la philosophie à l'école". En effet, si "faire de la philosophie", c'est écouter un enseignant magistralement nous parler de l'histoire de la philosophie et pratiquer la dissertation après lectures d'ouvrages de philosophes (position de l'étudiant en philosophie, ou parfois de l'élève de terminale de lycée), alors je ne fais pas à proprement parler de la philosophie avec mes élèves d'école élémentaire.
Pourtant il m'arrive parfois - mais pendant un court moment - de leur expliquer ce qu'a dit tel ou tel philosophe pour leur montrer que ce qu'ils viennent de dire lors du débat collectif, quelqu'un d'important (un philosophe !) l'a pensé aussi. Je leur demande aussi d'écrire, et leur production s'inspire - même si c'est de très loin - de la méthode de la dissertation. Enfin je leur propose des lectures de "philosophie jeunesse", c'est-à-dire de textes qui réécrivent les pensées des philosophes avec un langage adapté aux jeunes enfants. Donc même si les exigences envers un élève d'école élémentaire ne peuvent évidemment pas être les mêmes qu'envers un étudiant ou un lycéen, il y a quand même une base de ressemblances.
Et si par "faire de la philosophie", on entend plutôt apprendre à penser, chercher le mot, appréhender les idées sous l'angle de la nuance, du doute, s'interroger, se questionner sur la vie de l'homme, la manière dont il mène son existence, dont il choisit de vivre avec les autres, dont il construit son savoir..., si c'est lire, comprendre une lecture qui se veut philosophique ou qui appartient au patrimoine de notre culture philosophique, alors là oui, je fais de la philosophie avec mes élèves. Nous sommes du côté de la pratique. On pratique, on s'exerce dans ma classe. On essaye, on se motive, on cherche ensemble, on se colle au problème. On n'est pas des philosophes, on est des personnes en plein exercice. L'exercice de la pensée. De la même façon qu'on exerce notre corps à l'école lors des séances d'éducation physique et sportive, on exerce notre esprit lors des séances de philosophie : éducation psychique et sportive. Certes, on l'exerce en mathématiques, en sciences, en étude de la langue (grammaire), mais ici encore mieux car on est au plus près du langage, de la maîtrise de la langue. Il n'y a pas de savoirs positifs qui conditionnent notre apprentissage en philosophie. Kant n'a pas plus raison que Hegel. Il faut se servir des mots pour penser, voilà pourquoi l'école doit s'intéresser à la philosophie, car la maîtrise des mots est l'affaire de l'école.
Philosopher, c'est donc apprendre à maîtriser la langue. Chaque modalité de conception de cette pratique pose alors des questions didactiques auxquelles il faut apporter des réponses provisoires pour commencer à pratiquer, faire de la philosophie à l'école. Faire de la philosophie à l'école réclame l'adoption d'un protocole en continuelle évolution, le protocole évoluant avec la réflexion de l'enseignant.
J'ai fait le choix de lier dans cette pratique le dire, lire, écrire, tout cela pour assurer l'émergence d'une pensée construite et critique chez l'élève. On dit mieux en lisant des textes à portée philosophique de même qu'on écrit mieux. Et on écrit mieux quand on a déjà essayé de dire. Les interférences sont donc riches pour faire progresser l'élève dans sa maîtrise de la langue et dans le développement de sa pensée. Or il faut toute cette richesse méthodologique pour qu'un élève puisse approcher la philosophie à un si jeune âge. Langage et pensée sont en effet largement intriqués, fonctionnent l'un avec l'autre, l'un conditionnant la qualité de l'autre et réciproquement.
Protocole liant lectures, débat et production d'écrit (70 minutes)
J'ai donc développé un protocole à plusieurs variables (en fonction du niveau de classe) pour cette pratique. De façon schématique, le voici :
- lecture par l'enseignant de deux ou trois textes à portée philosophique (choix de textes bien précis faisant partie d'une bibliographie bien précise) - 15 min.
- problématisation par les élèves de ces textes pour formuler des questions philosophiques - 15 min
- choix par vote collectif d'une question qui va être débattue - 5 min.
- débat organisé sur cette question - 20 min.
- retour réflexif sur le bon déroulement du débat - 5 min.
- production d'un écrit personnel sur la question débattue - 10 min.
- lecture de ces écrits par un petit comité pour choisir ceux qui seront retenus pour le cahier numérique de la classe (en temps informel, après la séance)
Lectures
J'amène donc des lectures à portée philosophique en classe (Les philo-fables de Michel Piquemal, par exemple). Il s'agit toujours de textes courts qui abordent une notion philosophique (la mort, le mal, la nature, etc.) avec une part implicite du point de vue de la compréhension très importante, et c'est ce qui rend la lecture précieuse, puisque les élèves vont pouvoir alors sentir le problème, le conflit que rencontre la pensée. Il ne faut pas des textes univoques, ou s'ils le sont, il faut aussi apporter des textes qui disent le contraire (qui nous font conclure sur l'idée inverse ou sur une toute autre idée). La confrontation nourrit les élèves, élargit leurs possibilités en termes d'opinions, première étape pour commencer à penser. Ils commencent alors à voir que ce n'est pas si simple.
Problématisation
Ils quittent alors cette lecture pour aller chercher en groupe les questions philosophiques sous-jacentes au problème rencontré dans les textes lus. Ils problématisent. Ils discutent à 4-5 sur la bonne formulation des questions qui amèneront à réfléchir la classe ensuite lors du débat sur ce qui a posé problème dans les lectures. Nous évaluons ensemble ensuite la philosophicité des questions écrites sur des affiches. Nous catégorisons les questions sous la dénomination "question philosophique" si la question parle de l'homme en général, si elle nous fait réfléchir et si on est sûr de ne pas trouver la réponse dans un livre (ce qui élimine les questions scientifiques). Si un savant spécialiste de la question peut nous répondre quasi immédiatement, alors la question n'était pas philosophique.
Vote pour une question
Les élèves votent une seule fois et pour une seule question, celle à laquelle ils aimeraient bien répondre ou celle à laquelle ils aimeraient bien avoir une réponse.
Le débat
- il concerne toute la classe assise en cercle sur des chaises ;
- il est fortement guidé ;
- il est enregistré, réécoutable sur le cahier numérique de la classe ;
- un secrétaire prend des notes, et sera chargé ensuite d'élaborer une synthèse à l'oral à la fin du débat, à l'écrit à un autre moment ;
- un distributeur de parole gère l'intervention des discutants ;
- je n'interviens pas du point de vue des idées (sauf s'il y a un irrespect notoire exprimé). Je suis donc d'une certaine manière absente, place est faite aux idées des élèves et non à celles de l'enseignant. Je dois dire d'ailleurs que les élèves ne m'ont jamais demandé ce que je pensais du problème. Ca ne leur est jamais venu à l'esprit d'avoir mon avis sur la question ;
- j'interviens du point de vue de la méthode : je fais argumenter, exemplifier, je mets en relation les différentes interventions des intervenants, je valorise certains chemins engagés pour les faire se poursuivre en vue d'un approfondissement, je relance, je renverse, je mets en péril. En revanche, de ce côté-ci, je suis extrêmement présente ;
- à noter enfin que la classe est disciplinée plus qu'ailleurs lors de cette phase de la séance. Le silence et l'écoute qui y règnent sont sidérants. Je pense que cela est dû au dispositif (l'organisation rigoureuse dont ils font eux-mêmes partie avec l'existence des rôles), et à l'exigence que les élèves se donnent eux-mêmes pour réussir ici. Le travail de la pensée y est si difficile que les élèves sont dans un état de réflexion faisant croire à une sagesse au sens trivial du terme - peu ordinaire. L'apparente maîtrise d'eux-mêmes vient aussi du fait qu'ils sont curieux de la parole de l'autre, curieux aussi de s'essayer à l'exercice. Convoqués dans leur intelligence, ils prennent la situation - et du même coup l'effort demandé par l'enseignant
- très au sérieux.
Le retour réflexif
Il s'agit de savoir ensemble si le débat organisé comme tel a bien fonctionné, si on a respecté les règles, si on en sait un peu plus sur la question, s'il y a eu plus de participants ou moins et pourquoi. Cette auto-évaluation est importante pour faire évoluer les règles du débat si nécessaires, pour que les élèves sachent à chaque séance que le fonctionnement dépend bien d'eux.
La production d'écrit
Les élèves vont ensuite écrire leur propre réponse à la question débattue collectivement. Là il y a plusieurs possibilités. Soit les élèves résument le débat, soit ils écrivent leur pensée finale (une des idées émises par eux ou par un autre lors de la discussion), soit ils écrivent de nouvelles idées en réfléchissant à nouveau. Cet écrit est particulièrement intéressant, toujours très motivant pour eux, cela représente un moment de silence impressionnant dans la vie de la classe. La syntaxe est souvent meilleure que dans les autres productions d'écrit commandées par l'école. Certains font des listes d'idées ou d'explications. Ils emploient au fil de l'année de plus en plus de conjonctions de coordination qui les aident à penser. De même que dans le débat, il n'y a pas d'idées intimes qui émergent, je n'ai pas d'écrit intime. Ils savent qu'ils parlent ou qu'ils écrivent sur l'homme en général. Leur propre expérience ne peut être qu'une inspiration pour avoir une idée de l'homme. Ce n'est donc pas un écrit qu'on ne peut pas lire, les élèves désirent même le lire aux autres ou être lus. Ils sont fiers de leur idée ou fiers d'avoir su écrire leur pensée.
Le comité de lecture
Nommé pour une période longue - contrairement au distributeur de parole et au secrétaire qui changent à chaque débat - le comité de lecture (5-6 élèves) sélectionne les écrits les plus pertinents selon des critères que nous nous sommes donnés au début de l'année. Il faut que les écrits soient compréhensibles, révélant bien ce qui s'est dit lors du débat ou apportant un nouvel éclairage. Les textes longs sont privilégiés s'ils sont riches. L'auteur de l'écrit doit en revanche ne pas influer sur ce choix. Ces textes sont ensuite tapés à l'ordinateur par le groupe des "informaticiens" (à un autre moment de la semaine) pour être mis en ligne sur le cahier numérique.
Impact d'une telle pratique
Outre les progrès faits dans la maîtrise de la langue grâce à un entraînement rigoureux et hebdomadaire, les élèves développent des compétences du point de vue de l'apprentissage de la citoyenneté. Il règne un respect dans les séances de philosophie qui imprègnent peu à peu les autres moments de la vie de la classe (respect de la prise de parole, respect du contenu de ce qui est dit dans la classe). La position de l'enseignant aussi est finalement la même au cours des séances de mathématiques ou d'histoire : on avance ensemble pour savoir, je vous donne les moyens de savoir mais je suis plutôt en retrait. Je guide, j'anime, je mets en situation, mais c'est vous les acteurs. L'enseignant adopte ouvertement une position qui est celle de faire confiance à ses élèves en les rendant responsables de leur savoir. Les élèves se saisissent de cette approche pour considérer l'école d'un autre point de vue : le lieu où je me construis, moi et mes savoirs, le lieu où je suis valorisé malgré mes difficultés, le lieu où j'ai la parole si je suis des règles de vie collectives.