Revue

Roumanie : l'étude de la philosophie à l'école : entre acceptation non critique des idées et liberté de la pensée et du discours

Valences formatives de l'étude de la philosophie à l'école

La philosophie est méditation libre, qui entraîne des options et des engagements intellectuels spéculatifs de la part d'une conscience toujours unique et relativement autonome. La démarche spécifique qu'elle promeut porte l'empreinte des besoins et de la structure spirituelle de la personnalité en question. C'est une démarche qui aboutit à des points de vue propres en ce qui concerne la problématique étudiée et qui offre donc une perspective individuelle de l'existence. La liberté de la conscience et de l'opinion est un aspect essentiel de la réflexion philosophique, ce qui explique la grande variété d'idées et de conceptions dans ce domaine culturel. Aussi l'enseignement de la philosophie en tant que discipline scolaire doit-il tenir compte de la nature de ce type de démarche, afin d'en valoriser les valences éducatives au sens d'un développement libre de la personnalité de l'élève.

L'étude de la philosophie dans l'enseignement secondaire est censé assurer une formation intellectuelle humaniste, par l'apprentissage des principales dimensions conceptuelles et thématiques de la réflexion sur l'existence. Il ne suffit pas d'instruire les élèves en leur transmettant des connaissances. Il faut leur apprendre à penser librement et systématiquement, à analyser leur propre expérience existentielle, à formuler des points de vue personnels après en avoir connu d'autres. L'enseignement de la philosophie ne signifie pas l'assimilation dogmatique d'idées et d'expériences réflexives ou d'un code unique de conduite intellectuelle. Entraîner les élèves au travail de réflexion philosophique suppose en fait de les inviter à penser, à émettre des raisonnements personnels. Il ne s'agit guère de leur imposer une autorité absolue, une conduite théorique conforme à un ordre préétabli, ou de standardiser leurs performances.

L'étude de la philosophie dans l'enseignement secondaire ne concerne pas uniquement l'assimilation d'un volume déterminé de connaissances. L'acquisition du savoir est, certes, importante, mais on doit la subordonner à la réflexion libre, vue comme effort d'élaborer des réponses personnelles aux problèmes soulevés. L'assimilation des concepts essentiels ou des modes d'argumentation s'impose afin de ne pas réduire l'expression à un jeu inconsistant des apparences. Les connaissances offertes aux élèves doivent leur permettre à la fois de venir au contact du patrimoine universel, et de faire leur propre exercice de philosophie, tout en évitant de glisser dans un encyclopédisme stérile.

La réflexion personnelle des élèves ne doit pas rompre tout de même le lien avec la pensée philosophique préalable, puisque ce serait bavarder à un niveau infra intellectuel. Le manuel, en tant que principale source d'information, est le plus souvent conçu et réalisé comme une anthologie de textes abordant divers thèmes. Il permet de connaître les interrogations de différents auteurs, de même que des interrogations personnelles, des solutions et des arguments élaborés en fonction de la structure spirituelle et affective de tout un chacun. Une telle approche sollicite de la part de l'élève analyse, commentaires, esprit interrogatif, réflexion indépendante et créative, tout en lui offrant la possibilité d'exercer ses capacités cognitives et interprétatives. Un manuel de ce genre constitue une grande variété de conceptions, que les élèves peuvent accepter ou rejeter, et évite d'imposer un standard de compréhension des questions concernées. Il propose de surcroît des travaux pratiques destinés à rapprocher la pensée abstraite de la vie, de l'expérience directe de l'élève.

Prévention du dogmatisme dans l'enseignement

La démarche philosophique n'est pas compatible avec l'acceptation d'une autorité absolue ni avec le refus de la critique. La philosophie ne suppose pas que des affirmations, elle implique aussi des attitudes. Etudier la philosophie ne signifie pas seulement identifier différentes conceptions, mais aussi les mettre en question. Les idées philosophiques ne doivent pas constituer un dogme, mais tout au plus l'indication d'une direction. On ne peut pas comprendre une doctrine au sens de dernier mot, de conclusion définitive du débat, puisque la réflexion philosophique est une opinion parmi d'autres. Aussi ne doit-on pas l'imposer aux élèves sans prendre en compte leurs préoccupations et leurs propres questions. Enseigner la philosophie, ce n'est pas imposer des idées de manière arbitraire, idées que les élèves seraient " condamnés " à accepter, sans les soumettre à une réflexion critique.

La vérité philosophique est en cours de formation, de devenir, elle ne peut donc pas s'épuiser. La problématique demeure toujours ouverte, offrant une grande liberté de réflexion. On a maintes fois affirmé que seules les questions sont pérennes en philosophie, et non les réponses. L'histoire de la philosophie n'est qu'une présentation de problèmes constamment actuels et de solutions éternellement possibles (J. Russ, 1999). Un problème philosophique est conçu et tenu pour un " acte vivant ", que l'élaboration d'une réponse ne fait jamais disparaître. Tout problème philosophique authentique renferme toujours une dimension universelle insurmontable. Aussi ne s'efface-t-il pas dans des solutions définitives, censées servir de manière dogmatique.

Pour devenir lui-même, pour développer sa propre personnalité, l'élève doit se rapporter au trésor culturel de l'humanité. En se rapprochant des grandes doctrines philosophiques, il va découvrir un travail de réflexion très élaboré. L'étude de la philosophie ne signifie cependant pas érudition pure. Ce qui est extrêmement important, c'est de faire la preuve de sa propre capacité de réflexion. La plupart des élèves se bornent à apprendre par coeur des phrases entières, sans tâcher de comprendre la conception d'un auteur, ni de penser par eux-mêmes. Ils préfèrent souvent réciter des choses qu'ils ont apprises mécaniquement, des commentaires tout faits, stéréotypés. L'étude de la philosophie à l'école poursuit non seulement l'assimilation d'une configuration conceptuelle, mais aussi le développement de la pensée et la formation d'une attitude souhaitable.

Toute réflexion sérieuse immanente au sujet est une réflexion sur soi. L'enseignement de la philosophie invite chaque élève à se poser des questions et à y trouver des solutions. Il suppose un engagement personnel qui entraîne autant des mises au point de certains philosophes que sa propre expérience de vie. C'est un enseignement qui incite à un détachement vis-à-vis des autres, qui empêche les élèves d'étudier dans une atmosphère de réception passive et uniforme des connaissances transmises. Ils ont ainsi la possibilité de chercher leur propre chemin, d'une manière qui leur soit la plus appropriée.

Pour éviter le dogmatisme, on doit accorder aux élèves la liberté de s'exprimer, de s'impliquer dans des débats, de trouver une réponse ou une solution personnelle aux problèmes soulevés. Le rôle du professeur, ce n'est pas d'usurper la liberté des élèves, en leur imposant ses propres idées ou celles des autres. Par contre, il doit créer une ambiance qui offre à l'élève la possibilité de s'exprimer, d'interpréter et apprécier, de se sentir accepté et compris. Pour échapper aux tendances d'autoritarisme et de dogmatisme, le professeur doit tenir compte des opinions et de la personnalité de son partenaire de dialogue. Les élèves ont ainsi la possibilité de déployer une activité libre, orientée selon leurs propres intérêts, et soumise au jeu complexe des affinités et des rejets. Chaque opinion peut devenir sujet de débat. La classe devient de la sorte un endroit de liberté d'expression et de communication humaine.

Le professeur n'affirme et ne distribue pas une vérité incontestable. Il peut exposer des cas ou répondre à des questions, sans toutefois imposer des idées, ni chercher à déterminer les élèves à partager ses propres opinions et croyances. Il ne peut pas représenter l'étalon de toute vérité. Le professeur transmet aux élèves le savoir nécessaire, qu'ils n'auraient pas pu acquérir seuls. Il leur offre des données bibliographiques, les incite à penser par eux-mêmes, provoque des débats appuyés par des arguments. Il ouvre des perspectives d'approche et indique même des solutions viables, sans imposer son propre point de vue. Les élèves ont ainsi la possibilité de choisir la solution qui leur semble la meilleure. L'apprentissage se transforme de la sorte en acte qui repose sur le dialogue authentique, c'est une synthèse entre l'initiative et le conseil.

Lors des discussions, les élèves sont appelés à expliquer, démontrer, argumenter leurs opinions. Pour venir à la rencontre des contre arguments de leur interlocuteurs, ils doivent structurer leur message en sorte qu'ils parviennent à un accord - condition nécessaire de tout acte d'argumentation. On ne peut pas transmettre le savoir tout simplement par un mécanisme d'émission - réception. On doit favoriser des confrontations, des mises en évidence de l'un ou l'autre des points de vue affirmés. On fait partager à l'interlocuteur sa propre vision, dans une atmosphère d'intimité constructive.. L'opinion selon laquelle la philosophie ne résout pas les problèmes, mais pose des problèmes, devient déjà un lieu commun.

Référence critique réflexive aux textes philosophiques

Une fois entré dans le domaine de la philosophie, on renonce à chercher des réponses catégoriques, étant donné que seules les questions sont pérennes, dit-on, et non les réponses. Parcourant les textes du manuel, on peut aisément saisir le désaccord entre les philosophes, qui se distinguent par leurs options. Les solutions qu'ils offrent aux divers problèmes sont diverses et ouvrent la voie à d'autres réponses possibles. Quelle sera la réaction des élèves face à cette diversité d'opinions ? Comment se rapporteront-ils à cette situation, en tant que lecteurs et individus préoccupés par les problèmes philosophiques ? Les types d'attitudes possibles face aux nombreuses et très différentes doctrines philosophiques - chacune ayant la prétention de détenir la vérité - sont les suivants :

  1. diminuer l'importance de tout le domaine, étant donné qu'aucun auteur n'offre de certitudes ;
  2. relativiser la valeur des idées affirmées, chaque auteur offrant une perspective personnelle ;
  3. opter pour une certaine perspective, qu'on estime la seule viable ;
  4. chercher à configurer un point de vue personnel.

La subjectivité de chacun peut, certes, se rallier à la vision d'une certaine philosophie, dont on assume les idées. Il est toutefois souhaité de se rapporter de manière critique à toutes les perspectives offertes et de se forger un point de vue personnel.

La lecture critique réflexive des textes philosophiques concerne l'assimilation d'un savoir spécifique, l'initiation à des formules d'argumentation philosophique, le développement de la pensée à travers la confrontation avec des conceptions déjà constituées, susceptibles d'inciter les élèves à se poser eux-mêmes des problèmes. A part la réflexion pure et les commentaires offerts par les manuels ou les cours, l'interprétation des textes est " une voie royale d'initiation à la philosophie " (D. Folscheid, J. J. Wunenburger, 1992), puisqu'elle offre la possibilité de connaître les concepts essentiels, les problèmes déjà soulevés et les solutions proposées.

Transmettre aux élèves un savoir qui ne touche pas à l'essence, ce serait leur enseigner des réflexions qu'ils n'ont pas conçues par eux-mêmes et qu'ils ne feraient que répéter, sans s'impliquer et même sans en comprendre le sens. Ils ne réfléchiraient que par acquisition ou, autrement dit ils ne réfléchiraient plus. Pour s'initier à la philosophie, on doit parcourir un chemin long et difficile. Il y a deux aspects essentiels dans cette entreprise : comment connaître pour s'initier ? Comment s'initier pour connaître mieux ?

Tout savoir philosophique suppose une initiation philosophique. L'initiation n'est pas possible sans reprendre les réflexions déjà existantes, sans tenir compte de toute une tradition. La lecture du texte est la condition nécessaire d'une culture philosophique personnelle. Pour entreprendre une telle démarche, on doit se laisser guider par l'idée suivante: lire un texte signifie le repenser, ce qui revient en fait à penser.

L'étude de la philosophie n'est pas une observation rigide de contenus. C'est, par contre, un processus intellectuel organisé afin de développer la pensée des élèves à travers des confrontations avec d'autres pensées déjà constituées. Une personnalité autonome adopte une position propre face aux problèmes qu'elle doit surmonter, position reflétée dans les idées, opinions, impressions ou convictions personnelles. L'étude de la philosophie devient ainsi un processus actif, qui réclame de la part de l'élève un effort permanent de déchiffrer les signes et les significations, une attitude critique et une élaboration nouvelle, afin d'aboutir à une meilleur compréhension des contenus étudiés. L'élève évolue ainsi du stade de simple " ramasseur " de vérités à celui de créateur de nouvelles idées, qui forme et exerce sa pensée au contact direct des grands textes philosophiques.

Bibliographie

  • Bruner, Jerome S., 1970, Procesul educatiei intelectuale, Editura Stiintifica, Bucuresti.
  • Christensen, Roland C. (éd.), 1994, Former à une pensée autonome, De Boeck - Wesmael, Bruxelles.
  • De Corte, E. (éd.), 1991, Les fondements de l'action didactique, De Boeck - Wesmael, Bruxelles.
  • Dottrens, Robert (éd.), 1970, A educa si a instrui, Editura Didactica si Pedagogica, Bucuresti.
  • Faguet, Émile, 1973, Arta de a citi, Editura Albatros, Bucuresti.
  • Folscheid, Dominique, Wunenburger, J. J., 1992, La méthodologie philosophique, P. U. F., Paris.
  • Gayet, Daniel, 1995, Modèles éducatifs et relations pédagogiques, Armand Colin, Paris.
  • Russ, Jacqueline, 1999, Metodele in filosofie, Editura Univers Enciclopedic, Bucuresti.
  • Vaideanu, George, Rassekh, S., 1987, Les contenus de l'éducation. Perspectives mondiales d`ici à l`an 2000, UNESCO, Paris.
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