Revue

Les ateliers philosophiques en maternelle ou Les compétences langagières lors des ateliers philosophiques

Isabelle Millon a démarré des ateliers philosophiques dans plusieurs classes de l'école de la Goutte d'Or en octobre 2006. Une trentaine de séances ont eu lieu au cours de l'année scolaire. Elle s'est rendue, entre autres, dans la classe de grande section d'Anne Bayol. Peu à peu, un travail de collaboration s'est installé avec une animation alternée entre les deux auteurs du présent article. Les ateliers ont repris à la rentrée suivante avec des élèves qui avaient bénéficié des ateliers philosophiques alors qu'ils étaient en moyenne section. Cet article est le fruit de cette collaboration. La méthode utilisée est inspirée d'Oscar Brenifier, Docteur en Philosophie et auteur de nombreux ouvrages sur la pratique philosophique, méthode basée sur la maïeutique socratique.

Pour les enfants, apprendre à penser ensemble est très important car cela s'adresse directement au rapport que l'être humain entretient avec le monde qui l'entoure et avec lui-même. C'est voir "l'autre" comme un possible interlocuteur et non comme une menace. À l'école de la Goutte d'Or, 99% des enfants sont issus de l'immigration, en particulier du continent africain. Pour ces enfants, partagés entre deux cultures, deux langues (langue parentale et langue française), le principal est d'abord l'apprentissage du langage, essentiel à l'école maternelle, puisqu'il va les aider à dialoguer avec les autres, enfants et enseignants. Or, les ateliers philosophiques sont au cœur de la problématique du langage, par les compétences et les attitudes qu'ils visent.

La pensée permet d'être avec les autres : la parole permet de prendre sa place dans un débat.

La parole n'est pas simplement un outil pour communiquer avec les autres, elle est là pour engager un dialogue avec autrui.

Par un travail sur les attitudes, l'enfant est capable de trouver et prendre sa place dans le débat et le travail collectif :

- se mettre en position d'écoute.

- Oser demander et prendre la parole

- Lever le doigt afin de ne pas couper la parole des autres, pour ne pas empêcher l'autre de parler.

- Ne pas lever le doigt quand quelqu'un parle : si quelqu'un lève le doigt quand quelqu'un parle, lui demander pourquoi il lève le doigt à ce moment-là.

Les élèves, même les plus jeunes, doivent comprendre l'intérêt de ces règles exigeantes. Ce n'est pas seulement "je lève le doigt pour ne pas gêner" mais "je lève le doigt parce que j'ai grandi" " Si je veux que l'on m'écoute, je dois être capable d'écouter l'autre". Écouter l'autre permet d'apprendre sur l'autre, exprime un intérêt pour sa parole, montre qu'on le respecte. L'élève apprend à s'oublier lui-même pour aller vers l'autre, pour accueillir sa parole, il apprend à penser avec les autres.

La capacité d'écouter l'autre est une attitude essentielle en maternelle.

Cela permet à l'enfant de se décentrer, de s'intéresser à ce que disent ses camarades.

Deuxième attitude, comprendre que la parole a du sens "Je prends la parole pour dire quelque chose" La parole c'est dire ce que l'on ressent, donner une idée, exprimer un avis, argumenter (dire pourquoi)... Bref, c'est penser par soi-même, c'est le "je" qui parle.

C'est accepter l'autre comme un autre que moi... Il peut penser comme moi ou différemment de moi, il peut éprouver des sentiments, des émotions, qui peuvent être différents des miens. Il est un miroir, il est à la fois comme moi et différent de moi.

La pensée se construit collectivement : la parole permet d'apprendre avec les autres.

Un enfant, dès qu'il peut parler, est capable de s'approprier l'objet de sa recherche, d'apprendre et de comprendre avec les autres. Il est également capable d'analyser les propos qu'il entend :

- identifier la question posée par l'animateur.

- Répéter, reformuler la question et expliquer ce que l'on cherche, sur quoi on réfléchit. Dans un premier temps, cela montre que l'enfant est là, présent avec les autres. Dans un second temps, cela montre qu'il a compris ce qu'on lui demande.

- Répondre à la question posée.

- Donner une idée. Repérer une idée. Dire une idée différente. Une question importante à poser : "est-ce que c'est pareil ou pas pareil que ce que vient de dire ton(ta) camarade ?"

- Écouter l'autre, être capable de répéter ce qu'il dit. Pouvoir dire ce que l'on a compris du propos.

- Dire si l'on est d'accord ou pas d'accord en donnant un argument.

- Pouvoir dire " je ne sais pas". Prendre conscience de ses incompréhensions, de ce que l'on ne peut pas dire, de son impossibilité ou de ses difficultés à formuler sa pensée. Peu à peu, le "je ne sais pas" n'est plus une attitude d'évitement, il prend un véritable sens.

- Demander de l'aide, car c'est prendre conscience que je ne sais plus, que je n'ai pas compris. C'est travailler sur l'erreur et les difficultés. C'est aussi sortir de soi pour aller vers l'autre.

La pensée se construit individuellement

Prendre conscience que sa parole a du sens. "Elle me permet de penser, d'apprendre. Elle me donne du pouvoir pour comprendre le monde qui m'entoure et agir sur lui."

"Ce que je dis est important, ce n'est pas l'autre qui sait pour moi." La parole s'engage, elle exprime du sens, elle permet de prendre conscience de son propre contenu, conscience qui est le concept-clé du travail philosophique pour Platon.

Être capable de dire "je"..., s'approprier le "je". Le "je" me permet de devenir un sujet singulier et pensant, le "je" m'engage. Ce n'est pas le "je" qui exprime l'anecdotique "j'ai des nouvelles chaussures" mais celui qui permet d'exprimer une pensée, une idée, un avis...

Le "Je" est utilisé aussi bien dans le travail de forme (par exemple : l'écoute) que dans celui de fond (les idées).

Je suis d'accord/ Je ne suis pas d'accord- Je sais /je ne sais pas.-Je pense que..

Exemple de discussion autour de "Je suis d'accord/Je ne suis pas d'accord" :

Papamamadou : Dieu a menti.
Isabelle : Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
Papamamadou : d'habitude, c'est lui qui veille sur les gens qui mentent, et là c'est lui qui ment.
Isabelle : Qui n'est pas d'accord avec Papamamadou ?
Chaoutar : Je suis pas d'accord. Ce n'est pas vrai que Dieu ment, car c'est juste une histoire.
Isabelle : Qui a une autre idée ?
Shiraz : le personnage s'est peut-être trompé.
Melvyn : Moi, je suis d'accord avec Papamamadou. C'est Dieu qui ment dans l'histoire.

À partir de la grande section, l'appropriation du je, le passage du collectif à l'être singulier est important. Dans une famille de 4-5 enfants, voire plus (ce qu'on retrouve beaucoup chez les enfants de cette école), dire "je" montre que j'existe de plein droit, que je suis un être singulier.

L'enjeu est de prendre conscience que ma parole a du sens, pas uniquement pour moi mais aussi pour les autres. Car les autres peuvent s'exprimer à mon sujet, ils peuvent avoir un avis sur mon propos.

Pour ce faire, il s'agit de :

- demander la parole à bon escient en respectant le thème du débat, en respectant les règles de prise de parole.

- Pouvoir répéter les paroles d'un camarade avant d'émettre une nouvelle idée.

- Comprendre le propos d'autrui et porter un avis argumenté. Être d'accord/ Pas d'accord, pas par rapport à soi mais par rapport à l'autre.

- Se rendre compte de sa difficulté à exprimer une idée et oser demander de l'aide.

Cette construction s'est élaborée tout au long des ateliers. Le "je" est venu presque de lui-même, avec la prise de parole singulière, avec le "je" qui engage : ce que JE dis est important, ma parole est prise en compte, elle n'est plus là pour ne dire que des mots, mais pour exprimer quelque chose, pour produire du sens. Dans les premières séances, le travail sur la forme prend beaucoup de temps ; au début, on apprend aussi à positionner son corps afin de pouvoir penser. Par exemple, poser ses mains à plat sur ses cuisses pour ne pas jouer avec divers objets, se tenir bien droit pour se mettre en position d'écoute. Peu à peu, les choses s'installent d'elles-mêmes.

Les supports pédagogiques

On a travaillé à partir de différents supports.

Progression de la PS à la GS : au début, il s'agit d'apprendre à construire la pensée à partir d'objets qu'on peut toucher et voir.

- "Pareil/Pas pareil" : apprendre à distinguer ce qui est semblable et différent.

Par exemple, en PS/MS, prendre deux objets (deux peluches différentes), demander de les nommer, puis demander de les comparer : qu'est-ce qui est pareil ? qu'est-ce qui n'est pas pareil ?

En GS, quelques exercices formels permettent aux élèves d'exprimer des idées différentes, en travaillant le "Pareil/pas pareil" et le "d'accord/pas d'accord"

Exemple d'exercices :

- En quoi est-ce pareil et différent ? Un policier et un pompier. Un marchand et un voleur. Jouer et travailler. Nager et marcher. Un enfant blanc et un enfant noir... (À nous le français CE1, Sedrap, exercices créés par Oscar Brenifier).

- Des histoires courtes abordant des concepts moraux : le mensonge/la vérité, l'amour/la haine, obéir/désobéir... tirées entre autres des histoires de Nasreddin Hodja et de M'Bolo, le lièvre d'Afrique (collection "Sagesses et malices", éditions Albin Michel). Ces histoires sont travaillées en deux temps : en premier, on travaille la compréhension : "De quoi parle l'histoire ?", le jugement : "Quel personnage avez-vous préféré ?", l'argumentation : Pourquoi ? , la conceptualisation : Il est comment ? Que fait-il ?". En un second temps, on peut poser des questions plus ouvertes où l'on interroge davantage certaines problématiques : "Faut-il toujours être gentil avec ses copains ? Dois-tu toujours obéir ? Dieu peut-il mentir ?" Les élèves doivent articuler leurs choix, les argumenter et les comparer avec ceux de leurs camarades.

- Des questions générales : Grandir, c'est quoi ? C'est quoi être méchant ? Pourquoi on mange ? D'où viens-tu ?...

Ce travail nous a semblé plus difficile, aussi bien d'ailleurs pour les élèves que pour nous : les questions étaient trop abstraites pour eux, ça ne leur parlait pas vraiment, ils n'arrivaient pas à donner des idées, à argumenter leurs idées.

Par exemple on a travaillé sur le concept de peur en MS. Ils ont une représentation de ce que c'est, mais ils restent sur leurs émotions, repliés sur eux-mêmes. Le but de l'atelier est alors de mettre des mots sur ces émotions, de prendre de la distance par rapport au ressenti. Il est aussi utile et nécessaire d'utiliser des histoires ou de la musique.

De manière générale, il faut rester simple, faire réfléchir en utilisant des questions simples. Il faut aussi savoir choisir les histoires utilisées. L'album de Yacouba, sur le courage, utilisé en fin de premier trimestre avec les GS s'est avéré trop compliqué pour les enfants, il y a trop d'éléments divers dans cette histoire, alors que les histoires de Nasreddine, plutôt courtes et simplement structurées sont plus facilement utilisables.

Pour conclure...

Au début, ce qui est difficile pour l'enseignant, c'est de passer de sa position traditionnelle de "savant" à celui d'animateur. Le maître est en général très attaché à la connaissance, à la maîtrise de la langue (l'un des objectifs en Grande Section), il est très soucieux de l'erreur. Par exemple, en littérature ou en mathématiques, l'enseignant a une attente précise, il veut des réponses justes. Or, dans l'atelier-philo, il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses a priori, il y a DES réponses, même si parfois elles peuvent initialement sembler absurdes, que la classe sera invitée à examiner de manière critique. Cela offre une liberté à l'enfant, qui osera, à un moment donné, prendre la parole, en particulier parce que l'enseignant aura posé un autre regard sur lui, plus attentif et plus généreux. C'est pour cela qu'il trouvera sa place dans le débat.

Finalement, les différences majeures entre l'atelier-philo et l'enseignement classique, "scolaire", sont les suivantes. Il est demandé à l'enfant de porter un jugement sur ses propres paroles et sur celles de ses camarades. Ceci implique qu'il est capable de reformuler le discours de l'autre, ainsi que son propre discours. Pour cela, le "pareil/pas pareil" est un outil incontournable car il permet de comparer les deux discours, celui des camarades et le sien. Dès lors l'élève se met à l'épreuve de sa propre pensée et de celle des autres. Il envisage, un instant, les enjeux et les conséquences de son propre discours. Il apprend à reconnaître un problème, à le voir comme quelque chose d'objectif, voire de positif. Il prend conscience du vrai et du faux, car dans cette exercice il n'est pas déterminé de façon arbitraire, mais de façon indépendante et autonome. Il prend conscience de son identité d'être pensant : "Je peux penser que je peux penser." Nous avons là une mise à l'épreuve de l'être singulier, nous sommes dans la construction philosophique, nous assistons à l'émergence du philosopher.

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