Faute de distinctions, l'effort pour penser un problème risque toujours de se perdre dans les généralités. D'ailleurs, la capacité à effectuer des distinctions conceptuelles constitue une compétence philosophique majeure. Je consacrerai un premier temps aux distinctions d'usage concernant les notions de compétence et de capacité, et quelques-uns de leurs principaux synonymes. Il conviendra d'évoquer la compétence comme virtualité, dont l'actualisation est souvent considérée comme " performance ". Ces distinctions ont pour enjeu, outre l'exigence de rigueur intellectuelle, celle de lucidité critique. En effet, le pas est vite franchi, et la confusion parfois suspecte, entre l'analyse des compétences dans une visée didactique et de production de connaissances sur l'action pédagogique, et l'évaluation des compétences dans une visée idéologique institutionnelle de contrôle et d'assujettissement hiérarchique. J'aborderai ensuite la distinction entre procédure et processus, susceptible d'éclairer le débat, tout en posant la question philosophique des limites de l'objectivation et du sens de vivre. Je postulerai que l'art de vivre constitue l'enjeu autant premier qu'ignoré de l'éducation, à quoi il convient de rapporter toutes les questions d'enseignement-apprentissage.
C'est une banalité que de rappeler le caractère équivoque de la notion de " compétences ", dont le sens varie significativement selon les contextes et selon les auteurs. Il me semble pertinent, puisque nous traitons des élèves et des maîtres, de commencer par évoquer la terminologie en usage dans les actuels programmes de l'école primaire (reprise par ceux du collège et du lycée), qui traitent de la façon la plus générale, des apprentissages (" Qu'apprend-on à l'école, au collège, etc. ? "). On sait que chaque partie du programme est suivie de la liste des compétences exigibles à la fin de chaque " cycle ". C'est donc un terme générique, qui enveloppe les deux notions de capacités et de connaissances. Les capacités englobent des comportements et des savoir-faire (" être capable de "), les connaissances se rapportent à la compréhension et la mémorisation (" avoir compris et retenu "). Dans le même registre, on s'informera de ce qui est attendu d'un professeur en se reportant au " référentiel des compétences " publié par le Ministère de l'Education Nationale. Les compétences s'acquièrent par apprentissage et formation, et se trouvent dans nos sociétés sanctionnées (c'est-à-dire mesurées, évaluées, contrôlées, par examens ou concours) et reconnues en tant qu' aptitude par un diplôme professionnel (voir par exemple le " Certificat d'Aptitude Professionnelle "). Pour les élèves, les évaluations et examens délivrent l'autorisation de passer dans une classe, un cycle supérieur ou une filière définie.
À la différence des notions de capacité, de faculté, d'aptitude, qui peuvent aussi bien désigner une puissance ou des dons " naturels ", celle de compétence est toujours réservée, dans notre contexte scolaire notamment, au domaine des acquisitions par apprentissage (qu'il soit d'expérience, de formation ou d'enseignement). Le vocable " compétent " est emprunté au latin competens désignant " ce qui convient " (puis en ancien français " approprié "), et " compétence ", competentia, désigne un " juste rapport ". Ce n'est que plus tard (XVI-XVIIe) qu'apparaît la signification d'autorité, de pouvoir (aptitude ou pouvoir d'une autorité à procéder à certains actes conformément à la loi), puis celle de capacité due au savoir, de connaissance approfondie. Là où la notion de capacité reste associée à du quantifiable ( capacis, qui peut contenir), celle de compétence semble mieux signifier l'idée de convenance, de rapport approprié à une situation, une exigence. Disons alors que les compétences, aujourd'hui associées à l'idée d'expertise, sont ce qui autorise la correcte effectuation d'une activité ou d'une exigence propre.
En linguistique, en tant que connaissance implicite que les locuteurs ont de leur langue, et qui leur permet de produire et de comprendre un nombre infini d'énoncés, même s'ils ne les ont jamais entendus auparavant, la compétence est généralement opposée à la performance. Cette dernière est alors l'acte de production, d'interprétation ou de compréhension d'un énoncé, actualisant la compétence. Là encore, la connaissance implicite, la potentialité, caractérisent la compétence, alors que c'est l'actualisation manifeste, chiffrée ou mesurable, qui est le propre de la performance. Disons que les compétences se laissent appréhender au moyen des performances qu'elles rendent possibles (on parle d'une mise en oeuvre des compétences). Elles ne se laissent donc pas directement évaluer, et comportent très possiblement une part non négligeable d' opacité.
La compétence se manifeste dans l'action, et se laisse, en partie, évaluer d'après ses effets. Lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il est incompétent, on entend par là une inaptitude à produire les effets attendus, soit par manque de savoir-faire (capacités), soit par manque de savoirs (connaissances). Le jugement peut s'effectuer à l'emporte-pièce (jugement d'opinion, préjugé), d'expérience (jugement d'évidence) ou d'après des critères plus ou moins pertinents. Ainsi par exemple, le même professeur peut être qualifié de compétent ou d'incompétent selon que l'on s'attache plutôt, parmi de multiples critères, à ses connaissances ou son érudition d'une part, à son savoir-faire pédagogique d'autre part, ou à la convergence des deux. Officiellement, il doit satisfaire aux exigences et aux critères retenus dans le référentiel des compétences, et dont l'évaluation repose sur l'expertise des inspecteurs. Qu'est-ce qu'un professeur incompétent ? C'est un fonctionnaire qui a compétence à enseigner (au sens de la légalité, puisqu'il a été recruté en faveur de sa réussite à un concours académique), mais qui est jugé incompétent pour enseigner (au sens de la légitimité, lorsqu'il se trouve pour une raison quelconque dans l'incapacité de transmettre les savoirs dont il se trouve en principe dépositaire). La détermination des critères est dès lors décisive, sans qu'on puisse jamais tout à fait s'assurer de leur pleine validité. Sous couvert d'autorité légitime (groupe d'experts, Académie, etc.), une telle détermination se trouve le plus souvent naturalisée, frappée du sceau de l'évidence, alors qu'elle comprend inévitablement nombre d'éléments réducteurs. La réduction porte doublement sur le passage d'une situation complexe, inextricable, à un jugement analytique et simplifié, et sur le postulat de limpidité d'une situation pourtant nécessairement en partie opaque. Et lorsque manque la conscience explicite d'une telle réduction1, le jugement s'effectue alors sur le mode de la dénégation. C'est ainsi que s'explique l'effet, plus souvent ressenti que compris, d'imposition symbolique (ou par hiérarchie) d'une autorité investie du droit de juger de la compétence, alors que dans le même temps elle s'affirme comme rationnellement fondée et légitime. Le jugement de compétence ou d'incompétence, quelle que soit l'autorité du locuteur, ne recouvre pas toujours les faits. Derrière le sentiment d'erreur ou d'arbitraire se cache souvent l'inadéquation d'un jugement analytique porté sur une réalité complexe. Pour conclure sur ce point, disons que la question des compétences doit toujours être abordée avec prudence, et avec d'infimes précautions méthodologiques.
Ces précisions posent plus de problèmes qu'elles ne permettent d'en résoudre. D'autant que, s'agissant de la " discussion à visée philosophique ", les praticiens (professeurs ou animateurs) n'ont pas toujours, sinon pas souvent, les connaissances philosophiques que l'on est théoriquement en droit d'attendre d'un enseignant pour cette discipline. À simplement considérer ce critère, on risquerait fort de qualifier d'incompétents une grande partie de ceux qui s'essaient à cette pratique, y compris avec succès. C'est d'ailleurs ce que font, sans autre forme de procès, la plupart de nos détracteurs. L'autre argument qu'ils opposent porte sur la compétence des élèves : ils sont réputés ne pas disposer de l'aptitude à philosopher, de la faculté de penser, au sens d'une disposition naturelle liée au degré insuffisant de maturité de si jeunes cerveaux. En somme, l'enjeu est le suivant : la question de la compétence des élèves et des maîtres pourrait bien être résolue avant même qu'elle ne se pose, par disqualification.
Si l'on persiste, c'est alors sous forme de défi : celui de démontrer, au sens faible du terme, que quelque chose comme de la philosophie est possible avec des professeurs dits incompétents et des élèves considérés comme inaptes. À y regarder de près, il se pourrait bien que la question de l'incompétence des professeurs déborde largement le champ de la discussion à visée philosophique. Que l'on fasse allusion à la difficulté, pour des professeurs des écoles, de maîtriser la polyvalence des savoirs (combien peuvent prétendre être correctement instruits dans tous les domaines de connaissances ?), ou pour des professeurs de collège et lycée, de transmettre à tous les élèves un véritable désir désintéressé d'apprendre et de garantir un processus égalitaire d'instruction, cela suffit à nuancer la critique.
L'objection ne dispense personne d'affronter la difficulté, chacun dans son propre domaine. C'est ce que s'efforcent de faire les recherches en didactique (générique et des disciplines) et en pédagogie. Mais la question des compétences ne saurait être correctement posée sans une mise au clair des multiples facteurs concourant à tisser l'étoffe éducative. Il convient d'être rigoureux : poser la question des compétences, c'est isoler un paramètre de l'ensemble auquel il doit ensuite se trouver rapporté, sans quoi on risque l'erreur. En contribuant à préciser quelles sont les compétences des élèves et des maîtres requises pour une " discussion à visée philosophique ", nous n'aurons pas pour autant résolu les problèmes d'enseignement-apprentissage liés à cette pratique. Un référentiel des compétences n'a jamais suffi à identifier un " bon enseignant ", de même que l'approche des compétences d'un programme ne suffit pas à reconnaître un " bon élève "2. Le caractère repérable, désignable, quantifiable de la détermination de telles compétences provoque une tentation, telle un phénix qui sans cesse renaît de ses cendres (à la différence près qu'il se brûle très rarement lui-même) : celle de réduire la pratique à l'effectuation correcte d'un certain nombre de recommandations objectives. Le risque est le suivant : partir des compétences établies pour s'efforcer de les appliquer à la réalité éducative. Je m'explique.
Si l'on dit par exemple que, pour être compétent à philosopher, un élève ou un novice doit être capable de produire (entre autres) des définitions, des synthèses et des argumentations, l'erreur consistera à tenter d'organiser ou d'animer la discussion de sorte que de telles actions apparaissent. L'objectif explicite du professeur sera alors, selon le même exemple, " favoriser l'énonciation de définitions ". Ceci pourra même constituer un enjeu implicite du contrat didactique, tel que le perçoivent les élèves, qui s'efforceront pour satisfaire à l'attente du professeur, de définir. L'évaluation, dans ce contexte, s'en trouvera par ailleurs facilitée, puisqu'il suffira de dénombrer pour chaque élève les actes de définition, afin de mettre en perspective les performances réelles et les critères objectifs. La scolastique sera sauve, et la philosophie perdue. Non pas bien entendu qu'il ne faille point définir ou argumenter en philosophie. C'est tout simplement qu'on aura confondu l'enjeu (penser un problème sous l'exigence de vérité, à propos du réel tout entier) avec les moyens. À moins que, de philosophique, l'enjeu ne devienne didactique, scolaire, ou académique.
Dès lors, à la manière d'un diallèle, on revient à la question première de l'expertise philosophique. À moins qu'on ne décide explicitement de s'en tenir à une préoccupation de type didactique, telle que l'attention porte exclusivement sur le segment " discussion à visée philosophique ", dans lequel cas la philosophie ne fait pas tellement problème, il ne me paraît pas possible d'oblitérer le segment " discussion à visée philosophique "3. Je veux dire que reste perpétuellement posée la question de savoir ce qu'est la philosophie. Entre philosophes, elle reste implicite, puisqu'on suppose cela connu (en partie du moins, et sous réserve d'irréductibles désaccords). Et même si les définitions divergent, il reste que chaque philosophie est à elle-même sa propre définition. Non pas, là encore, et en particulier dans notre contexte d'apprentissage enseignement, qu'il ne faille pas poser la question didactique. Mais je crois qu'on risque gros à la poser indépendamment4.
Le principal risque tient dans le fait de réduire le processus complexe de pensée en quoi consiste l'activité de philosopher, à un ensemble de procédures en quoi pourrait consister le fait de discuter. Il y a là un double enjeu d'exigence (à réellement philosopher) et de vigilance (à ne pas dériver dans la satisfaction de simples procédures objectives). Cela est affaire de précaution.
Ces précautions préalables permettent maintenant d'examiner la question des compétences en philosophie sous l'angle d'un rapport très éclairant entre la procédure et le processus. La procédure est une manière de faire pour aboutir à un résultat déterminé, c'est l'ensemble des procédés objectifs et successifs utilisés dans la conduite d'une opération (technique, scientifique, didactique). Elle se situe dans un contexte programmatique. Le processus désigne un ensemble de phénomènes conçu comme actif et organisé dans le temps (processus biologique). Il désigne soit une suite de phénomènes, douée d'une certaine cohérence ou unité, soit la source ou la loi de genèse de cette suite. Il se situe au contraire dans un contexte aléatoire. Ainsi, didactiser la discussion philosophique peut conduire, comme le fait par exemple Michel Tozzi, à concevoir un protocole d'animation, qui implique un dispositif et des procédures. L'ensemble doit favoriser le libre déploiement d'un processus, ce qui constitue un paradoxe.
Comment, en effet, les procédures visant par définition à réduire l'aléatoire, peuvent-elles prétendre favoriser un processus d'élaboration philosophique, dont la principale propriété est l'incertitude ? Les compétences supposées ou attendues de la part des élèves ou du professeur, ne constituent-elles pas un motif possible de neutralisation de l'activité créative de la pensée ? Par ailleurs, la complexité en quoi consiste l'activité philosophique, se laisse-t-elle sans dommages réduire ou modéliser par des telles déterminations ?
Il n'y a pas, entre le processus et la procédure, de rapport d'opposition, ni de hiérarchisation. On aurait tort, du moins dans une approche complexe, de les concevoir l'un contre l'autre, sous forme d'alternative : ou bien la procédure, ou bien le processus. De même, la tentation de privilégier l'un plutôt que l'autre doit être évitée.
Il existe certes le plus souvent, dans les pédagogies conventionnelles, une part dominante de la procédure par la " programmation des apprentissages ", sous l'espèce des progressions, fiches de préparation, évaluation et remédiation. Il en est de même en didactique, où par exemple les " situations problèmes ", si elles favorisent bien les recherches, n'en visent pas moins des objectifs précis clairement définis à l'avance. Ceci n'empêche pas des effets de processus, plus ou moins élaborés selon les modèles pédagogiques ou didactiques impliqués. Inversement, les pédagogies " nouvelles " ou coopératives, comme la pédagogie Freinet, comportent une part dominante de processus dans l'évolution des apprentissages en ce qu'elles assument les effets de l'incertitude. Mais sans la mise en oeuvre de procédures, elles perdent toute efficacité.
L'approche complexe des apprentissages et de l'éducation en général (laissons de côté les pédagogies conventionnelles) suppose entre processus et procédure un rapport qu'Edgar Morin qualifie de " dialogique ".
Envisageons deux exemples.
a/ L'analyse didactique en sciences de l'éducation : comme discipline à vocation scientifique, elle construit et se fonde sur un protocole de recherche. Elle dispose d'outils (l'ensemble des catégories pour l'analyse), une méthode d'investigation des données, des étapes successives soumises à des procédés établis, des critères de validation, etc. En bref, elle met en oeuvre une procédure, marquée par le souci de la rationalité, de l'objectivité et du contrôle. Mais en chemin, elle rencontre des obstacles, des inattendus, qui contraignent à des innovations, des rectifications, voire des remises en question des termes de la procédure elle-même. Il y a en cela quelque chose de vivant, de créatif, qui dépasse la simple application mécanique d'un protocole, qui ne produirait rien de neuf pour la recherche. Il y a des effets de processus, qui informent et nourrissent la procédure. Par ailleurs, la réduction en quoi consiste l'analyse didactique pose des problèmes méthodologiques redoutables dans le contexte anthropologique.
b/ La pratique complexe de la " discussion à visée philosophique " en classe avec des élèves. Le groupe est engagé dans une recherche collective, totalement libre de ses postulats et de son cheminement intellectuel. Il n'y a rien de programmable, ni de prévisible. Nous sommes en présence d'un processus à comportement complexe, susceptible d'émergences échappant à toute maîtrise didactique. Mais ce processus n'est pas livré à lui-même, il tomberait vite dans la répétition du même. Il est soumis à des procédures contraignantes, comme par exemple l'organisation éventuelle d'un dispositif coopératif, ou encore le mode d'action du professeur. Ici, la procédure contribue à l'évolution du processus.
La notion de processus complexe, englobant le caractère aléatoire et non linéaire de l'avancée du temps didactique, me semble propre à nous alerter contre d'éventuelles dérives mécanistes ou procédurières de l'action éducative. La question des compétences s'en trouve dynamisée. Commençons par celles du professeur. En quoi consistent-elles ? Si l'on admet qu'il s'agit de déployer avec les élèves un processus collectif d'effort critique pour penser philosophiquement, le rôle du maître consiste à créer les conditions favorables à un tel déploiement, étant entendu qu'il devra s'effectuer, non pas comme un itinéraire balisé dont la destination serait connue d'avance, mais comme un cheminement incertain dont l'issue est ignorée. Que le cheminement soit incertain, et son issue ignorée, n'implique pourtant pas qu'ils soient indifférents. Parmi l'infinité des possibles, il y a une zone d'exigence qui recouvre une condition : celle de faire de la philosophie. C'est le professeur qui en porte la responsabilité et, pour autant que le processus de dévolution s'effectue progressivement avec succès, les élèves eux-mêmes. La compétence du professeur tient dans sa capacité à garantir le caractère philosophique du cheminement du groupe dans la discussion (et, dans la durée, d'une discussion à l'autre), et à dévoluer la responsabilité du problème philosophique aux élèves, ce qui revient à dire : leur permettre d'élaborer des compétences à prendre collectivement la responsabilité d'un problème philosophique. Ce que Kant appelait " penser par soi-même ".
Je n'ai pas l'intention de décrire ici les multiples actions concrètes qu'enveloppe une telle compétence professorale dans un contexte empirique de discussion, ce à quoi je me suis déjà essayé ailleurs. Je voudrais seulement insister sur ce point : la compétence professorale est une compétence contraignante, et d'autant plus que le groupe d'élèves n'est pas acculturé à la DVP. On pourra diversement décliner une telle compétence, mais toujours à partir l'observation et de l'analyse de faits empiriques (recueil de données), notamment en distinguant les postures d'accompagnement et de contrainte. On insistera, me semble-t-il, sur l'idée de contrainte pertinente, c'est-à-dire capable de provoquer des phénomènes complexes de dévolution et des émergences philosophiques (jalons conceptuels, élaboration du problème, etc.). On s'efforcera de la caractériser. En bref, on traitera de compétence didactique, vouée à l'élaboration d'un processus enveloppant diverses procédures (variables selon les styles d'animation et les modèles pédagogiques). Mais on ne devrait jamais perdre de vue cette nécessité : rapporter l'action didactique à l'exigence philosophique, qui subsume toutes les techniques d'animation, tous les savoirs didactiques, tous les enjeux académiques, et renvoie à ce que Foucault a nommé, dans ses derniers écrits, la technè tou biou, l'art de vivre.
Vivre. Vivre. Telle est l'urgence, et qui ne souffre aucun compromis. L'école ? Elle est au service de l'éducation. L'éducation ? Elle est au service de la vie. La vie ? Elle vaut par elle-même, et pour elle-même. L'art de vivre, c'est la jouissance d'exister, laquelle s'exprime en terme de puissance. Puissance de vie, vis existendi, qui croît dans la recherche de l'adéquation toujours singulière du vivre avec le monde, puissance qui croît à mesure que croissent d'autres puissances, dans la rencontre. Qu'est-ce que, par exemple, les rapports de domination, sinon des puissances qui s'exercent au détriment d'autres puissances, qui croissent à proportion que d'autres diminuent ? Il y a en philosophie une ligne de fuite qui passe par les rapports puissance de vie/création/joie d'exister, et qui convoquent le problème de la sagesse. C'est le problème fondamental de l'humain, qui traverse tous les champs, notamment les champs éducatif et politique. Vivre est un processus de processus, qu'entravent trop souvent des procédures illégitimes, vouées non pas à la célébration de la vie, mais à l'institution de l'ordre et à la domination.
L'école n'y échappe pas, non plus que les travaux universitaires. La compétence d'un professeur dans la discussion philosophique ? C'est de provoquer, par l'exercice de pensée, des processus d'accroissement de puissance de vie. Voilà un problème philosophique. Il mérite bien sûr d'être explicité, déployé5. Dans l'action, il pose des questions d'ordre didactique, mais qu'il convient de toujours rapporter à leur source. Sans quoi, on risque de ratiociner, d'intellectualiser, et de pontifier, alors que les élèves ont besoin de vivre et de croître. Ils ont besoin de créer et de se créer. Il s'agit, par-delà la question du reste légitime des compétences, d'interroger ce que cela signifie que de créer et se créer en pratiquant par exemple la discussion philosophique, tout particulièrement à l'école, ou plus largement en faisant de la philosophie. On gagnera beaucoup à déterminer de façon précise et objective, avec, à l'appui, l'analyse empirique des recueils de données, en quoi consistent les compétences didactiques des élèves et des maîtres, dans la discussion philosophique par exemple. Mais comment se prémunir des effets mécanistes ou scolastiques de la posture d'analyse, sinon en persévérant dans le souci d'une pensée problématique ?
À quoi bon faire de la philosophie, avec des enfants par exemple, si ce n'est pour contribuer à élucider ce que signifie vivre ? La détermination des compétences didactiques peuvent bien favoriser, voire éventuellement garantir, la philosophicité d'un discours partagé (la " discussion ") ou de processus collectifs et individuels de pensée. Les élèves peuvent bien accéder à une meilleure rationalité, et éventuellement verser cette rationalité aux considérations de la polis 6. Mais à quoi bon, si cela revient à former, comme disait Rousseau, de jeunes docteurs ? " Notre grand et glorieux chef-d'oeuvre, disait Montaigne, c'est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus. [...] Il n'est rien si beau et légitime que de faire bien l'homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie " ( Essais, III-XIII).
Ceci renvoie à la question de la compétence des élèves. Que range-t-on sous le terme de " compétence " ? La compétence à philosopher, dira-t-on. Mais qu'est-ce que philosopher ?
La difficulté et la radicalité de la question pousse à l'aborder sous un autre angle que philosophique, un angle didactique. Le choix est pertinent, en particulier dans notre contexte de recherche en sciences de l'éducation. C'est l'épistémologie scientifique, les méthodologies de recherche, les outils et les techniques de l'analyse empirique, corrélant théorisation et recueils de données, qui orientent alors les travaux7. Les résultats s'en trouvent objectivés. Mais le seront-ils suffisamment, au regard du moins des spécificités de la philosophie, ou même de la question anthropologique éducative ? N'y a-t-il pas un possible effet pervers de la recherche scientifique qui, fière de ses résultats et de sa légitimité institutionnelle forte, négligerait de prendre en charge les enjeux philosophiques des pratiques de la philosophie à l'école ? Sous l'angle des compétences par exemple, qui font l'objet de ce colloque, qu'est-ce qui garantit aux débats de ne pas verser dans ce qu'Edgar Morin appelle, par distinction d'avec la pensée complexe, la simplification ?
Associer exclusivement les " compétences des élèves " à une liste de capacités à agir dans la discussion serait proprement caricatural. Non pas qu'il faille renoncer à établir de telles listes, précieuses pour la compréhension de l'action. Mais il importe de toujours veiller à réinsérer l'élémentaire et l'analytique dans le complexe et le vivant. Le professeur et les élèves ne se contentent pas bien entendu de mettre en oeuvre de simples actions observables et objectivables. En premier et en dernier lieu, ils vivent, pensent, désirent et jouissent. La détermination des compétences contribuera certainement et favorablement à préciser les conditions des procédures et des contraintes pertinentes. Mais la philosophie ne peut se déployer qu'en tant que processus créateur, en grande partie opaque, qui met chacun en présence de soi-même, devant la responsabilité de rencontrer son irréductible solitude, et de s'affronter à sa propre nécessité intérieure, fatalement singulière. C'est la rencontre publique avec autrui qui amplifie la fécondité de la rencontre privée avec soi-même, toujours en devenir.
L'une des compétences essentielles et génériques, qui intéresse aussi bien le professeur que les élèves, est celle de l'écoute. Elle suppose la rencontre. Pour que cela féconde le devenir et la création de soi-même, il faut une autre compétence encore, qui consiste à s'autoriser. Dans un tel contexte, l'accroissement des puissances de vie passe par un processus engagé dans la durée, qui nécessite, sous l'angle didactique cette fois, l'élaboration progressive d'un milieu favorable, sous la responsabilité du professeur. Appelons cela, s'il le faut, des " compétences génériques ", qui renvoient en grande partie à l'opacité des interactions humaines et de l'activité complexe du désir. C'est l'objet, sans doute, d'un travail de recherche qui reste à faire, qui nécessite une méthodologie spécifique, en partie fondée sur l'interprétation des indices cliniques (qu'il convient d'identifier), et sur la reconnaissance de l'impuissance foncière de la raison à tout objectiver. Le lien entre la recherche et l'action s'en trouvera renforcé, pour peu que l'on admette cette simple idée que ce qu'on ne peut dire, il faut le faire.
(1) Réduction qui est bien entendu très souvent rendue nécessaire pour les opérations de l'esprit et l'analyse de l'action. Mais il y a tout un monde entre la conscience réductrice, qui est une précaution méthodologique, et la prétention d'évidence, qui est une forme de dénégation au regard de la complexité du réel.
(2) Le qualificatif de " bon " est plus confus encore que celui de " compétent ".
(3) J'insiste, on l'aura compris, sur les italiques.
(4) Je me suis appliqué à une contribution en ce sens dans ma thèse de sciences de l'éducation, soutenue en décembre 2006 à Montpellier 3.
(5) Par exemple, que signifie " accroître sa puissance de vie " pour un élève en situation de réussite, pour un élève en situation d'échec, pour un professeur dans sa classe, etc. ? Quels rapports entretiennent les notions de puissance de vie et d'instruction, d'éducation, d'apprentissage, etc. ?
(6) Je reste pour ma part très vigilant sur la pertinence d'un apprentissage de la démocratie ou de la citoyenneté à l'école, qui tend trop souvent à un dressage. La notion de démocratie est soumise, en politique, à une contrainte idéologique consistant à faire passer pour l'intérêt général, l'expression des intérêts particuliers de la classe dominante. Elle est ainsi un formidable instrument de légitimation des rapports de domination.
(7) Je passe sous silence la question pourtant capitale des enjeux universitaires et de carrière, qui infléchissent en partie cette orientation.