Revue

De nouvelles pratiques philosophiques en classe de terminale au GFEN

Synthèse de la rencontre du GFEN à l'Unesco (nov. 2008)

Intervention de Geneviève Guilpain : qu'est-ce que le GFEN ?

L'ambition du GFEN est de transformer les pratiques des enseignants pour changer le rapport des enfants au savoir, à l'école, à eux-mêmes et aux autres. Les élèves ne doivent pas en effet être considérés comme des récepteurs dociles d'un savoir transmis comme un produit fini et indiscutable, mais comme des acteurs qui participent à la construction de ce savoir, en en connaissant les enjeux et l'histoire, ce qui est nécessaire pour qu'ils deviennent des citoyens éveillés, actifs, susceptibles de transformer l'ordre social. C'est le principe d' "auto-socio-construction des savoirs" qui s'inscrit en faux contre à la fois l'idéologie des dons et la fatalité de l'échec scolaire.

Le principe du "tous capables"

Ce principe directeur est un enjeu particulièrement vif à l'heure de la démocratisation du lycée, et en particulier dans les classes de terminale qui ont dû accueillir des élèves qui, jusqu'alors, n'y avaient pas accès. C'est en particulier le cas des sections technologiques. Il nous a semblé qu'il y avait là un défi colossal à relever. Quelles pratiques concevoir pour que tous puissent s'approprier le travail philosophique ?

En conséquence, il nous fallait repenser et retravailler nos pratiques selon plusieurs axes.

Montrer les limites du cours magistral

Tout d'abord, nous avons la conviction que l'activité philosophique des élèves n'a de chance d'être efficace que si elle prendre la forme d'un "chantier réflexif collectif". Entrer dans l'activité philosophique, ce n'est pas écouter individuellement le discours magistral et entendre se développer une réflexion menée par un autre. En rupture avec le cours-modèle et le postulat de l'appropriation de la pensée philosophique par imitation et assimilation des connaissances - modèle transmissif-, nous privilégions l'auto-socio-construction des savoirs.

Il ne s'agit pas de refuser absolument le cours magistral, mais de concevoir celui-ci comme une étape dans l'activité que les élèves sont en train de mener. Le cours magistral doit s'inscrire comme un moment du "dialogue intérieur" que l'élève mène en lui-même et au sein de la classe.

Penser le rapport à la langue

Si les élèves rencontrent des difficultés dans la lecture et l'écriture philosophique, ce n'est pas parce "qu'ils ne maîtrisent pas la langue", comme on l'entend trop souvent, mais parce que les médiations entre la langue usuelle et la langue savante ont été négligées. C'est pourquoi il nous faut inventer des dispositifs où les élèves vont pouvoir s'approprier et mettre en oeuvre le discours philosophique en l'essayant - à l'oral et à l'écrit - dans un va-et-vient avec les usages familiers qu'ils font du langage.

Penser le rapport à l'histoire

Un travail sur les conditions de production des savoirs philosophiques est également nécessaire. Nous avons ainsi le souci de contextualiser, de mettre en résonance le discours philosophique avec les problèmes contemporains, contre une douteuse philosophie "éternelle". Aussi avons-nous inventé des dispositifs pour mettre au travail des questions aussi difficiles et délicates que "la laïcité", "le multiculturalisme", "le libéralisme", "la désobéissance civile" : autant de thèmes qui peuvent rendre le programme officiel plus vivant.

Penser l'auto-formation continue

Le dernier axe concerne nos méthodes de travail qui reposent sur le principe de l'auto-formation collective. Nos réunions mensuelles, nos stages, nos publications, répondent à un besoin de formation que ne satisfait pas l'institution Aucun lieu n'est prévu pour un authentique échange de pratiques. Notre travail commun prend ainsi la forme de rencontres au cours desquelles nous nous mettons nous-mêmes en situation de construction collective de nos savoirs. Pour savoir comment autrui apprend et peut apprendre, il importe d'accepter à nouveau d'apprendre soi-même.

Intervention de Nicole Grataloup : le "colloque des philosophes"

Le GFEN, afin de donner corps et rigueur au "débat" philosophique souvent réclamé par les élèves, a mis au point une démarche associant la connaissance rigoureuse des auteurs, les règles à suivre pour engager une discussion qui ne soit pas une simple succession "d'opinions", et enfin la préparation à la dissertation et au commentaire ; c'est le "colloque des philosophes".

La démarche du colloque

Les élèves sont répartis en groupes de quatre ou cinq, qui reçoivent chacun un texte d'un auteur. Les textes portent sur la même question. Ainsi, par exemple : "quel est la valeur du travail ?"

Après avoir collectivement étudié les textes, les élèves "jouent" le colloque, en désignant un représentant par groupe chargé d'exposer et de défendre l'auteur à la table du débat. Les élèves tentent alors de produire une argumentation scrupuleuse afin de ne pas être pris au dépourvu dans le "feu de l'action" du débat.

Pendant la préparation, l'enseignant intervient à la demande des groupes, non pour expliquer le texte aux élèves, mais pour guider le commentaire en fournissant au besoin les "clés" minimales afin d'éviter les contresens les plus grossiers.

Lors du colloque, l'enseignant se contentera de faire respecter les règles formelles de la prise de parole.

Le moment du bilan

Le colloque est suivi d'une analyse réflexive qui porte sur la problématisation et sur la clarification des concepts : les auteurs posent-ils le même problème ? Comment ? Avec quels concepts ? Y a-t-il un niveau de généralité où l'on puisse concilier ces conceptions, ou sont-elles irréductibles ?

La valeur pédagogique du colloque

Cette démarche permet surtout de dépasser l'opposition du relativisme et du dogmatisme. En effet, il est fréquent que des élèves qui reçoivent d'autorité les thèses d'auteurs en viennent à penser qu'il s'agit là "d'opinions" multiples, qu'il faut apprendre et réciter. Le colloque évite ce double écueil, d'une part en travaillant les textes de telle sorte qu'ils en anticipent les objections et les réfutations possibles, et d'autre part en montrant que l'ensemble de ces textes sont comme des possibles "modulations" d'une question initiale.

Là est sans doute la principale difficulté. Il faut s'interroger au final sur la notion de "problème" : les auteurs répondent-ils au même problème ? N'y a-t-il pas un lien entre les concepts utilisés et la façon de poser la question ? Dans quelle mesure parlons-nous de la même chose ? Le but du colloque des philosophes est d'aborder de front cette difficulté.

Un exemple : le colloque sur : "quelle est la valeur du travail ?" a permis de distinguer le travail au sens anthropologique (Kant, Marx), le travail au sens socio-économique (Marx) et enfin le travail au sens moral (Weber). Cette reconnaissance du concept sous le mot, et du concept comme inséparable du problème, permet de penser à la fois l'identité et la différence des auteurs. Les élèves ont ainsi pu comprendre pourquoi Marx ne se contredisait pas en affirmant en même temps le caractère humanisant et aliénant du travail : la critique de l'exploitation et de l'aliénation n'annule en effet pas la valeur anthropologique du travail ; elle montre au contraire à quelles conditions le travail permet une effective humanisation.

Nouveaux colloques

La forme première a connu de nombreuses évolutions ; pour n'en citer que deux :

1) Le "colloque des anciens et des modernes" (Lila Echard). Il s'agit ici d'intégrer dans la phase d'étude des textes une dimension auto-critique. Les élèves doivent présenter à la classe leur auteur, en l'ayant déjà soumis à une série d'objections possibles, sous forme par exemple d'un dialogue. Puis chaque groupe devra faire réagir son auteur ainsi interrogé à une situation contemporaine problématique.

2) Le "colloque des espions" (Jean-Charles Royer). Il s'agit ici d'introduire des individus "espions" dont la fonction est de faire circuler entre les groupes les informations issues des autres groupes afin d'anticiper d'emblée les objections ou convergences possibles. De nouveaux groupes se forment ensuite autour des espions avec pour mission d'étudier le dialogue souterrain à l'oeuvre dans chaque texte, et de se demander dans quelle mesure les auteurs répondent au même problème.

Intervention de N.Grataloup : lire, écrire

Nous assistons à un véritable déni de l'écriture et de son apprentissage en classe de philosophie, au nom d'une distinction consternante entre réflexion et rhétorique, distinction aboutissant de fait à abandonner de nombreux élèves à leurs pseudos "handicaps socio-culturels". Il est pourtant clair que l'écriture philosophique s'apprend, à condition de s'en donner les moyens.

Le GFEN a en conséquence élaboré plusieurs démarches visant à faire bouger le rapport des élèves à la langue. Avant tout, rappelons que pour avoir des idées, il faut avoir des mots, et qu'il y a dans ces mots usuels une richesse réelle à faire fructifier, plutôt que d'imposer d'emblée une langue technique que les élèves perçoivent souvent comme étrangère.

Nous voudrions évoquer rapidement ici quelques unes de ces démarches :

a) Déployer le champ sémantique

Les élèves sont ici conviés à faire parler la langue sans contrainte immédiate de conceptualisation, par le recours à des expressions familières, synonymes, antonymes, métaphores.

b) Pratiquer l'écriture narrative

Il s'agit ici de produire un récit, une fiction, autour du problème envisagé, afin "d'enclencher" le processus de réflexion. Ainsi par exemple, en introduction d'un cours sur le langage, l'exercice peut être : "En ce temps-là les hommes ne parlaient pas...", etc.

c) Penser l'intertextualité

Montrer aux élèves qu'un texte suppose toujours une pluralité d'énonciations. L'auteur évoque l'opinion commune, une objection, un autre auteur, etc. Il s'agit de réfléchir et d'exposer cette polyphonie du texte.

d) Ecrire à un auteur

Multiplier les formes du dialogue philosophique. L'élève peut envoyer à un auteur une lettre personnelle, ou écrire une lettre d'un auteur à un autre, y compris sous forme posthume. Ainsi, on peut imaginer une réponse de Marx à une critique de Freud, par exemple.

e) Montrer la diversité des écritures des auteurs, afin de relativiser la forme dissertation.

Montrer qu'il y a des "traités", des "manuels", des "aphorismes", des "contes" ou des "poèmes" philosophiques, etc.

f) Se servir de la "boîte à outils" méta-discursive et dialogique.

Montrer comment un auteur explicite ses "étapes de l'argumentation" : comment il affirme ou nie, comment il introduit un problème, comment il annonce son opposition, comment il fait référence, etc. Le GFEN a ainsi produit une "boîte à outils" riche et systématiquement incarnée dans les textes traditionnels.

Intervention de N.Grataloup et G.Guilpain : "Le procès"

La démarche du "procès" vise à élaborer un problème philosophique à partir d'une situation concrète, en impliquant la responsabilité des élèves à se faire juges, ou, le cas échéant, avocats. Faut-il condamner, faut-il acquitter ? Au nom de quelle justice ? L'obligation faite de motiver le jugement implique un usage de l'argumentation que les élèves, l'expérience le prouve, prennent dès lors très au sérieux.

Evoquons ici deux "procès" ; celui d'Antigone d'une part, celui de Galilée de l'autre.

a) Le procès d'Antigone.

Le point de départ est constitué de deux extraits de l'Antigone de Sophocle : le discours de Créon qui justifie son interdit de donner une sépulture à Polynice, et celui d'Antigone qui justifie la désobéissance à cet interdit (pp. 99-100 et 108-109 de l'éd. Folio des Tragédies).

Tous les élèves reçoivent ces textes, et sont répartis en quatre groupes : les accusateurs d'Antigone, les défenseurs, les juges qui donneront le verdict, et les observateurs qui feront une analyse de l'ensemble du procès.

Déroulement

Le procès commence par l'énoncé des chefs d'accusation par les juges, qui donnent ensuite la parole à la défense et à l'accusation, tout en dirigeant le débat, et en interrogeant au besoin les intervenants. Ce faisant les juges visent à provoquer un échange d'arguments plutôt qu'une juxtaposition de positions. Cette étape terminée, les juges délibèrent, donnent le verdict, et les observateurs présentent leurs analyses, aussi bien quant à la forme des procédures qu'au contenu de l'échange.

Intérêt pédagogique du procès

Il s'agit ici de remonter des faits incriminés aux problèmes théoriques que soulève la notion de justice : la loi positive est-elle toujours juste ? Peut-on opposer, et à quelles conditions, légalité et légitimité ? Qu'est-ce que la "raison d'Etat" ? Y a-t-il des limites au droit des individus ? Lesquelles ? Quelles différences faut-il faire entre droit, morale, et religion ?

L'ambition du procès est de permettre aux élèves, ainsi mis en situation dramatique, de produire la problématique implicite en jeu, en passant des évidences, ou des postures affectives, à la théorie. Ce qui implique un travail sur les présupposés, une analyse fine des distinctions conceptuelles, et une réflexion sur les enjeux des positions en présence : autant d'exigences philosophiques qui seront alors réinvesties dans le travail de la dissertation.

b) Le procès Galilée :

Ce procès, reconstruit pour la cause pédagogique, a pour ambition d'interroger l'idée de "rupture épistémologique" au sein d'une histoire des sciences. Au lieu de présenter cette histoire comme une succession miraculeuse de "vérités", il s'agit ici, d'une part, d'exhiber le travail à l'oeuvre de la rationalité scientifique, et revenir par ce biais sur ce que la tradition a pu présenter de façon simpliste et apologétique comme une victoire de "l'esprit scientifique" sur "l'obscurantisme", et d'autre part de montrer à quel point science et éthique et religion peuvent être liées, sous le concept d' "autorité".

Le procès Galilée est le fruit d'un travail interdisciplinaire (histoire, physique, philosophie) visant ainsi à revenir sur la notion de "vérité", afin d'en dégager l'épistémologie historique implicite. La physique d'Aristote n'est en effet pas plus "irrationnelle" que la position de Galilée n'est "vraie", ainsi qu'une histoire largement mythifiée a bien voulu la présenter. Se joue de plus, dans cette affaire de 1633, la valeur de vérité, ou d'autorité, des "Saintes Ecritures", et la dimension éthique qui la sous-tend.

Les acteurs

Ce sont le président de séance, l'Inquisition, Aristote, Ptolémée, G.Bruno, N. de Cues, le duc de Médicis, et un artisan, spécialiste des lunettes astronomiques ( en l'occurrence joué par le prof de physique).

D'autre part, les élèves ont eu à travailler sur un "dossier du procès" comprenant les analyses d'un certain nombre d'historiens des sciences (Kuhn, Koyré, Longchamp, Bellone).

Les chefs d'accusation de l'affaire

Les thèses de Galilée sont-elles vraies ou fausses ? Galilée est-il un hérétique ?

Pour le déroulement, le procès suit la forme habituelle présentée ci-dessus.

Intérêt et bilan

Le but n'était pas tant de restituer avec exactitude le procès historique, mais de faire comprendre aux élèves la complexité d'une histoire des sciences en train de se faire, alliant aussi bien une dimension théorique (théorie relativiste du mouvement), une dimension technologique (le rôle des lunettes astronomiques) qu'une dimension esthétique et/ou morale (la vision cosmologique soutenue par les Ecritures). Loin d'opposer naïvement un moment "superstitieux" et un moment "scientifique", il s'agissait de montrer comment peuvent s'affronter plusieurs rationalités, quels sont les critères de ce que l'on appelle "vérité", et comment cette notion de "vérité" est associée à celle "d'autorité".

Il devient alors clair que la "vérité" ne saurait simplement se définir comme une "adéquation" du discours aux faits, puisqu' aussi bien Aristote (ou Ptolémée) que Galilée réalisent cette exigence. S'engage alors, au sein même du procès, une réflexion spécifiquement philosophique sur le sens du concept de "vérité".

L'enseignant peut, à la suite de ce procès, entreprendre l'étude du fameux texte de Kant de la 2e préface à la Critique de la Raison Pure sur la "révolution copernicienne". Les exemples cités par Kant peuvent être ainsi renvoyés à des expérimentations effectives que les élèves ont pu découvrir lors du procès. Il apparaît alors que le texte philosophique n'est pas désincarné, mais au contraire pleinement en prise avec les problèmes scientifiques de son temps.

Ces démarches, et de nombreuses autres, ici évoquées brièvement, sont rassemblées dans l'ouvrage collectif : Philosopher, tous capables, GFEN secteur philosophie", disponible chez l'éditeur Chronique sociale à Lyon, ainsi que dans la revue Pratiques de la philosophie (10 numéros parus).

Pour toute information, écrire à l'adresse suivante : GFEN, 14 avenue Spinoza, 94200 Ivry/Seine, ou contacter Nicole Grataloup : nicole.grataloup2@wanadoo.fr

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