Revue

De Platon aux nouvelles pratiques philosophiques : quelle place pour le corps ?

(Festival Philo des champs)

1) Le matin, au cours d'un café philo

Régulation de la parole : Y. Pinel

Introduction à la conversation : G. Dru et M. Tozzi

Animation et reformulation des propos : M. Tozzi

Les nouvelles pratiques philosophiques - celles qui s'expérimentent aujourd'hui - sont des pratiques collectives caractérisées par la circulation de la parole. Quelle est donc la place du corps dans une activité philosophique orale ? Si l'aspect communicationnel semble important, notamment quant aux attitudes propices à l'émission et à la réception, il ne doit pas pour autant monopoliser le débat. Le corps de chacun doit entrer dans le "corps démocratique" - qu'il conviendrait sans doute de distinguer du "corps collectif" - de la communauté de recherche ; car l'une des spécificités de ces nouvelles pratiques philosophiques serait la présence de dispositifs à parité, démocratiques et horizontaux.

Par ailleurs, l'ordonnancement des corps dans l'espace importerait et la disposition spatiale pourrait influencer la réflexion collective. Tout agencement de l'espace semble revêtir une dimension politique ; toute place du corps - supposant arrangements et agencements - est alors fondamentalement politique. Dès lors, la distinction conceptuelle entre âme et esprit apparaît utile dans la mesure où l'une renverrait selon la majorité au sujet singulier tandis que l'autre ouvrirait une fenêtre... sur l'Autre précisément. Propre à un individu, plus personnelle, l'âme diffèrerait d'un esprit plus susceptible de s'ouvrir à l'Autre, au collectif, et peut-être même à la vérité. La dimension communicationnelle des nouvelles pratiques philosophiques semble impliquer un tel passage de l'âme à l'esprit, compte tenu notamment du sujet groupal que l'on finit par créer dans une discussion. Corps collectif ou multiplicité de sujets singuliers, se demande un participant ? Le travail de synthèse n'est-il pas une tentative d'articulation de la singularité de sujets et de la singularité du corps qui se crée (celui du café philo par exemple) ? Ainsi les nouvelles pratiques philosophiques permettraient l'individualisation de la pensée en même temps que la socialisation des individus et du groupe. Par ailleurs, il est avancé que le corps semble indéniablement plus présent dans les nouvelles pratiques philosophiques que dans les pratiques "traditionnelles".

À ceux qui posent le dispositif circulaire - utilisé pour cette discussion - comme idéal (parce qu'il permet la juste tension, le juste équilibre qui facilite la circulation de l'énergie) s'opposent ceux pour qui un ordonnancement trop rigide et exposant nos enveloppes corporelles aux autres - nous exposant donc par la même occasion - ferait obstacle à la pensée, à la réflexion. D'où ces interrogations : qu'est-ce qui pourrait faciliter les échanges et la réflexion ? Quels dispositifs spatiaux et corporels seraient les plus propices à ces nouvelles pratiques philosophiques ? Mais encore : comment concilier démocratie et philosophie ? La meilleure [nouvelle] façon d'aborder la philosophie est-elle ce cercle constituant un vide au milieu - symbolisant peut-être le vide de la question ? Un espace circulaire propice à la circulation de l'énergie ; un espace public de discussion où les attitudes se calquent mieux les unes sur les autres ; une sphère parfaite où l'énergie circule (confert le célèbre "que nul n'entre ici s'il n'est géomètre").

Enfin c'est la tension entre individuation et socialisation qui se révèle au gré de la discussion, sur fond d'une double dialectique du rapport à soi-même, pour lequel un juste milieu semble souhaitable, entre décontraction et tension-crispation d'un côté ; entre le corps et celui de la communauté de recherche de l'autre.

2) L'après-midi, lors d'une rando philo autour du lac de Saint-Ferréol

Philosophie péripatéticienne autour du lac : "Quand je marche, qui de mon corps ou de ma pensée chemine le plus ?".

Introduction à la philosophie péripatéticienne : R. Jalabert

Marcher, pratique réflexive et méditative : B. Magret

Consignes aux groupes de marche : Y. Pinel

a) Avant le départ : introduction à la philosophie péripatéticienne (par Romain Jalabert)

Ecartons d'emblée le malentendu contenu dans le titre (Introduction à la philosophie péripatéticienne), qui pourrait laisser croire qu'il n'est question là que de la philosophie aristotélicienne, dite péripatéticienne en raison de l'habitude qu'avait Aristote d'enseigner en se promenant, de déambuler en compagnie de ses disciples. ?e??-pat??, en grec ancien, signifie : se promener ("je me promène"). ?e??-pat?? désigne la promenade ou le lieu de promenade, entouré généralement de colonnes (pe??-st???? : péristyle) ; dans un deuxième sens : la discussion philosophique ; et dans un troisième sens : l'école péripatéticienne proprement dite.

Introduction à la philosophie péripatéticienne donc, ou la réunion du "penseur" figé et de "l'homme qui marche" (Cf. les deux célèbres œuvres du sculpteur Auguste Rodin) trop souvent dissociés, distingués. "L'homme qui marche" de Rodin n'a d'ailleurs pas de tête. Introduire, ou du moins tenter d'introduire à la philosophie péripatéticienne, c'est introduire à la tradition de la marche en philosophie d'une part, et de tous ceux qui ont porté cette tradition ; à la relation, au rapport entre marche et philosophie d'autre part.

"Philosopher, c'est être en route", disait Karl Jaspers. Le philosophe - comme le marcheur - n'aurait donc d'autre but que de cheminer (Cf. l'ouvrage de Christophe Lamoure paru aux Editions Milan en 2007 : Petite Philosophie du marcheur), quitte à emprunter des "chemins qui ne mènent nulle part" - pour reprendre l'analogie faite par Martin Heidegger entre cheminement et pensée. Descartes, nous dit Christophe Lamoure, décrivait sa réflexion comme une marche en forêt au cours de laquelle il se sentait perdu ; il cherchait l'issue. On dit qu'il faut de la méthode pour philosopher, et le terme même de méthode contient l'idée d'un cheminement (?d?? en grec ancien désigne le chemin). Toute promenade n'est bien entendu pas nécessairement philosophique, heureusement peut-être, hélas aussi, mais l'exemple de tous ces philosophes, penseurs et autres écrivains marcheurs est tout de même éloquent ; et prête sans doute à s'interroger...

On pense bien sûr, et en tout premier lieu, à Socrate déambulant dans les rues d'Athènes ou longeant le Fleuve Illissos en compagnie de Phèdre - même si tous deux n'aspirent in fine qu'à s'asseoir sur l'herbe, à l'ombre d'un platane agrémentée d'une brise légère -, à Aristote et [à] ses disciples. Mais plus récemment à Montaigne qui écrivait dans ses Essais : "Tout lieu retiré requiert un promenoir, mes pensées dorment, si je les assis ; mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent". La version première du texte disait : "Mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l'agitent". Kierkegaard et Nietzsche reconnaissaient la marche comme indispensable à leur bien-être. On dit de Kierkegaard qu'il "travaillait une grande partie de la nuit et qu'on pouvait le voir, depuis la rue, arpenter longuement les pièces illuminées de ses vastes appartements. Dans chaque chambre, il faisait disposer une écritoire et du papier, de façon à pouvoir noter, au cours de son interminable promenade, les phrases qu'il venait de composer en marchant" (Régine Detambel, "Le numéro de l'écuyère"). Nietzsche, quant à lui, déclarait dans Le gai savoir : "Je n'écris pas qu'avec la main ; mon pied veut toujours être aussi de la partie". "Les grandes pensées ne viennent qu'en marchant". Christophe Lamoure fait un rapprochement entre la philosophie de Nietzsche et l'habitude qu'il avait de marcher en montagne, "là où l'homme peut mettre à l'épreuve sa nature exceptionnelle et rêve de tutoyer les cimes les plus élevées". Il évoque encore Kant qui "tous les jours à 17h sortait pour une balade dans Königsberg en empruntant le même chemin. Autrement dit, sa promenade était aussi planifiée que sa philosophie construite et ordonnée !". Et que penser du fait qu'en quarante années d'une même promenade Kant, philosophe des Lumières, n'a modifié son parcours qu'à deux reprises : le jour où il a appris que la Révolution Française venait d'éclater ; une autre fois pour recevoir un livre de Rousseau.

Voici donc venue l'occasion d'évoquer cet autre grand marcheur qu'était Rousseau, qui disait qu'il se mettait en mouvement pour mieux se retrouver, et qui se défendait de "choisir des chemins tout faits, des routes commodes". Si Montaigne, en dépit de la citation précédente, voyageait à cheval, Rousseau est celui qui a refusé le cheval qu'on lui proposait pour se rendre de Lyon jusqu'à Chambéry, préférant aller à pied ! "Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied", peut-on lire dans Emile ou de l'éducation. Et Victor Hugo d'ajouter : "La marche et la rêverie, voire la réflexion, font bon ménage [...] on va et on rêve devant soi [...] rien n'est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. - à pied ! [...] à chaque pas qu'on fait, il vous vient une idée".

Si l'on suit la comparaison faite par Christophe Lamoure (marcher, c'est passer d'un pied sur l'autre ; penser, c'est envisager une idée puis une autre), ressurgissent ces mots d'Arthur Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation : "La marche est une chute incessamment arrêtée [...] l'activité même de notre esprit n'est qu'un ennui que de moment en moment l'on chasse". Jusqu'où pouvons-nous pousser cette analogie osée entre le déséquilibre sans cesse rattrapé qu'est la marche et l'abandon - ou le risque - perpétuel de certitudes, la constante instabilité qu'est la pensée ? Pour Christophe Lamoure : "le marcheur arpente le monde à la seule force de son corps, laissant là tous les artifices de la société technique (vélo, auto, avion, bateau, train ...). Il incarne à ce titre une figure de la simplicité et du dépouillement face au règne du gadget et du superflu, tout comme le philosophe pense le monde à la seule force de son âme, laissant là l'appareillage technique qui favorise l'exploration scientifique du monde".

Pour suivre notre interrogation quant à la relation possible entre marche et philosophie, et pour engager la problématique de ce séminaire péripatéticien ("Quand je marche, qui de mon corps et de ma pensée chemine le plus ?"), ayons à l'esprit ces quelques questions :

- Est-ce que "marcher fait penser" ?, comme le suggère Rebecca Solnit dans son livre paru aux Editions Actes Sud en 2002 (Marcher fait penser), parce que mettre un pied devant l'autre serait avant tout, selon elle, une histoire de rythme qui favoriserait le mouvement de la pensée.

- Sommes-nous des "verbos-moteurs" ?, comme le propose encore André Spire dans Plaisir poétique et plaisir musculaire, à propos de l'écrivain qui marche sa pensée, dans sa chambre comme dans la campagne (idée reprise notamment par Régine Detambel).

- À quelles conditions la promenade peut-elle et doit-elle être philosophique ? Sont-ce le groupe et la discussion qui nous permettent précisément de tendre un peu plus vers cette visée philosophique qui est la nôtre , nous éloignant peut-être des rêveries du promeneur solitaire ? Rêveries qu'il ne faudrait peut-être pas trop rapidement, ni trop définitivement écarter. Mais quelques exigences sont sans doute à préserver.

Quant à la corrélation, l'implication possible de la marche, de l'activité physique dans l'activité intellectuelle - réflexive, sans doute faudrait-il aller à l'encontre d'une conception (parfaitement illustrée par le penseur figé - prostré, immobile - de Rodin) qui considère que l'activité réflexive serait favorisée par l'abstraction du corps, voire par la mise en absence du corps, pour permettre à la pensée d'émerger et de s'élever. A cette conception viennent s'opposer ces mots d'Emil Cioran : "Mon cerveau ne fonctionne que lorsque j'exerce mes muscles". N'oublions pas que l'avènement de l'homo erectus a libéré chez l'Homme des facultés de pensée, d'abstraction et d'imagination, comme l'ont démontré notamment les travaux de l'ethnologue André Leroi-Gourhan.

Associons donc corps et esprit, réfléchissons péripatéticiennement (pour reprendre un terme balzacien) et marchons intellectuellement, réflexivement, tels Rimbaud que Verlaine avait surnommé "l'homme aux semelles de vent".

Pour conclure, ou plutôt ne pas conclure :

retenons d'une part, quant à l'intervention de B. Magret sur "la façon de bien marcher", cette phrase de Christophe Lamoure : "Même si elle peut parfois subir des fulgurances, la pensée suit un tempo lent, un rythme qui a à voir avec la respiration". D'autre part, quant au tour du Lac de Saint-Ferréol pour lequel Y. Pinel nous livre quelques indications : n'ayons crainte de nous égarer car "c'est dans l'égarement que l'on trouve" (Cf. Descartes). Empruntons même si possible quelques détours opportuns, quelques digressions, le but n'étant pas tant d'arriver - d'aller d'un point à un autre - que de faire route, pour reprendre cette idée rousseauiste contenue dans les célèbres vers d'Antonio Machado : "Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar" ("Il n'y a pas de chemin tracé, le chemin se fait en marchant"). Et comment oublier ces mots de l'infatigable marcheur, du célèbre flâneur narbonnais qu'était Pierre Sansot : "[empruntons] les chemins [...] qui ne mènent nulle part, parce que leur destination n'est inscrite sur aucune carte" (Chemins aux vents)...

b) Restitution en commun après la rando philo

Régulation de la parole : Y. Pinel

Animation et reformulation des propos : M. Tozzi

Synthèse des échanges : R. Jalabert

L'expérience tentée l'après-midi nous a permis de prendre la mesure de toute la difficulté de marcher en groupe (trois ou quatre semble être une bonne limite), tout en s'efforçant d'être "présent à soi" (comme a pu nous le faire sentir Bruno avant le départ), de penser, de recevoir la pensée de ceux qui m'accompagnent et leur renvoyer à mon tour la mienne ; et d'autant plus complexe si je veux profiter et tenir compte de l'environnement !

Mais une question semble essentielle : laquelle de ces deux métaphores est celle de l'autre ? Nombreuses sont les analogies faites entre l'activité pédestre et l'activité réflexive, tant du point de vue des paramètres à l'œuvre que de la configuration ; et les vertus de la nature seraient légion, susceptibles de favoriser la pensée - ou sa mise en œuvre tout au moins. Car l'arrêt - ou temporisation - semble lui aussi productif en ce qu'il permet la récolte d'une pensée préfigurée, semée pendant le temps de marche. La marche comme préalable à la pensée, à la réflexion qu'elle favoriserait et nourrirait néanmoins...

Il semble y avoir, quoi qu'il en soit, y compris dans les conceptions les plus dualistes, un soupçon d'articulation et d'interpénétration entre corps et esprit. Une complémentarité en somme entre marche et réflexion, entre monisme et dualisme même ! La vie ne consisterait-elle pas précisément à tisser ensemble des choses tout à fait contradictoires ?, selon cette célèbre formule héraclitéenne selon laquelle "l'harmonie suprême est coïncidence des contraires"...

Certains signalent, après-coup, quelques apparentes similitudes entre leurs cheminements pédestre et réflexif ; se disent ravis d'avoir pu marcher dans la tête de ceux qui les accompagnaient et les amener parfois à marcher dans la leur, à venir entrevoir ; d'avoir semé et fécondé les uns chez les autres, tout au moins une pré-pensée, la préfiguration d'une pensée. Et si le cheminement pédestre s'interrompt une fois le tour du lac de Saint-Ferréol "bouclé", celui de nos pensées a encore, lui, tout son libre cours...

Télécharger l'article