L'une des compétences que l'on attend d'un citoyen, c'est celle d'être capable de réfléchir face à une situation problématique, afin de déterminer la meilleure solution, tant au niveau de son efficacité que de sa moralité. L'école doit donc répondre à cette double exigence : développer le raisonnement des enfants et leur socialisation. Or, précisément, l'exercice de la discussion philosophique nous semble être l'un des moyens privilégiés à la réalisation de cette double exigence.
Pour montrer que l'apprentissage du philosopher développe simultanément la réflexion et la socialisation des enfants nous proposerons dans un premier temps une définition de la philosophie pour enfants afin de préciser à quel type d'exercice nous nous référons. Puis, nous examinerons le processus par lequel cet exercice développe le raisonnement et, enfin, en quoi il affecte leur socialisation. Le but étant de proposer de substituer de concept d'" habitude " à celui de " compétence " pour expliquer les effets de l'apprentissage du philosopher.
Qu'est-ce que la philosophie pour enfants ? À quel type d'exercice nous référons-nous ?
Plusieurs pédagogies actives ont théorisé la nécessité d'aménager un espace au sein du cursus scolaire réservé à l'apprentissage du raisonnement. Nous nous référerons ici essentiellement à Dewey pour comprendre ce que signifie cet " apprentissage du raisonner ".
Nécessité d'apprendre à raisonner
Pour J. Dewey, être citoyen, c'est être capable d'agir raisonnablement. Or, pour agir raisonnablement, encore faut-il maîtriser les rudiments de ce qu'il appelle la " logique du sens commun ". La " logique du sens commun " consiste à pouvoir produire une justification valide de ce que l'on dit ou de ce que l'on fait. Mais J. Dewey remarque que la " logique du sens commun " est, en réalité, loin d'être communément maîtrisée. En effet, le raisonnement n'atteint pas sa maturité de lui-même avec l'âge car, si nous sommes tous potentiellement capables de raisonner, cette capacité n'est pas toujours actualisée.
C'est précisément à cette " logique du sens commun " ou encore à cette logique du chercheur que la philosophie pour enfants entend les exercer. L'apprentissage du raisonner à l'école n'a pas pour but de transformer les enfants en de petits génies de la logique formelle, mais plutôt de les familiariser avec la logique des " bonnes raisons " et, ainsi, les sensibiliser progressivement aux raisonnements fallacieux. D'où la place centrale de la logique dans le modèle lipmanien. Mais à cet apprentissage du raisonner, J. Dewey assigne une double contrainte : les principes de continuité et d'interaction.
J. Dewey distingue tout d'abord le " principe de continuité ". Cette " continuité " désigne la volonté d'établir un lien entre l'expérience privée de l'enfant et son expérience scolaire. Pour J. Dewey, l'école doit devenir le lieu où l'enfant apprend à réfléchir sur ses propres expériences, à se les approprier et à les mettre au profit d'un engagement plus conscient. Cette contextualisation de l'apprentissage n'est d'ailleurs pas sans rappeler la pédagogie de Paolo Freire.
Le second principe distingué par J. Dewey est le " principe de l'interaction ". Ce principe désigne la qualité de l'interaction entre l'individu et son environnement. Interaction non seulement sur l'environnement matériel en tant que qualité de vie, mais également sur les autres individus. Pour que le développement du raisonnement ne devienne pas impersonnel et immoral, J. Dewey insiste sur une sensibilisation à l'efficacité de ce raisonnement. Les enfants doivent prendre conscience de leur importance au sein de la communauté de recherche et prendre ainsi conscience de leur responsabilité au sein du groupe.
Ainsi à l'issue de cette brève investigation dans les travaux de J. Dewey, nous pouvons proposer une définition de la philosophie pour enfants : apprendre à philosopher, c'est apprendre à réfléchir et à se connaître, pour mieux vivre ensemble.
Mais comment apprend-on aux enfants à philosopher ?
Didactique et méthodes
Après avoir observé la diversité des méthodes utilisées pour enseigner la philosophie aux enfants (notamment celle d'Alain Delsol, de Jacques Lévine, d'Emmanuelle Peyronnet ou encore de Cathy Legros), nous nous sommes demandée ce qui faisait l'unité des différentes méthodes existantes pour apprendre aux enfants à philosopher et ce qui justifiait qu'on les rattache toutes à l'apprentissage du philosopher. Nous avons alors émis l'hypothèse selon laquelle ces diverses méthodes utilisaient ce qu'on pourrait appeler différents " éléments périphériques " pour réaliser au mieux un unique principe didactique de base, à savoir : " organiser régulièrement une discussion de type socratique en classe ". Ce principe didactique a été développé et théorisé par les travaux parallèles de Matthew Lipman et de Michel Tozzi, entre autres. C'est donc finalement un certain type de discussion que compte instaurer en classe l'enseignement de la philosophie : une discussion de type socratique où la logique d'un individu se voit confrontée à celle des autres, et ainsi contrainte de puiser dans ses propres ressources pour se justifier.
On comprend maintenant pourquoi cet enseignement jouit d'une si grande liberté quant à sa méthode d'enseignement, puisque chaque enseignant adapte sa méthode aux besoins de ses élèves en utilisant différents éléments et en modifiant même le protocole si besoin est. Il s'agit d'un enseignement qui se met au service des élèves. Le type d'exercice auquel nous nous référons lorsque nous parlons de " philosophie pour enfants " étant défini, nous pouvons à présent examiner par quel procédé cet exercice favorise le développement du raisonnement des enfants.
En quoi cet exercice développe-t-il le raisonnement des enfants ?
Si la discussion philosophique prétend développer le raisonnement des enfants, c'est précisément parce qu'elle est " philosophique ". Pour comprendre ce qui fait la spécificité de la discussion philosophique, nous pouvons nous référer au modèle du dialogue socratique.
Le modèle socratique
On peut considérer que le dialogue socratique consiste à examiner la validité du discours de son interlocuteur à travers un jeu de questions et de réponses. Cet art consiste à soumettre les réponses des interlocuteurs à la " force du logos ", ou encore à l'examen de la raison. Dialoguer consiste à poser des questions et à y répondre tout en exposant les raisons de ce que l'on affirme. Le but du dialogue est de " mettre à l'épreuve la vérité, aussi bien que nous-même ".
Comment s'organise ce dialogue en classe ? L'enseignement de la philosophie aux enfants propose d'élargir le modèle du dialogue socratique à la classe, organisant ainsi régulièrement des discussions où se construisent progressivement plusieurs argumentations. À partir d'un support approprié à la compréhension des élèves, comme par exemple un extrait de bande dessinée, un chapitre de roman, l'extrait d'un film, le texte d'une chanson ou encore un fait divers populaire, l'enseignant leur propose une série de problèmes sur lesquels ils doivent s'exprimer et justifier leur opinion. L'enseignant assume dés lors le rôle de Socrate. Il s'agit donc d'élargir le cercle des participants, alors que les règles de participation au dialogue socratique ont été conservées. Et c'est précisément parce que les règles de la discussion philosophique sont celles du dialogue socratique que cette discussion se distingue d'une discussion ordinaire. Outre cet élargissement du modèle du dialogue socratique, on peut remarquer que la philosophie pour enfants emprunte à l'Antiquité sa conception de la philosophie : il ne s'agit pas d'apprendre aux enfants l'histoire de la philosophie mais bien de leur apprendre à philosopher.
Pour éclaircir le processus par lequel autrui devient le médiateur de tout progrès de la pensée, nous pouvons nous référer aux travaux de Jean Piaget.
Environnement et raisonnement
Dans son étude sur Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, Jean Piaget remarque que le développement du raisonnement est fonction du degré de socialisation de l'enfant. Car ce n'est que dans le dialogue avec autrui que la pensée de l'enfant sort de son égocentrisme premier pour produire une argumentation convaincante : " Le raisonnement est toujours une démonstration ; si donc l'enfant reste longtemps étranger au besoin de démontrer, il va de soi que sa manière de raisonner s'en ressentira ".
La pensée égocentrique est celle qui ne ressentant pas le besoin faire la preuve de ce qu'elle avance, pose également que sa pensée est évidente pour tous. C'est une pensée qui n'a encore pris conscience ni de la singularité de sa propre pensée, ni de celle des autres pensées. Pour développer le raisonnement de l'enfant, il faut donc l'obliger à sortir de cette égocentricité et à se frotter à la pensée d'autrui : " Le principal facteur qui pousse l'enfant à prendre conscience de lui et des motifs qui le déterminent, c'est le contact et surtout l'opposition avec la pensée des autres ". Autrui apparaît comme le médiateur de la conscience que nous avons de nous-mêmes, conscience qui se développe proportionnellement à la conscience que nous prenons de la singularité d'autrui. Cette prise de conscience de soi-même et de l'autre ne se réalise que dans une rencontre discursive où un discours s'oppose à un autre discours, ou du moins remet en cause sa pertinence.
La socialisation de l'enfant est donc présentée comme la condition de possibilité du développement du raisonnement de l'enfant : " Le besoin de démonstration (...) est un produit de la vie sociale. La démonstration est née de la discussion et du besoin de convaincre ". Or, l'enseignement de philosophie aux enfants propose précisément d'organiser cette rencontre discursive avec l'autre et de lui aménager un espace où elle bénéficie d'un temps nécessaire pour que chacun ait la possibilité d'être interpellé par une pensée étrangère et ainsi prendre conscience de lui-même et de la nécessité de se justifier.
Mais comment se positionne ce développement du raisonnement par rapport aux concepts d'" habitude " et de " compétence " ?
Habitude et compétence
Plus que de permettre aux enfants de raffiner leur raisonnement, l'apprentissage du philosopher prétend surtout leur faire contracter une " habitude " intellectuelle : celle qui consiste à examiner de manière critique et à chercher les solutions rationnelles à un problème donné. Car apprendre à philosopher n'est pas un exercice à finalité scolaire, mais existentielle : on ne devient pas compétent en philosophie mais philosophe soi-même.
C'est pourquoi nous nous référons ici au concept aristotélicien d'hexis selon lequel c'est par l'exercice que l'on contracte une habitude qui se confond petit à petit avec notre propre nature. C'est en s'habituant à exercer son esprit critique, que l'on devient soi-même critique de nature. L'" habitude " que l'on souhaite leur faire contracter est donc tout simplement celle du chercheur qui exerce son esprit critique et affronte de nouveaux défis sans forcément détenir préalablement les moyens de les résoudre mais qui va s'efforcer de les élaborer.
Les effets de l'apprentissage du philosopher contournent donc le problème de la non-transversalité des compétences puisque cette habitude intellectuelle, une fois contractée, se confond avec la nature même de l'individu et régit toutes ses démarches intellectuelles. Cette habitude contamine tout son quotidien.
On comprend donc pourquoi la philosophicité de la discussion est garante du développement du raisonnement des enfants, mais comment expliquer que cette même philosophicité garantit leur socialisation ?
En quoi cet exercice développe-t-il la socialisation des enfants ?
La socialisation : un exercice, une pratique
Qu'est-ce qui socialise les enfants ? Le rapport à autrui lors de la discussion. Mais encore faut-il que ces rapports soient respectueux, sinon aucune compréhension de l'autre n'est possible. C'est donc le cadre même des échanges, le protocole, qui habitue, tout d'abord, les enfants à adopter un comportement sociable en classe.
Le " respect " n'est pas seulement un concept qui se comprend, c'est un comportement qui s'exerce, et il est d'ailleurs probable que la compréhension de ce concept et son exercice se développent simultanément. Être philosophe n'est pas seulement une affaire de discours, c'est surtout une affaire de comportement.
L'exercice même de la discussion philosophique impose donc une certaine discipline comportementale et verbale, qui apprend progressivement aux enfants à devenir sociables et civilisés. D'où l'importance du protocole et de son appropriation par la classe. La socialisation n'est donc pas un processus qui se développe de lui-même, c'est un processus que l'on doit mettre en place. Vivre en société s'apprend, au même titre que raisonner, et pour apprendre à vivre en société, il faut s'habituer à participer respectueusement à cette vie sociale.
On retrouve donc ici pour la deuxième fois le concept aristotélicien d'hexis : de même que c'est en s'habituant à conformer son action aux actions vertueuses que l'on devient soi-même vertueux, de même c'est en forgeant qu'on devient forgeron, de même, c'est en s'habituant à adopter un comportement respectueux que l'on devient soi-même citoyen. D'où l'idée, chez Aristote, que nous sommes responsables de nos " habitudes " puisqu'il suffit de s'y exercer, et qu'elles sont sujettes au blâme et à la louange.
Cependant, le seul cadre formel de cet échange ne suffit pas à rendre compte de la dimension socialisatrice de la philosophie pour enfants.
Socialisation et réflexion
On considère en général que c'est le contact, la relation avec autrui qui devient l'occasion de cette socialisation, néanmoins on peut distinguer plusieurs degrés dans cette relation : le simple fait de se côtoyer sans se parler, ne permet pas réellement de socialiser les enfants puisque l'autre ne devient pas un élément pertinent dans mon environnement ; il en est de même pour les échanges de politesse ou de nécessité, puisque dans ces cas-là le rapport à autrui demeure superficiel et indifférent. Pour que ce contact oeuvre à la socialisation des enfants, il faut que ce contact soit non seulement verbal, mais, de plus, philosophique.
Car ce n'est que dans l'échange philosophique que les enfants ont la possibilité de réfléchir sur leur propre conviction et sur celle des autres. Au fil de la discussion, l'enfant apprend à connaître l'autre, à admettre sa différence et à la comprendre, même s'il n'y adhère pas. C'est en s'habituant à adopter un comportement respectueux que l'on devient soi-même citoyen. D'où l'idée, chez Aristote, que nous sommes responsables de nos " habitudes " puisqu'il suffit de s'y exercer.
. La qualité du contenu de la discussion conditionne donc également la qualité de la socialisation des enfants.
La philosophicité de la discussion : un double aspect
Lorsque nous parlons de la philosophicité de la discussion, nous désignons l'exigence argumentative qu'elle présente de structurer son discours de manière logique, mais pas seulement. La philosophicité de la discussion ne concerne pas uniquement le contenu de la discussion engagée en classe mais également le cadre dans lequel elle se déroule. Tout d'abord parce que c'est ce cadre qui est condition de possibilité de l'émergence de toute réflexion philosophique. Mais aussi parce que seul le protocole de la discussion philosophique exerce le comportement des enfants à l'échange verbal respectueux. Philosopher, ce n'est pas seulement parler comme un philosophe, c'est également se comporter en philosophe. D'où le double aspect que nous assignons la philosophicité de la discussion philosophique.
Ainsi, la philosophie pour enfants ne les habitue pas seulement à penser comme des chercheurs, elle les habitue également à se comporter en philosophes pour que leur esprit critique puisse se développer.
Conclusion
Après avoir établi le type d'exercice auquel nous nous référons lorsque nous parlons de philosophie pour enfants, nous avons vu que la discussion philosophique permettait de contracter deux habitudes (hexis). La première intellectuelle, celle du chercheur puisqu'elle les exerce à l'investigation critique et la recherche de solutions rationnelles ; la seconde comportementale, dans la mesure où elle exige des enfants qu'ils adoptent un comportement sociable et respectueux pour participer à la discussion.
On pourrait d'ailleurs prolonger cette investigation du concept d'" habitude " en le rapprochant des concepts de " coutume " chez Montaigne ou encore d' " habit " chez Hume, pour montrer comment l'habitude façonne le jugement.
On peut cependant remarquer que, dans le cas de la discussion philosophique, cette démarche ne vise pas à " dresser " les enfants ou à leur faire contracter des comportements dociles et passifs. Au contraire, puisqu'il faut que le comportement soit sociable pour que puisse se développer l'esprit critique. Il s'agit donc de leur faire contracter les habitudes à la fois intellectuelles et comportementales nécessaires à l'aménagement d'un espace discursif propice à l'exercice de leur esprit critique.
La philosophicité de la discussion apparaît donc à l'issue de cette réflexion comme étant à la fois garante du développement du raisonnement des enfants et de la qualité de leur socialisation. Raisonnement et socialisation suivant un développement dialectique.
(1) Entre autres J. Dewey, C. Freinet et P. Freire.
(2) Presque tous les chapitres d'Harry Stottlemeyer discovery aboutissent à la découverte d'une règle de logique, les romans qui précèdent celui-ci (Elfie, Kio and Gus et Pixie) préparent à l'apprentissage de la logique, et dans ceux qui le suivent (Lisa, Suki et Mark), on retrouve des applications de ces règles à des domaines spécifiques de la philosophie (l'éthique, l'esthétique et la politique).
(3) Dewey J., My pedagogic creed, p. 87.
(4) Dewey J., Experience and education, p. 41-44.
(5) Delsol A., Un atelier de philosophie à l'école primaire.
(6) Lévine J., L'atelier philosophique AGSAS.
(7) Auriac-Peyronnet E., La mise en place de dialogues philosophiques au CM2 : analyse interlocutoire d'un dialogue scolaire, Psychologie de l'interaction, en collaboration avec M.-F. Daniel.
(8) Legros C., Éthique de la discussion, en collaboration avec M. Bastien.
(9) Lipman M., A l'école de la pensée.
(10) Tozzi M., Penser par soi-même.
(11) Dixsaut M., Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, p. 16.
(12) Platon, Protagoras, 348 a.
(13) Piaget J., Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, p. 11.
(14) Piaget J., ibid., p. 33.
(15) Piaget J., ibid., p. 28.
(16) Piaget J., Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, p. 21.
(17) Disposition permanente, habitude.
(18) Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 4, 1103b 16.
(19) Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 4, 1103b 16.
(20) Aristote, ibid..