Philosopher du côté de l'élève et avec lui
Le propos de mon intervention porte sur l'accompagnement que j'effectue auprès des élèves de deux classes terminales ST2S et TES au Lycée St Lazare à Autun, pour qu'ils construisent peu à peu les critères d'évaluation de la dissertation philosophique. Pour ce faire, je me place délibérément du côté de l'apprenant. Plus précisément, c'est son activité, ses attitudes, ses réactions, son comportement qui m'intéressent et conduisent mes interventions. C'est toujours de lui que je pars, vers lui que je reviens.
S'il m'arrive d'assurer des séquences magistrales, formatives, de conseils ou de prescription, c'est le plus souvent à partir d'une demande de l'élève. Je me centre de manière inconditionnelle sur lui pour le mettre en valeur et l'aider à s'affirmer, sachant le lien étroit qui existe entre estime de soi et engagement dans l'apprentissage. Même si je suis "très présent", je tâche, le plus souvent d'être en retrait, au service de l'élève, pour le laisser advenir à lui-même. Je suis alors en empathie et écoute active (C. Rogers). Cela exige de ma part une tension et une disponibilité permanente, une vigilance à maintenir cette dynamique entre contrainte et créativité, production et développement.
Je passe, en effet, à cet égard, d'une logique de transmission de savoirs à une logique plus réflexive et formatrice (cf. Nunziatti N., 1979), où le sujet se construit en interaction avec autrui, ses camarades, l'enseignant, les référents.(Gfen, Vygotsky L S 1934,1985).
C'est, dans le monde de l'enseignement en général, celui de l'enseignement de la philosophie en particulier un changement complet de paradigme et de posture que certains, comme Michel Tozzi ou d'autres, membres du GFEN, notamment Nicole Grataloup ou Hélène Degoy, ont initié.
C'est déjà dans une logique d'apprentissage que s'exprimait ce même Michel Tozzi,en parlant des élèves où, disait-il, "j'ai réfléchi aux méthodes pour les mettre tous à un moment ou à un autre, en situation philosophante, où je mets en oeuvre des dispositifs avec vigilance par rapport aux individus et au groupe classe, où les consignes qui organisent les tâches sont comprises, et où il y a des productions individuelles et collectives finalisées par une activité de conceptualisation, de problématisation et d'argumentation"(CRDP de Lille, juin 1991).
C'est dans cette double perspective d'accompagnement pour moi-même et d'apprentissage pour l'élève, que je situe le compte-rendu ci-dessous de trois séquences d'enseignement, réalisées en septembre et octobre 2008, qui portent sur la construction, par les élèves, des critères d'évaluation de la dissertation philosophique.
1) La première séquence invite les élèves, par le biais, certes archi-visité, de la représentation picturale de l'allégorie de la Caverne (L.VII, La République) de Platon, à se confronter aux exigences de précision, de cohérence et de rigueur sollicitées ensuite dans l'exercice de la dissertation.
Parallèlement, lors de cette séquence, ces mêmes élèves expérimentent l'ascension intellectuelle plus ou moins douloureuse que constitue le travail de déchiffrage de l'allégorie, et celui de sa traduction en concepts. Ce travail, nous le verrons, ne va pas de soi, mais inaugure pour beaucoup une sorte de catharsis nécessaire aux futurs apprentissages propres à la dissertation.
2) La seconde séquence prend la mesure du travail d'écriture des élèves à partir du compte rendu de la signification de quatre situations repérées dans l'allégorie :
- l'état d'ignorance, la manipulation, l'ascension douloureuse, la sortie libératrice.
3) La troisième séquence a pour objet le suivi du travail de recherche que réalisent les élèves pour identifier et construire, à partir de la photocopie d'une copie d'un(e) candidat ayant obtenu 18/20 au baccalauréat 2008, les compétences attendues, exprimées ou non, elles-mêmes déclinées en critères puis en indicateurs observables dans cette même copie.
Séquence 1 : être vigilant, c'est difficile
Les vingt-cinq élèves filles de cette classe de TST2S, ont précédemment défini la philosophie par la méthode d'induction guidée centrée sur l'identification de questions contrastées (cf. France Rolin, 1979), en lien avec leur programme.
La présente séquence a pour objectif qu'ils s'approprient la vigilance préalable à l'exercice du philosopher, notamment en les focalisant sur les exigences de précision, de cohérence et de rigueur. D'emblée, dans mes propos et dans le retour que je fais aux élèves sur leur activité, j'insiste sur ces exigences. Ainsi, par questionnement interactif, nous précisons que le texte étudié est une allégorie et non un mythe, et je fais prendre en compte, par écrit, cette distinction, aux élèves, à partir des définitions respectives. De même, nous convenons que la source exacte de l'extrait étudié est le livre VII de La République de Platon, et non l'allégorie de la Caverne.
Le lien peut, alors, être fait de manière plus pertinente, avec la demande que je leur adresse de représenter, par un dessin, l'extrait proposé, en insistant sur les exigences précitées, de précision, de cohérence et de rigueur. Il s'agit, dans un premier temps pour les élèves, de mettre en regard ce qu'ils dessinent et ce que dit le texte, puis d'interroger cette éventuelle correspondance, en la confrontant à celle de leur voisine puis des autres élèves. Le débat peut alors avoir lieu, où chacun justifie son point de vue, la lecture du texte servant de référent. Je provoque à cet effet l'implication, en accueillant les réponses verbales ou non verbales, et en "rebondissant" sur celles-ci. Ainsi, le dessin doit-il, comme le propose une élève, figurer un cadre fermé alors que le texte précise : "ayant sur toute la longueur une entrée ouverte à la lumière".
Est-ce une vue virtuelle d'avion ? Mais alors, comment peut être représentée "la route élevée" ou "le feu sur une hauteur" etc., exemples de remarques et questions issues de la réflexion des élèves que je prélève individuellement et redistribue à l'évaluation collective. Je profite de cette première phase pour faire observer aux élèves, d'abord intéressées par l'aspect ludique de l'exercice, puis par la confrontation entre ce qu'elles dessinent et ce qui est dit, qu'on requiert de leur part une grande vigilance (qui fait manifestement défaut à beaucoup d'entre elles). Je précise alors que philosopher commence par ce même exercice de précision et de rigueur intellectuelle.
L'objectif de cette séquence est double :
- initier l'élève à une lecture attentive
- transférer, si possible, la construction de cette attitude au niveau de la démarche initiale de décryptage d'un sujet de dissertation ou d'un texte.
Cette invitation à la vigilance semble, pour certaines, porter ses fruits. Ainsi, une élève me questionne sur le sens de la deuxième virgule dans la phrase : " Figure toi, maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toutes sortes, qui dépassent le mur." Faut-il comprendre que seuls les objets dépassent le mur ou que les hommes sont aussi concernés ? Autre question d'une autre élève : " le feu peut-il être à l'extérieur ?". La première question que je répercute à la classe entière fait débat. Nous tombons finalement d'accord sur le fait que la place de la virgule indique que ce sont les objets qui dépassent du mur et que les hommes veulent probablement rester cachés.
La deuxième question, malgré certaines réticences, aboutit à une réponse plus consensuelle : le feu ne peut être dehors, car le texte stipule que la lumière entrevue par les prisonniers "leur vient d'un feu ..." nécessairement à l'intérieur, puisque cause des "ombres projetées" "sur la paroi de la caverne...". Comment, placé à l'extérieur, pourrait-il éclairer l'intérieur de la caverne ? etc. La validation des réponses s'opère ainsi en deux temps : le premier dans lequel je demande aux élèves de confronter les questions à ce que dit précisément le texte ; le second à partir du débat collectif qui s'instaure où j'interviens comme régulateur, voire reformulateur des réponses proposées. Dans cette phase très particulière où les élèves s'expriment, apprennent à écouter l'autre et à lui répondre, ce qui n'est pas si courant par ailleurs, j'incite à cette écoute active, à l'entraide pour construire en quelque sorte ce que Le Bouedec nomme "une mutualité coopérative" (p. 149) en n'étant plus, selon la formule de Guibert, "un maître mais, un questionnant" (p.230 in Cros F., 200).
Au terme de cette séquence, les élèves définissent oralement les compétences entrevues transférées à l'exercice de l'écrit. Je transcris au tableau le résultat de leurs propositions, pratiquement telles quelles. Être précis c'est ainsi , pour eux, "aller dans les détails", "choisir au mieux le vocabulaire", " le plus approprié à ce que l'on veut exprimer ". Être cohérent, c'est "faire attention à la structure du devoir", aux "espaces", aux "paragraphes", "ne pas se contredire sur le fond", " être logique sur la forme", avec la présence de "connecteurs logiques", de" transitions", de "bilans" etc. ; ces définitions font l'objet d'une prise de note.
J'avertis les élèves de l'importance de la construction de ces compétences dans la perspective de l'examen et prochainement, en vue de disserter. Ce qui m'intéresse ici est de prolonger, en les transférant si possible à l'exercice d'écriture, les exigences de précision, de cohérence et de rigueur entrevues préalablement. Je demande alors "pour la prochaine fois" aux élèves :
- d'identifier les quatre situations vécues par les hommes selon Platon : (l'état d'ignorance, la manipulation, l'ascension douloureuse et la sortie libératrice) ;
- de rendre compte par écrit pour chaque situation de la correspondance entre ce que dit le texte et ce qu'il peut éventuellement signifier.
Séquence 2 : bien écrire, pour moi et avec l'autre
L'objectif de cette deuxième séquence se centre sur l'accompagnement de l'auto et de la co-évaluation des productions écrites des élèves. Dans cette deuxième séquence d'apprentissage, figurent les prestations de deux classes :
- la TES, petit groupe de cinq élèves, que j'ai tendance à considérer comme "un laboratoire de recherche en innovation et essais", mais avec toutes les réserves que l'on peut émettre quant aux conclusions ensuite énoncées, compte tenu de la taille du groupe concerné.
- La TST2S composée de vingt-cinq filles, aux parcours scolaires assez contrastés.
Je rappelle aux élèves l'objectif poursuivi : écrire de manière cohérente et précise. Le déroulement et les consignes de la séquence sont à observer scrupuleusement : une élève lit, lentement et à haute voix, les autres écoutent activement ; chacune ensuite tente d'évaluer la production (l'élève, ses camarades, le professeur).
Dans cette posture d'accompagnateur, j'utilise alors fréquemment un outil précieux, cher au monde de la " formation": le questionnement d'explicitation selon P. Vermesch (1994).
Exemple à l'issue d'une lecture par un élève de sa production écrite :
- les élèves : c'est bien, on comprend bien.
- moi : mais encore ?
- une élève : M. choisit bien ses mots ; c'est un langage correct.
- moi : correct, comment ?
- la même élève : et bien les termes sont précis ; ça roule !
- moi : quand tu dis : "ça roule" que veux-tu dire ?
- l'élève : on comprend tout, il n'y a pas de lézard !
- moi : d'accord ! et d'une phrase à l'autre ça roule
- une autre élève : peut-être que M. aurait pu utiliser plus d'outils de liaisons.
- moi : combien en utilise-t-elle ?
- les élèves : ...
- moi : M., relis ta production.
M s'exécute
- l'auditoire : il n'y a pas d'outils de liaisons.
- moi : alors M. quel bilan fais-tu ?
- l'élève : c'est sûr, il faudrait que je lie mieux mes phrases.
- moi : ton bilan ?
- l'élève : plutôt pas mal sur le fond, la forme c'est à revoir.
- moi : bon, alors note cela dans la marge et ...corrige ; que proposes-tu ? etc.
Les élèves, lors de cette séquence, expérimentent (pour certains, manifestement pour la première fois) un état de grande vigilance. Il s'agit en effet, d'être à l'écoute de ce qui est lu, ce qui n'a rien d'évident quand on sait que la majorité des élèves d'une classe a un style cognitif à dominante visuelle. Il leur faut alors fournir un effort intense de concentration pour être ouvert et réceptif à un discours qui a, certes, l'avantage d'être celui d'un(e) camarade (en ce sens, l'affiliation peut favoriser cette écoute), mais qui est aussi et surtout celui d'un autre qui n'est pas soi sans être le professeur. Dans le même temps, cette écoute vise un traitement de la parole verbale et écrite en fonction des critères d'évaluation proposés.
Il faut ensuite pour l'auditoire ou l'élève concerné, non seulement tenter d'évaluer cette production, "dans sa tête" mais, activité autre, la reformuler oralement, l'évaluer, expliciter. Cette co ou auto-évaluation a le mérite, me semble-t-il, de centrer l'élève sur l'activité réflexive nécessaire en cours de philosophie, activité en partie transférable lors de l'examen d'un énoncé ou d'un texte, par exemple. Ce travail d'analyse engage l'élève, sur le vif et sans médiation, dans l'identification des opérations et des processus mentaux à actualiser en tant que préambule au philosopher. Ce faisant, il apparaît qu'on joue, sans perdre de temps, à la fois sur l'appropriation incontournable des contenus philosophiques et sur la manière dont ces contenus peuvent être intellectuellement appréhendés.
C'est pourquoi je ne dissocie jamais, avec les élèves, les objectifs notionnels portant sur les contenus d'enseignement, et les objectifs méthodologiques qu'il leur faut s'approprier. Je leur présente ainsi l'allégorie de la Caverne comme un texte de référence en lien étroit avec les thèmes du programme que sont la philosophie, la vérité, la perception, le réel, le rationnel, etc. Je tente, par la même occasion, de leur faire comprendre que c'est également un excellent moyen pour progresser dans l'exercice de l'écriture, notamment dans le registre "précision et cohérence", dans l'optique de l'examen. L'analyse et les bilans lors de cette auto et co-évaluation peuvent être alors très contrastés d'un élève à un autre. Pour autant, le passage en revue des différentes prestations écrites peut fournir le matériau préparatoire à la recherche des critères d'évaluation de la dissertation.
À partir de la stratégie pédagogique précédemment évoquée, le groupe, l'élève et moi-même relevons chez les élèves de TES.
Chez Charlotte, un discours lapidaire, suggestif, assez "pauvre", qu'il lui faut avant tout expliciter (les élèves disent, au départ, "développer" ) ;
Chez Valentin, un discours descriptif qui en reste à ce "qui est dit", avec pas ou peu d'analyse. La consigne et le conseil négocié avec Valentin seront de passer du descriptif à l'analyse, en traduisant avec d'autres mots ce que peuvent signifier "enchaînés", "ombres", "lumière", "route élevée" etc. ;
Chez Carole, qui possède "une belle qualité d'écriture", sur le fond comme sur la forme, avec cependant parfois quelques "redondances" et "confusions", je conseille alors plus de concision, terme préalablement défini par les élèves comme "exprimer précisément ce qu'on veut dire sans en rajouter". Elle-même s'engage à supprimer ce qui est redondant dans la réécriture.
Chez Dounia, au style "télégraphique", sans liens, et aux contenus essentiellement descriptifs, on demandera que son texte remanié soit plus cohérent et exprime une analyse.
La prise en compte de cette "collection" d'écarts, par rapport à une norme construite ensemble, a l'avantage d'être le reflet actuel et singulier du niveau d'apprentissage de cette classe, à une certaine période de l'année.
Il nous faut ici "prendre les élèves tels qu'il sont" (selon la formule de Michel Tozzi), ce qui inclut tels qu'ils font. Or ces productions, souvent plus que modestes, sont toutefois l'objet d'une prise en considération, d'une évaluation, sans jugement de valeur. Cela conforte me semble-t-il l'élève dans son désir d'apprendre et de progresser, dans la mesure où ce qu'on lui propose est d'abord un retour permanent sur sa propre activité par le biais de l'auto et de la co-évaluation. Il apprend, au départ avec une certaine perplexité voire étonnement, que ce qu'il produit est source d'intérêt pour tous, que c'est même ce qui fonde la progression du cours. Impossible alors de ne pas se sentir concerné, voire, malgré la nouveauté, de ne pas s'engager dans l'activité.
Confrontées au même type de travail d'écriture sur le même texte, les élèves de ST2S manifestent de réelles difficultés. À la question "Qu'avez-vous réellement fait ?", quatre élèves répondent qu'elles n'ont rien produit, une par négligence, "mauvaise volonté", trois autres parce que l'exercice leur paraissait insurmontable, "trop difficile". L'écriture ne va pas de soi, surtout quand elle n'est pas, dans cette section, le résultat d'une dictée ou d'un recopiage permanent. Alors, dans la perspective d'une progression, je tente d'ouvrir cet exercice d'écoute - évaluation, en nous centrant (la classe et moi même), sur une production que je suppose "minimaliste".
La première élève interrogée, Yasmine, nous propose deux formules quelque peu générales, sans lien. La classe, par l'intermédiaire de quelques élèves, observe cette absence de cohérence sur le fond comme sur la forme, qui donne lieu pour l'élève écoutée à un travail de réécriture de sa production, à partir du questionnement préalable puis des conseils et consignes alors prodigués : à ce titre, l'élève doit transformer son texte pour rendre compte précisément de ce qui est dit et lier davantage les phrases.
Deuxième production : Maud. Après écoute active de la classe, j'interroge les élèves sur la production, qu'ils évaluent "plutôt bonne", avec des "termes bien choisis", ce qui fait qu'on "comprend bien". Par contre, "le texte n'est pas présent". Les élèves peu à peu s'habituent au protocole : le questionnement après la lecture, les réponses à fournir en lien direct avec les critères construits ensemble, puis la réécriture.
Troisième production : Laurie. L'élève produit un discours paraphrasé sur le texte lui même, sans analyse. D'emblée, par contraste, la classe dans son ensemble (les réponses fusent) observent cette caractéristique du discours proposé, d'où les conseils après questionnement (qu'est-ce qui manque ?) de produire avec cette description du "lien" et une" "analyse" du texte.
Quatrième production : Ludivine. Elle arrive à propos. Son discours, sans être parfait, propose une véritable analyse du texte. J'invite la classe à reprendre l'exemple de cette production en tentant de l'améliorer, ce qui se fait en modifiant à partir des propositions des élèves certains termes et connecteurs logiques. Les élèves apprécient apparemment cette réécriture collective qui pourtant ne leur appartient pas, même si elles réitèrent, dans le même temps, leur demande que je produise moi-même l'exercice,
À cela, je réponds, que sans vouloir me "défiler", je pense qu'il est meilleur pour elles qu'elles continuent d'écrire et de progresser par elles-mêmes et que cette habitude est le plus sûr garant pour être sereines à l'examen, puisqu'elles possèderont alors cette autonomie à écrire. Pour clore cette séquence, je demande à une cinquième élève de lire à haute voix et lentement sa production. J'avais remarqué depuis le début de l'année, la vigilance et la participation particulièrement assidue de cette dernière. Je fais donc le pari que sa production se rapprochera plus ou moins de ce qui est demandé.
Pari réussi : avec un développement conséquent, un lien manifeste et pertinent entre description et analyse (même si j'interviens par questionnement pour éclaircir un passage quelque peu confus), Aurélie s'en tire plutôt bien. Toutes les caractéristiques de sa production sont alors relevées avec une certaine facilité par la classe. Je rassure ensuite les élèves sur le fait qu'un document écrit analysant l'allégorie de la Caverne leur sera proposé à la fin du cours qui fera office de synthèse. Certaines élèves me demandent néanmoins de reprendre chaque "situation" évoquée dans l'allégorie et de traduire leur signification, ce que je fais de bon gré, en indiquant à la classe que ce rappel-synthèse doit être l'objet d'une prise de notes et ne correspond pas à une dictée. Pour autant, et devant la difficulté de certaines élèves, je procède très lentement, à voix haute et articulée, en suivant du regard dans sa progression toute la classe, en me déplaçant vers celles qui apparaissent être en retard d'écriture.
Le travail d'écriture qui apparaît selon les propos de certains élèves comme "très difficile", fournit le prétexte de mettre en parallèle cette difficulté, voire cette "douleur" ressentie réellement par les élèves, avec ce qui advient au prisonnier que l'on "force" à sortir de la caverne. Comme lui, je signale aux élèves qu'eux aussi résistent à gravir la pente élevée qui les conduiront vers la recherche de la vérité, celle-ci passant par un entraînement, une astreinte nécessaire pour mieux penser, et donc pour mieux aussi réussir à l'examen.
Le cours se termine sur le questionnement inopinément opéré par une élève sur la valeur de l'apparence en lien avec l'actualité de ce 25 septembre. Ainsi, précisément, les élèves se passionnent par le rôle joué par Carla Bruni dans les médias et par son influence éventuelle sur l'opinion. La première question que je pose est : comment apparaît-elle ? Comment vous apparaît-elle ? La classe, globalement, reconnaît que l'artiste chante plutôt bien, est plutôt jolie, et "n'en fait pas trop", même, si une élève trouve qu'elle fait "potiche". Comment cette apparence peut-elle éventuellement conditionner l'opinion et dans quel sens ? Certaines élèves font remarquer que Nicolas Sarkozy se sert de cette apparence pour détourner l'opinion des vrais problèmes, ou pour améliorer son image. Y a-t-il donc une fonction politique de l'image de Carla Bruni ?
- Oui, dans la mesure où elle rend le chef de l'état "plus sympathique" peut-être "moins excité".
- Oui, hier à l'ONU Monsieur Sarkozy a fustigé les responsables de la crise financière. À un moment donné, il a rappelé qu'il n'était pas de gauche, en regardant ostensiblement sa femme, mais que pour autant, "il aimait la Justice".
Ce débat en fin de cours permet, semble-t-il de faire comprendre aux élèves que le savoir, la vérité ne vont pas de soi, et que les médias, les politiques, voire les éducateurs peuvent, comme les marionnettistes de la Caverne, nous manipuler en ne nous faisant apercevoir que les reflets de la réalité. Je signale aux élèves que la pensée de Platon est donc, à ce titre, toujours d'actualité : la preuve s'il en était, cet article de Pierre Jourde que je leur distribue pour approfondissement (paru dans le n° 653 du Monde diplomatique (août 2008) intitulé : "Donner au public ce qu'il lui demande - La machine à abrutir"). L'auteur met en cause les médias, qui manipulent et conditionnent l'opinion à ne pas réfléchir.
De même, du côté de l'élève, le rapport au savoir n'est pas simple ; il est, on le sait, fonction de l'histoire de l'élève, histoire personnelle où le vécu conscient et inconscient interviennent, de même que l'appartenance sociale et professionnelle. N Mosconi, J Beillerot parlent à ce titre de "disposition intime" où "le rapport au savoir de chaque sujet singulier se constitue dans la dynamique et l'histoire de ses apprentissages et de sa formation" . Il est aussi sexué. Les filles ne se positionnent pas comme les garçons. Face à l'évaluation, elles ont tendance par leurs déclarations et attitudes à plutôt se sous-évaluer.
C'est le cas de Jennifer qui, dans l'obstruction systématique par rapport au philosopher dès ce début de l'année et décrocheuse (pas de travail rendu et incompréhension manifeste), se réinstalle récemment dans une posture d'élève plus classique (avec de grosses difficultés mais qui fait front). En effet, sa "réhabilitation" par le dessin de l'allégorie de la caverne, qu'elle a réalisée avec talent, et dont l'esthétique sinon l'exactitude a été apprécié par la classe, a eu lieu récemment. Partie d'aucune production, elle propose ce qu'elle revendique comme un travail médiocre : "J'ai fait ce que j'ai pu, mais je vous préviens, ça va être un bide terrible, une véritable catastrophe". Pour autant, à la question : qui veux lire sa production ? Jennifer sans hésiter, lève le doigt avec insistance : "Moi, je veux bien, mais...", la suite s'énonçant avec ce qui précède. Le désir d'apprendre, malgré les carences évidentes (pas de développement, difficultés d'expression et absence de liens logiques), semble ainsi réapparu chez cette élève avec une situation de réussite qui, si elle n'intervient pas directement dans la compétence à philosopher, peut néanmoins, si elle est reconnue (par ses pairs, par l'enseignant) engager l'élève dans la construction de cette compétence.
Dans cette perspective, il me paraît essentiel de proposer avec chaque élève, si possible, un véritable "contrat de confiance" où cette reconnaissance est effective. Le Bouedec (2001), parle même "d'alliance", qui est alors une manière "d'accueillir, d'écouter, de s'ajuster pour recevoir l'autre tel qu'il est, et pouvoir lui transmettre qu'il a été compris". Cette "alliance" permet la dignité de chacun, la confiance réciproque sur fond d'authenticité et de respect de l'altérité. C'est un cheminement côte à côte au service du projet de l'autre (l'élève), pour le rendre plus fort et le confirmer. Dans cette perspective, beaucoup, en grosses difficultés ou décrocheurs, aimeraient percevoir le regard bienveillant de leur professeur, pour ressentir qu'ils sont considérés comme leurs camarades plus en réussite. Cela leur permet de se réinvestir le cas échéant dans les apprentissages exigés.
La seconde élève que j'interroge prend aussi les devants par rapport au regard et à l'évaluation : "Je veux bien, mais franchement vous n'allez pas être content, ça ne va pas vous plaire". Je lui réponds, de même qu'à la classe, que si effectivement une part de plaisir et de contentement dans l'appréciation des productions intervient toujours en partie dans l'évaluation, ici il n'est pas question d'arrêter une note, mais de percevoir une progression qui, nécessairement, passe par des difficultés à surmonter. De ce point de vue, toute production d'élève est intéressante, qu'elle soit plus ou moins proche de la norme qu'on a construit ensemble. J'ajoute, en m'adressant aux élèves, que c'est l'histoire, à chaque instant, de cette évaluation qui est intéressante, car c'est celle de la classe et des productions singulières de chacune qui s'expriment et évoluent grâce au regard et avec l'aide des autres (les camarades, le professeur). Aussi n'y a-t-il pas d'élèves "mauvaises en soi", mais plutôt des travaux susceptibles d'être améliorés par les personnes concernées.
L'intervention porte apparemment ses fruits. À l'injonction "Allez, on écoute et ensuite c'est à vous d'intervenir", j'obtiens un silence d'une rare qualité, et après la première lecture de la production de Noémie, une première réaction : "C'est bien écrit mais j'arrive pas à suivre !" ; d'où ma question : "Tu n'arrives pas à suivre quoi ?", "Il n'y a pas de lien !". L'exercice consiste ensuite à repérer en quoi il n'y a pas de lien sur le fond (entre la première et la deuxième phrase), et sur la forme (l'opposition entre deux passages n'est effectivement pas marquée), et à remanier l'écriture initiale. J'observe lors de cette séquence une écoute plus aigue, et une participation accentuée. Il semble que les nouvelles attitudes d'écoute parallèle, de relevé-sélection des informations en fonction des critères proposés, puis d'évaluation-prise de décision se construisent et se fortifient peu à peu.
Le troisième passage étudié, celui de Pauline, confirme cette hypothèse. Je demande à l'élève de lire à haute voix, lentement en articulant pour toute la classe le passage complet. La classe semble prendre en compte les contenus proposés. Un silence de quelques secondes se fait alors, puis à ma question suggérée : "alors ?", une élève repère la confusion faite par la lectrice entre les adjectifs "intelligente" attribuée à la théorie platonicienne et "intelligible", qui rend compte de la capacité qu'à l'intelligence à apercevoir le réel en dépassant les simples capacités de la perception.
À l'issue de cette séquence, des manifestations observables : silence complet lors de la lecture, temps de latence "dense" juste après, réponses précises et souvent pertinentes ensuite, laissent supposer l'appropriation progressive d'une posture réflexive. Pour poursuivre cette construction et dans la perspective de l'examen, je distribue à chaque élève la photocopie d'une dissertation d'un(e) élève ayant obtenu 18/20 lors du baccalauréat 2008 avec le sujet : "Peut-on désirer sans souffrir?". Les élèves ont le temps de l'étudier à la maison. La consigne est de repérer, de relever puis d'énoncer, par écrit, les compétences exprimées dans cette copie; ensuite de décliner ces compétences en critères, et ces derniers en indicateurs concrets à puiser dans les propos du candidat.
Séquence 3 : le champion de la dissertation m'invite à découvrir ses secrets
Lors de cette troisième séquence, et pour que les élèves comprennent bien cette déclinaison, je leur demande de nommer les compétences qui visuellement apparaissent en parcourant leur copie. Sans difficulté, ils citent le fait d'introduire, de développer puis de conclure comme l'ensemble des compétences directement identifiables. Je précise néanmoins que ces compétences restent formelles et qu'il nous faut aussi nous intéresser aux compétences spécifiques et internes au discours. A partir de là nous allons nommer les critères de l'introduction, exemple : "accrocher" ou sensibiliser le lecteur, définir les termes du sujet et énoncer une "problématique" : ce dernier terme exige une traduction spécifique en philosophie. Nous l'expliquons à partir d'un questionnement oral sur un sujet classique en lien avec les cours qui ont précédé : "Faut-il perdre ses illusions ?". Les élèves apprennent alors qu'une problématique constitue un réseau de questions et d'hypothèses qui éclaire, traduit, et questionne le sujet. Enfin, dernier critère normalement présent et cité par les élèves, l'annonce du plan. Je leur demande alors de mettre en regard ces critères et la réalité des contenus proposés par le candidat. D'emblée ils remarquent que "l'accroche n'est pas présente", de même que "l'annonce du plan", ce qui les fait s'interroger sur la justification de la note attribuée. Je leur réponds qu'effectivement la copie qu'il nous faut étudier et évaluer n'est pas parfaite, mais que le candidat, d'une part dans l'introduction a défini et problématisé le sujet ; et qu'il a par ailleurs exprimé et maîtrisé d'autres compétences de telle manière que j'ai pu valoriser ces dernières.
Les élèves, lors de la lecture critique de l'introduction, et en se basant sur mes remarques, observent que l'on peut même discuter voire contester les propos du candidat : ainsi en est-il de la thèse de l'opinion qui opposerait désir et bonheur, ou ensuite cette affirmation que "l'homme parce qu'il est un être doué de raison donc de désir peut s'affranchir des lois naturelles" etc.
La "bonne copie du BAC" n'est donc pas une copie parfaite. Cette prise de conscience qu'un jeune de leur âge (les filles pensent en général que c'est une copie de garçon..., les garçons confirment !), puisse, malgré ces imperfections obtenir une telle note, "désacralise" l'image du très bon candidat, le rend beaucoup plus proche, et par suite, accessible en terme d'apprentissage à viser ; beaucoup s'étonnent, cependant, du volume "ahurissant" produit (neuf pages), de l'emploi de termes inconnus ("antinomique", "contingent"), de "la culture incroyable" de l'élève qui cite "plein d'auteurs qu'on n'a jamais vu" etc.
La séquence suivante (deuxième heure) à la suite de ce qui précède a pour objectif de faire découvrir aux élèves d'autres compétences, déclinées en critères et indicateurs maîtrisées par le candidat. La lecture du début du développement est l'occasion d'un questionnement sur la ou les compétences repérées : "utiliser les connaissances, les références, argumenter". Après débat, les élèves tombent d'accord sur le fait que le candidat met assez bien à contribution un exemple "le pigeon qui mange dans tous les cas s'il a faim", et une référence d'auteur (Rousseau) pour illustrer la distinction entre l'animal lié au besoin, à l'instinct et "l'homme qui peut même en situation de mort décider de ne pas manger" et donc rompre, s'il le choisit, avec ses besoins vitaux.
Enfin je questionne les élèves sur la fonction de la dernière phrase qui clot le paragraphe : "Ainsi le désir, en nous éloignant de la nature, serait responsable de bon nombre de souffrances". Les réponses fusent sous cette forme : "mettre un point final avec l'idée du paragraphe", celle qui annonce que "le désir serait source de souffrance chez l'homme".
- Moi : Plus précisément ?
- Une élève : C'est une formule qui fait le point avec la question du sujet.
- Moi : Que conclut provisoirement le candidat ?
- Les élèves: Qu'il est donc possible de désirer et de souffrir en même temps". Peuvent-ils alors maintenant énoncer la compétence générale identifiée lors de cette lecture critique? - Une élève : Le candidat utilise bien ses connaissances au service d'une idée qu'il veut défendre.
- Moi : Certes, comment appelle-t-on l'ensemble de cette compétence ?
Après quelques hésitations, les élèves considèrent que le terme "argumente" correspond à l'ensemble de ce qui a été énoncé, ce que je valide. Trois points ou critères de cette argumentation sont alors repérés et notés : - l'énoncé de l'idée, ici "le désir serait source de souffrance chez l'homme" ;
- l'utilisation et l'intégration de connaissances, ici référence et exemple pour illustrer et expliciter l'idée (à encadrer ou à souligner précisément dans la copie) ;
- la phase d'exploitation de ce qui précède, qui a pour fonction de répondre et conclure par rapport à la question du sujet (à souligner également dans la copie).
Les indicateurs concrets sous la forme des propos du candidat correspondant précisément aux critères repérés et écrits à la suite. Le passage suivant où le candidat approfondit sa réflexion permet aux élèves de revenir sur une représentation fréquente : le plaquage des citations, des exemples, des références. Questionnés dans un premier temps sur l'utilisation de ces dernières, certains élèves affirment tout d'abord "qu'on les prend et qu'ensuite on les met dans le devoir".
L'étude attentive (à partir d'une lecture et d'un questionnement sur les procédures utilisés par le candidat) amènent les élèves à observer que celui-ci ne se contente pas de citer le mythe d'Aristophane, mais l'explicite au service de l'idée précédemment défendue : on peut fondamentalement désirer et souffrir. La prise en compte progressive de cette distinction entre plaquer et intégrer harmonieusement des références (ou des citations, ou des exemples) pour valoriser l'idée est facilitée, ici, par la véritable fascination qu'ont les élèves pour le mythe auquel le candidat fait allusion. J'en profite, alors, pour répondre aux multiples questions des élèves sur l'origine de l'amour, thème évidemment porteur. Résultat : les élèves prennent manifestement plaisir à intégrer des références, qu'un collègue de leur âge (ce qui, à mon avis, est un facteur facilitant) a bien voulu leur délivrer. On sait que le plaisir, notamment par le biais de l'influence du système limbique, est un puissant levier de la motivation en général, et par suite des apprentissages (Cf. Brigitte Chevalier "Apprendre au collège"). Au fil des séquences suivantes, les élèves rencontreront effectivement un certain plaisir à identifier d'autres compétences qui complèteront un tableau général de ce qu'il s'agit de viser et d'éviter quand on philosophe. Au delà de la clarification des critères d'évaluation de la dissertation, c'est la clarification avec leur propre mode de pensée qui se joue pour les élèves : c'est ce qui nous semble, de manière essentielle, devoir être accompagné.
Conclusion
Au terme de cette réflexion, j'observe que les élèves, par delà la construction des critères d'évaluation de la dissertation philosophique, intègrent peu à peu une culture de la pensée réflexive. Par la vigilance tout d'abord qui suppose d'être concentré, de surseoir, de suspendre son jugement ; par l'exercice de celui-ci, ensuite, en visant la rigueur, la cohérence et la précision dans l'écriture; enfin, par le repérage des critères d'évaluation en lien étroit avec la transcription de sa propre pensée, que les élèves s'habituent, au fil des exercices, à évaluer en permanence.
Une anecdote pour finir, révélatrice de la transformation de l'attitude de ces élèves en ce qui concerne la centration sur leur propre activité philosophante : deux jours après la rédaction du premier devoir, les élèves de TES me demandent où j'en suis de la correction. Je leur réponds que j'ai lu les copies sans les corriger. Leur réaction m'interpelle : ils analysent oralement ce devoir en citant pour chacun d'entre eux, avec fougue, "ce qui va" et "ce qui ne va pas". Je m'appuie sans délai sur cette dynamique pour demander aux élèves de s'auto-évaluer par écrit, en regard des repères construits ensemble. Leur restituant trois jours plus tard la copie et l'autoévaluation l'une et l'autre commentée, je leur demande, alors, d'évaluer les éventuels écarts entre mes propos et les leurs, et d'énoncer les notes qu'ils obtiennent. Avec gravité mais beaucoup de discernement, ils proposent pour leur copie la note exacte, ou très approchée qu'ils obtiennent, un peu plus éloignée pour l'autoévaluation.
Les élèves ne sont plus alors simplement des réceptionnistes et des consommateurs de savoir mais, souhaitons-le, avec le temps, des acteurs, mieux ,des auteurs de leurs apprentissages ? Quant à l'enseignant qui les accompagne, il s'efforce, comme le souligne Françoise Dolto (Solitude, 2001), de "regarder plutôt que voir, d'entendre plutôt que d'écouter".