Revue

Socrate au travail !?

Je vais commencer par me présenter, pour que vous sachiez d'où je vous parle, ce que je suis, et ce que je ne suis pas.
Puis je décrirai rapidement quelques actions que l'ANACT (Agence Nationale pour l'Amélioration des Conditions de Travail) m'a proposé de mener pour des entreprises en tant que philosophe : animation de rencontres entre partenaires sociaux, problématisation philosophique ouvrant des débats sur la valeur-travail, le sens du travail et ses raisons d'être dans des cadres où l'aspect "intellectuel" du travail est peu considéré. Je veux montrer quel rôle j'ai joué, en tant que philosophe, animateur de débat et médiateur entre les partenaires sociaux.
Je développerai enfin une courte réflexion sur le rôle du philosophe dans l'univers impitoyable du capitalisme : est-il encore philosophe ? Peut-il ou doit-il rester neutre ? Est-il utile ? Rapporte-t-il ? Qu'attend-on de lui ? Doit-il répondre à ces attentes ? S'agit-il de prostituer la philosophie, vendue au capital ; au travailleur ? Ou de la rendre (enfin) utile ?

Présentation

Je ne suis pas dans une démarche de philosophe pour gagner ma vie, mais pour sauver ma peau. C'est une véritable vocation qui m'est née il y a vingt ans : j'envisageais très rationnellement de me suicider, quand je suis tombé sur le Traité du désespoir d'André Comte-Sponville, qui m'a donné les moyens de penser autrement le sens de la vie. Très naturellement, je me suis inscris à la Sorbonne, pour suivre les cours de ce philosophe et d'autres. J'ai poursuivi mes études jusqu'au doctorat, quand le phénomène des cafés philo m'en a détourné : ravi par ces fantastiques occasions de philosopher, je séchais mes cours de préparation à l'agrégation pour préférer animer des débats ouverts à tous (j'en animais cinq par semaine dès 1995). Ces débats m'ont permis de rencontrer du monde, et des mondes différents. Comme j'y faisais la preuve en direct qu'il suffit de s'y mettre pour penser ensemble, on m'a proposé de travailler pour des publics intéressés et intéressants : je suis devenu animateur de débats dans des lieux divers et variés (centres culturels, théâtres, lycées et collèges, associations, cafés, radios, médiathèques, entreprises), médiateur, formateur en éthique médicale, professeur de philosophie de l'éducation pour des éducateurs et des assistantes sociales... enfin je suis revenu au "vrai" métier de professeur de philosophie en lycée.

L'A.N.A.C.T.

Depuis quelques années, l'Agence Régionale pour l'Amélioration des Conditions de Travail de Normandie (il y en a une dans chaque région de France) m'a permis de travailler pour les entreprises, mais non pas en entreprise. J'ai animé des débats dans des cadres le plus souvent ouverts à tous : il s'agissait de rassembler des partenaires sociaux (patrons, syndicats, médecins du travail, politiques...) dans une salle de cinéma public, de projeter un film (par exemple Stupeur et tremblements) et d'animer un débat (par exemple sur la culture du travail) centré sur une brochette d'experts (un PDG, un représentant d'un syndicat, un politique...) face à la salle, et AVEC la salle. L'avantage de ce rassemblement en un lieu neutre est que tous s'y trouvent sortis de leur cadre, obligés d'entendre et de comprendre les multiples avis, sans déférence obligée.

"Socrate au travail" : est-il encore philosophe ?

Oui, si et seulement s'il garde la posture de Socrate : il ne vient pas donner une leçon, au contraire, il est en quête de sagesse, et interroge en vue de comprendre.

Oui s'il ne vient pas seulement pour prendre sa part du "gâteau" : l'intérêt doit être de mieux comprendre les problèmes de l'entreprise, donc des Hommes. Il ne s'agit pas de vendre des doctrines tirées de tel ou tel auteur, mais de rester un disciple posant les questions ''candides''. Le rôle du philosophe est aujourd'hui trop ambigu pour qu'on ne doive le rappeler : on considère trop rapidement que le philosophe est un professeur, un guide. Il faut se garder de répondre à une demande de contenu qui ne servirait à rien.

Peut-il (ou doit-il) rester neutre ?

Oui et non. Oui, parce que s'il arrive avec ses préjugés pour faire une leçon de philo, il est lourdingue. Philosopher, ça n'est pas prêcher - il faut le préciser parce que la plupart des hommes qu'on appelle philosophes aujourd'hui sont des professeurs et des auteurs, qui tiennent des discours brillants et édifiants. Ils ne viennent pas pour apprendre, ne sont pas comme Socrate, interrogeant en se déclarant d'emblée incompétent ("la seule chose que je sais c'est que je ne sais rien"). Ils arrivent, balancent leur vision du monde, et repartent. Il me semble que cette attitude n'est pas philosophique. Philosopher consiste à d'abord écouter, pour réfuter des préjugés, s'étonner, se remettre en question, user de son sens critique. C'est en ce sens qu'il faut à la fois rester neutre et ne pas l'être : je suis neutre au sens où je n'ai pas de thèse à vendre, où je ne viens pas prêcher. Mais on ne me demande pas pour autant de jouer un "simple" rôle d'animateur, de "journaliste", dont la pseudo neutralité consisterait à adhérer d'emblée à n'importe quel discours : je suis là pour "embêter", déranger, remettre en question les certitudes illusoires, interroger sur le sens et les pratiques.

Le philosophe est-il utile ?

La philosophie est plus qu'utile : elle est absolument nécessaire. Mieux encore : salutaire.

Le philosophe est utile à l'entreprise parce qu'il peut poser des questions ''candides'' sur le sens de l'action de chacun, en tant qu'Homme. Il est utile de ne pas rester le nez sur le guidon, de s'interroger sur le sens qu'on donne à ses actions, sur les valeurs que nous portons.

Le philosophe n'est pas ''utile'' au sens technicien du terme : un philosophe n'est pas là pour expliquer comment telle entreprise va pouvoir "gagner" tel marché. Il ne faut pas considérer pour autant qu'il n'est qu'un passant curieux, qui ne fait que passer, se distraire et distraire des oisifs : il n'est pas un "intervenant culturel".

Travailler, c'est exister - même à l'usine. Si et seulement si le travail est créateur (utile) : il s'agit de faire quelque chose de soi, et du monde. Mais cela n'est hélas vrai que du travail productif, du travail où j'organise, j'élabore, je contemple le résultat de mon labeur : cela n'est vrai que pour le travail accompli avec conscience.

Le travail est sain parce que le travailleur sait qu'il est utile : il tire une véritable joie de ses efforts, il travaille consciencieusement, il aime son travail donc le fait bien, et inversement : c'est parce qu'il le fait bien qu'il aime son travail.

Or on ne demande pas toujours au travailleur de "bien faire", mais seulement d'agir d'une façon très cadrée, souvent coercitive. Il arrive fréquemment que le travail consciencieux, fait avec un véritable souci de perfection, soit dévalorisé. Alors le travailleur est démobilisé, la dépression le guette. Normal : il n'est plus dans un cadre sain. "On bosse comme des malades" dit-il. Et ici le philosophe est aussi utile que le médecin, parce que le travail a perdu son sens. Le travailleur, considéré comme une ressource humaine, n'existe plus en tant qu'humain. On n'a pas le temps d'écouter chacun : ainsi naissent les pathologies "modernes", de ceux qui n'existent plus au travail. ''Le travail, c'est la santé'', parce que ça n'est pas pour les malades : on pousse vers la porte ceux qui décompensent. Ceux qui tentent de s'accrocher désespérément vont "morfler" (un "bon cadre" doit avoir "un bon cancer" vers 40 ans), se tuer au travail - parce que sa vie a perdu son sens. Les consciencieux, qui prônent quelques valeurs, ceux qui, par amour du métier, voudraient améliorer leurs conditions de travail, sont ceux qui craquent devant la montagne à soulever. Tous ceux qui s'investissent réellement dans le travail se prennent l'organisation (désorganisante !) du travail "en pleine poire". Les autres trichent, se réfugient dans le braconnage, la quasi délinquance, enfouissant leurs pratiques dans la lutte des classes ou l'honneur des cadres... Être sain suppose d'être moralement porté par un environnement sain. Un travailleur n'est pas qu'un paquet de muscles ou un logiciel brassant des chiffres : c'est un être moral, il est porteur d'une proposition de monde, pour reprendre le mot de Ricoeur. Mais le monde du travail n'a pas d'oreille.

On accuse facilement le philosophe d'être abstrait, idéaliste, on lui oppose le monde de l'entreprise, qui, elle, serait efficace, concrète. C'est l'inverse qui est vrai : rien n'est moins trouble que la légitimité des logiques portées en entreprise. Les pertes de sens s'enchaînent, dans l'encadrement même.

"On travaille pour quoi ?" La question revient à chaque fois. Pour une accumulation pure d'une richesse virtuelle ? L'objectif visé par l'entreprise n'a souvent aucun sens pour l'employé, qui peut considérer ses supérieurs comme des malades mentaux. Le travail sain c'est l'effort utile, la contribution à l'amélioration d'un monde commun. Rien à voir avec les "valeurs" en cours dans le management, où l'on déconcrétise à fond, jusqu'à ressembler à une secte - les sectes sont d'ailleurs de plus en plus présentes dans les entreprises.

Que faire ? Question philosophique !

Exister : la solution sera existentielle. La solution soixante-huitarde consiste à "ouvrir sa gueule", mais le manager répond "communiquer" : des flots de paroles... pour ne rien dire. Le verbiage aussi est nocif. Il faudrait un espace de parole vive, de respiration. Contre l'instrumentalisation des humains, gardons la volonté de construire des espaces dans lesquels chacun puisse amener du sens, pour permettre enfin la reconnaissance des travailleurs par eux-mêmes, sans chercher à être nécessairement performants : qu'enfin le premier projet soit de bien vivre !

L'entreprise a besoin de la philosophie quand le travail n'est plus que l'instrumentalisation des hommes, la négation du for intérieur (vous savez, ce petit tribunal intime qui vous permet de juger, d'affirmer... d'exister !), quand le travail, c'est la maladie de la conscience.

Le philosophe rapporte-t-il ?

Pas sûr : son objectif n'est pas le profit, mais l'humain. Quand un travailleur philosophe, il ne cherche pas à être nécessairement performant : son premier projet est de bien vivre. Mais à long terme l'entreprise est gagnante : il est plus intéressant de disposer de travailleurs vivants, et même vifs. Un travailleur mort ne rapporte rien.

Ajoutons que la question est perverse : se demander ce que rapporte un philosophe, c'est aussi pertinent que de se demander si de bonnes conditions de travail sont rentables : certains montrent que l'ergonomie fait gagner en efficacité, d'autres prétendent que le confort coûte tandis que la souffrance est productive. Une bonne entreprise n'est pas celle qui offre de bonnes conditions de travail parce que ça rapporte, mais parce que c'est humain.

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