Revue

La participation du maître à la Discussion à Visée Philosophique (DVP) et le statut de l'interlocuteur compétent : de la compréhension à l'intercompréhension

Cet article voudrait proposer au lecteur une autre façon d'aborder le problème de la (ou des) compétence(s) sur laquelle (ou lesquelles) reposerait la participation des interlocuteurs lors d'une discussion comme la DVP. Car, en suivant les analyses Habermassiennes, l'interlocution engagée dans toute discussion n'est rien d'autre qu'un creuset à parité, ceci ayant pour conséquence de déplacer le problème de la compétence des participants, à celui des interlocuteurs compétents, et de poser à nouveaux frais la question de la participation du maître sur le fond des échanges.

De la construction du sens aux limites de la compréhension

Habermas, par l'approche qu'il a de la discussion et de l'agir communicationnel, approche apportant de précieux étayages quant à la forme discussionnelle de la DVP, nous fournit un éclairage intéressant quant à la (ou les) compétences qu'il faudrait maîtriser pour avoir le droit de participer à de tels échanges.

Disons le tout net : la question ne se pose pas à ses yeux en ces termes, voire plus exactement suivant ce rapport, car, pour lui, la compétence n'est pas un préalable ou un requis, elle est bien davantage, dans le cadre de la discussion, un résultat et une dimension qu'acquièrent les protagonistes à l'interaction verbale en raison de la dynamique propre qui l'alimente. A cela, la raison est simple, et HABERMAS ne cesse de la rappeler : la discussion, si elle répond bien à une construction de sens, ne relève pas de la seule compréhension, mais surtout et avant tout de l'intercompréhension.

Pour Habermas, les limites de la compréhension sont en effet évidentes. Elle ne peut que s'approcher en prenant racine dans le champ de la phénoménologie et de la philosophie de la conscience. Et de cela, il fait une critique en règle, notamment dans Logique des sciences sociales et autre essais (Habermas, 2005), en pointant les insuffisances des lignes développées par Garfinkel et l'ethnométhodologie entre autres.

Dans le cadre de cette dernière, les protagonistes d'un échange verbal ne se comprennent pas en se référant à un sens premier et transcendant des propos émis, existant en lui-même et en dehors d'eux, mais bien au contraire par une élaboration interne à leurs échanges de la signification de ce qu'ils s'adressent les uns aux autres, et qui ne prend donc sens qu'entre eux.

Or, dans le cas qui nous intéresse ici, à savoir celui de l'ethnométhodologie et, de façon plus générale, de la sociologie dite compréhensive mais encore de toute formalisation de la compréhension, il apparaît évident qu'il faille en passer par l'interprétation, c'est-à-dire par le fait de se référer, de par la contextualisation de la situation d'interaction, à un savoir d'arrière plan équivalent à un savoir socialement distribué. Garfinkel, à ce sujet, développera les concepts d'indexicalité et de réflexivité que nous nous permettons de définir comme un répertoire de sous entendus. à ce propos, Habermas, lui, dira " qu'elle(s) établit(établissent) les coordonnées auxquelles se mesure la normalité des événements (Habermas, 2005, p. 145) ".

Par là, et de manière assez nette, se dessine que l'interprétation, dans le processus de compréhension qui répond à une construction de sens, se présente comme une compétence permettant aux interactants d'adapter leur comportement, c'est-à-dire d'étalonner la signification de ce qu'ils échangent aux finalités du groupe auxquels ils appartiennent, à ses manières d'être, à ses allants de soi, etc. C'est pourquoi Habermas se permet d'insister, alors, sur le fait qu'à approcher les choses de la sorte, nous naviguons sur le terrain de l'affiliation phénoménologique à un groupe puisque l'interprétation, et ce que nécessite la compréhension, se définissent en compétences fondamentales aux phénomènes de compréhension partagée par l'ensemble des acteurs de l'interaction.

Mais, dans ce paradigme qui n'est rien d'autre finalement que celui de la philosophie de la conscience et de la phénoménologie - et c'est une critique classique et forte dans sa portée que formule régulièrement, pour ne pas dire de façon insistante, HABERMAS - nous ne rencontrons comme relations sujet-sujet que des relations sujet-objet, et ce parce que la compréhension établit les protagonistes et les participants en monades isolées, séparées et indépendantes les unes des autres, voire même, formulé différemment, objectivées les unes pour les autres dans un rapport pouvant emprunter tous les errements et abus de la dissymétrie. Ce qui, sans que nous ayons beaucoup de mal à le concevoir, pose nombre de difficultés à se faire admettre.

Ainsi, après avoir mis le doigt sur les limites de la compréhension, HABERMAS nous invite à changer de paradigme. Il nous incite effectivement à passer de la compréhension à l'intercompréhension, en assumant comme conséquence que la construction de sens correspondra plutôt à une co-construction, et ne pourra se faire qu'en prenant pied dans la philosophie du langage. Suivons le donc dans ce pas décisif.

L'intercompréhension comme co-construction du sens dans sa dimension inclusive et la participation de l'enseignant à la DVP

La question que nous devons nous poser, au seuil de la réflexion qui va nous occuper ici, est celle de savoir en quoi les analyses de la philosophie du langage conduites par Habermas éclairent d'un jour nouveau le social et le sens que ses acteurs lui confèrent. Question qui en contient une autre comme lui étant étroitement liée, pour ne pas dire équivalente : qu'est ce que l'ancrage dans la philosophie du langage implique dans la relation sujet-sujet en ce qui concerne la compréhension qu'ils se doivent les uns aux autres ?

Là où les analyses précédentes étaient menées sur l'arrière fond des allants de soi, assumant la compréhension des sujets, et dont la maîtrise faisaient d'eux des membres reconnus par leur mobilisation au travers de compétences assumant l'intégration et l'affiliation de ces dits sujets, Habermas présente la négociation du sens interne à l'agir communicationnel comme un élément majeur et fondamental de la relation sujet-sujet.

En effet, dans le cadre de l'agir communicationnel, nous pouvons avancer l'idée que lorsqu'un locuteur formule un énoncé, ce dernier n'est pas compris par le ou les auditeurs, en ce que la compréhension se mesurerait en référence à une caractéristique de sens objectif extérieur aux propos eux-mêmes. Le ou les protagonistes ne mettent effectivement pas en place une procédure de traitement et d'analyse des énoncés formulés, dans le but de dévoiler ce qu'aurait voulu dire le locuteur. C. Brassac s'inscrivant dans cette ligne, stipule que : " le travail de participation conjointe à l'émergence de sens ne porte pas sur un objet qu'il faut observer de l'extérieur. Ce travail est un façonnage, une sculpture qui se réalise à deux, d'un objet en perpétuel devenir : le flux de sens des expressions langagières produites par les conversants (Brassac, 1997) ".

Il y a là toute la conception Habermassienne de l'intercompréhension, et il devient limpide qu'au cœur de cette dernière aucun énoncé n'a de statut illocutoire, c'est-à-dire d'engagement mutuel des protagonistes concernés les uns envers les autres, en dehors de son élaboration tout au long de l'interaction communicationnelle dans laquelle ils se trouvent être des participants. " Cet énoncé (...), dans cette conversation ne possède pas un sens que le locuteur E lui aurait attribué une fois pour toutes (que ce sens soit littéral ou non) ; cet énoncé n'acquiert un sens que dans le jeu subtil de négociations (proposition d'actualisation, ratification ou invalidation), jeu dont les (...) conversants sont les auteurs et qui conduit à la stabilisation, provisoire, d'un sens dont aucun (...) n'est propriétaire (Brassac, 1997) ". C'est en raison de quoi, l'intercompréhension ne s'effectue pas entre un dépositaire et possesseur de sens qui adresserait à des auditeurs un énoncé qui l'accueillerait en son sein et au sujet duquel, au même titre que des destinataires, ils n'auraient qu'à fournir un travail de réception. Bien au contraire, locuteur et autres membres participants aux échanges communicationnels réalisent ensemble et conjointement une élaboration de légitimité, de validité et de recevabilité des propos émis. De ce fait, l'intercompréhension correspondrait à une co-construction de la dimension illocutoire des propos tenus et formulés. Aussi, en toute fidélité à de telles avancées, C. Brassac préfère parler de communiaction en lieu et place de la traditionnelle communication. Derrière ce néologisme, qui va bien au-delà de la simple coquetterie, se cache à nos yeux un pas décisif incontournable en ce qui concerne l'intercompréhension et ses enjeux. Au nom des attributs qui sont les siens, cette dernière souligne, certes, la teneur de l'agir dans l'interaction langagière et communicationnelle, mais elle lui donne essentiellement, et de manière quasiment radicale, une dimension inclusive se posant en porte-à-faux face à ce que nous avons noté dans l'approche ordinaire, voire classique, de la compréhension.

Rappelons, dans ce droit fil, que Habermas refuse le rôle d'observateur dans tout rapport à ce qui se joue dans une discussion. Pour lui, dès que nous dotons de raison les interactants à un échange communicationnel, " nous abandonnons, face au domaine d'objets, notre position privilégiée d'observateur. Nous n'avons plus le choix de donner à la séquence d'interaction observée, soit une interprétation descriptive, soit une interprétation rationnelle. Sitôt que nous attribuons aux acteurs les mêmes compétences d'appréciation que celles auxquelles nous prétendons en tant qu'interprètes de leurs expressions, nous nous dessaisissons d'une immunité qui nous était jusque-là méthodologiquement assurée. Si nous voulons décrire un procès d'intercompréhension, nous nous voyons contraints d'y prendre part en adoptant une attitude performative (Habermas, 2005, p. 135) ".

Tirons alors de cela toutes les conséquences possibles quant à la participation de l'enseignant à la DVP.

Du fait de la co-responsabilité des acteurs de la communication, quand celle-ci se présente comme communiaction, il n'y a pas au cours d'une discussion d'agent communicatif d'un côté et de patient communicatif de l'autre, en reprenant ici des termes inspirés par C. BRASSAC. Si tel était le cas, c'est-à-dire si nous inscrivions la discussion dans le registre de la compréhension, alors la participation de l'enseignant à la DVP serait de fait à bannir, puisque la relation sujet-sujet encourait tous les risques, et toutes les déformations, de la relation sujet-objet. Or, puisqu'il s'avère que l'agir communicationnel, et a fortiori la discussion au rang de laquelle nous comptons la DVP, ne relève pas de la compréhension mais de l'intercompréhension, l'approche objectiviste justifiant de droit la non participation de l'enseignant à la DVP n'est plus guère tenable. En effet, place est faite à une approche inclusive de co-construction rationnelle non objectiviste du sens, laissant entrevoir une tout autre possibilité en ce qui concerne cette participation. Le maître pourrait alors prendre part à la DVP au même titre que n'importe quel autre participant, car, à la suite de nos développements précédents, nous ne pouvons que constater qu'aucune prérogative sur le sens fondé ou non de ce qu'établit, ou qui devrait être établi, par la DVP ne lui appartient.

D'autant que déplacer le curseur de la compréhension à l'intercompréhension, comme nous venons de le faire, c'est aussi renoncer à poser comme seuls participants à une discussion ceux qui attesteraient de compétences particulières comprises comme capacités " d'ajustement de deux cognitions individuelles (Brassac, 1997) ". C'est au contraire puisqu'il s'avère que l'agir communicationnel, et a fortiori la discussion au rang de laquelle nous comptons la DVP, ne relève pas de la compréhension mais de l'intercompréhension, l'approche objectiviste justifiant de droit la non participation de l'enseignant à la DVP n'est plus guère tenable.

De l'intercompréhension à l'intersubjectivité : la question de la compétence des participants

Si nous n'oublions pas que le langage est le tissu dans les mailles duquel sont pris en toute nécessité les sujets pour se trouver précisément institués en sujets, il va s'en dire que cette même intercompréhension est un creuset à parité.

Que nous faut-il entendre par là et quels enseignements pouvons-nous retirer de ce dernier point ?

Ce qui attire notre attention ici c'est que dans l'intercompréhension se joue un rapport consubstantiel à l'intersubjectivité.

De fait, nous ne nous trouvons pas posés en sujets dans l'interaction communicationnelle au nom de qualités premières, et encore moins pré requises, vis-à-vis desquelles le sens des propos émis nous serait à cette seule condition accessible. Nous nous rencontrons ensemble et sommes conjointement institués en sujets les uns en regard des autres, parce que nous partageons cette communauté de compréhension que nous avons établie au travers du cours propre de l'intercompréhension. Dans cette droite ligne, R. TOMA, universitaire roumain, affirme qu'" initier un agir communicationnel et accepter d'y participer c'est cesser de traiter l'autre en objet à manipuler, en instrument à utiliser à notre bénéfice, pour le poser en sujet. Plus exactement, nous voyons l'autre de la même façon que nous nous voyons nous-mêmes (Toma, 2002) ".

Prenons alors toute la mesure de ce que nous voulons suggérer ici.

C'est en ce que nous nous trouvons pris ensemble dans les rets de l'action orientée vers l'accord et l'entente que nous sommes de ce fait obligés et conduits de nous poser respectivement en sujets. Habermas ne dit d'ailleurs pas autre chose : " les uns et les autres ne sont libres que parce qu'ils sont les sujets d'un pouvoir qui les lie à travers les raisons qu'ils se donnent les uns aux autres, et qu'ils reçoivent les uns des autres "1.

En fait, si le sens requiert le pluri propre à l'inter de l'intercompréhension, l'inter désigne en cela, et ipso facto, non pas une harmonisation et une convergence de plusieurs cognitions individuelles proches d'une communication solipsiste, mais une intersubjectivisation. Ce qui signifie donc qu'aux yeux de Habermas l'intersubjectivité, dans ce qu'elle a d'essentiel et d'incontournable, ne s'est pas imposée au titre d'une exigence mais comme une conséquence de l'intercompréhension et de l'agir communicationnel. Du réquisit du statut de sujet pour prendre part à une discussion, nous passons avec de tels éclairages à ce que ce soit cet échange conversationnel qui institue ses acteurs en sujets, et ce tout simplement parce qu'ils en sont les participants responsables. Et de cela, nous pouvons retirer d'intéressants enseignements.

" Vu que chaque participant traite les autres en sujets responsables, cette discussion sera libre de toute contrainte sauf de cette " coercition non coercitante " qu'est la maxime du meilleur argument rationnel possible (...). Au lieu de continuer de donner leur adhésion de façon irréfléchie aux modèles explicatifs et aux valeurs de la communauté historique dont ils font partie, grâce à l'interaction orientée vers l'intercompréhension (les interlocuteurs) finissent par s'accorder rationnellement sur une partie de cette précompréhension du monde et éventuellement par innover. Ils s'émancipent ainsi dans une certaine mesure de la pression " idéologique " du groupe et acquièrent une certaine autonomie (Toma, 2002) ". Toute la densité de ce que Habermas suggérait précédemment, quand il affirmait que les participants à l'agir communicationnel sont libres de par la vertu de la discussion qui fait d'eux des sujets, est mise ici en lumière.

Trouver l'intersubjectivité au fondement et au cœur de l'intercompréhension c'est, pour chacun des participants à l'interaction langagière, atteindre en elle, certes, son statut de sujet, mais aussi et surtout de sujet compétent, et ce parce que tous ensemble y accèdent à l'autonomie du fait de leur recherche conjointe de l'entente et de l'accord, c'est-à-dire d'un nouvel équilibre qui est aussi un dépassement, un accroissement et un enrichissement dans la co-construction du sens et de la valeur de ce qui les rassemble et les réunit.

Une fois de plus, il est alors manifeste que lorsque les propos échangés prennent la forme d'une discussion sollicitant l'intercompréhension - cela étant d'ailleurs le cas en ce qui concerne la DVP comme nous l'avons établi lors d'un précédent article - la compétence n'est pas une qualité dont il faut faire montre pour avoir droit de participer. Elle est bien davantage une dimension toujours plus nouvelle que revêtent au même titre les uns que les autres l'ensemble des acteurs d'un tel échange, et ce en raison de leur parité de sujets due à l'intersubjectivité qui les engage dans une autonomisation, une subjectivisation, et une réalisation réciproques. Le langage, ou encore l'agir communicationnel et la discussion, et donc la DVP, se présentent dans un rapport naturel et génétique d'engendrement. Ils sont ce terreau fertile de la constitution de tous en sujets, et d'institution de chacun en acteur responsable. Par eux, chacun devient linguistiquement compétent (et ne pourrions nous pas dire philosophiquement compétent si nous ne nous arrêtons qu'à la DVP ?), en accédant au statut de garant et de dépositaire de ce qui est établi dans le cours du procès communicationnel, ce qui a pour conséquence essentielle de lui permettre d'atteindre son expression personnelle au sens de son accomplissement, c'est-à-dire sa liberté et son autonomie.


(1) Citation rapportée par C. Bouchindhomme dans son ouvrage Le vocabulaire de Habermas (Bouchindhomme, 2002, p. 49). C. Bouchindhomme la réfère à un texte de Habermas qu'il a traduit et qui s'intitule " Comment répondre à la question éthique ? "

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