Revue

Présentation et sens du programme Revel (Haute-Garonne), 28, 29 juillet 2007

C'était à la fin du siècle dernier (1999), au sein d'une République des droits de l'Homme où la liberté se voudrait individualisme universel tandis que la démocratie n'est que fétiche agité à tout propos. C'était au cul du monde, au fond d'un sillon qui s'insinuait entre deux monts noirs. Un métèque, Yannis Youlountas, avait pris l'habitude de discuter de citoyenneté avec quelques occitans récalcitrants à Durfort, dans la fournaise d'un foyer rural surchauffé à l'époque caniculaire. C'est en ce temps qu'ils avaient découvert avec Marc Sautet qu'à Paris, on philosophait au bistrot. Alors, métèque et occitans ont décidé de se rafraîchir les idées en province. Ils invitèrent des citadins à se clarifier les idées aux sources limpides d'une nature aquatique et verdoyante, le lac de Saint-Féréol. Ceux-ci vinrent, pour une désintoxication à la praxis conviviale grecque, dite agapê, que PLATON n'aurait point renié. Depuis, un souffle libertaire, porté par le vent d'Autan, modifia les moeurs ; alors on nomma ce banquet bucolique : Woodstock-Philo. Et comme cela ne suffisait pas, autant en profiter pour faire la fête aux champs. On la baptisa ainsi : Festival Philo-des-Champs.

Pour la neuvième fois consécutive, c'est devenu un rendez-vous estival de plusieurs journées, indispensable aux animateurs de cafés-philo, banquets-philo, consultations-philo, ateliers-philo, universités populaires de philosophie... Ici se rencontrent, hors institution, enseignants rémunérés, formateurs vacataires, auteurs d'ouvrages philosophiques, amateurs de sagesse, autodidactes es philosophie et simples curieux. On y discute entre amis à la terrasse d'un café de Revel ombragé par les arcades qui encadrent la place centrale du beffroi, sous la charpente médiévale de la halle du marché aux victuailles ; sur la fraîche pelouse s'immergeant dans l'onde cristalline du lac ; à la tiédeur du jardin rougeoyant d'une grange, embrasé par le soir ; près du bruissement d'un cours d'eau traversant la minoterie d'un vieux moulin hydraulique. Cette philosophie conviviale, en marge de l'enseignement traditionnel, se pratique en alternative à ou en complémentarité de l'écriture. Ici, c'est principalement par voie orale que s'expriment et s'évaluent les idées.

Pour se mettre en bouche, la première journée est dévolue à un fait de société qui nous concernerait tous et à propos duquel chacun aurait quelque chose à dire : cette année, la sexualité. Quelle différence entre masculin et féminin ? Premier écueil, confondre fait de société et fait divers. Si philosopher dans la cité n'est pas ragoter, est-ce pour autant "sociologuer" ou "psychologuer" ? Si philosopher c'est donner sens au monde pour s'y orienter, encore faut-il le comprendre. Certes, l'expertise n'est pas ici requise, car la spécialité n'est que savoir partiel de la connaissance encyclopédique ; cependant, disposer de connaissances générales en sciences physiques, chimiques et biologiques, en sciences humaines et sociales semble un éclectisme indispensable pour construire une problématique pertinente sur la différenciation sexuelle. En d'autres termes, savoir poser la question et la comprendre, à défaut de toujours savoir y répondre ! Cet "honnête homme" du temps des lumières semble aujourd'hui débordé par la science universelle de laquelle est issue l'évolution technologique de notre mode de vie. D'où la difficulté à philosopher aujourd'hui.

La deuxième journée, la réflexion porta sur la place et le rôle du participant au café-philo. Les années précédentes avaient démontré que les animateurs de sagesse au mastroquet étaient affectés de "nombrilisme" à force d'enflure, car ils ne manquaient pas d'estomac. Pour se panser, cette fois-ci, ils pensent aux participants. À quoi pensent les participants ? Non pas aux animateurs mais aux participantes, bien sûr, et inversement ! Tandis que d'autres ne pensent à rien, mais y viennent parce que ça fait "chic" de donner à penser qu'ils penseraient. Pourtant, beaucoup n'y viennent pas, car aussi ça ferait peur de penser, alléguant : "  à quoi serviraient de "se prendre la tête" ; la priorité n'est-elle pas de satisfaire ses besoins ? " Certes, mais qu'est-ce que satisfaire ses besoins, faisant du plaisir ainsi obtenu une finalité ? Même l'hédonisme nécessite de se saisir de l'instrument des sciences cognitives : quand on est matérialiste, pourquoi pense-t-on qu'on ne croit en rien ? D'ailleurs, pourquoi penser plutôt que croire, d'autant que les émotions apparaissent aujourd'hui comme une preuve d'authenticité prise pour vérité universelle ? Penser la pensée s'avère donc plus difficile que de penser à payer sa consommation au comptoir avant de sortir du café.

C'est au troisième jour du festival que, au cours d'exercices de " consultation philosophique ", "  les Athéniens s'atteignirent", et que les Revélois (de circonstance) se révélèrent... On avança en effet que notre prétendu cogito, valorisant l'estime de soi, était en réalité un filtre communicationnel ayant pour fonction de consolider notre "autisme" afin d'anesthésier notre angoisse existentielle. Nos questions présupposent souvent leur réponse ; nombre d'inductions ont pour fin l'inférence alléguée ; les paralogismes sont pris pour des syllogismes ; l'affect parasite l'intellect. Dialectique entre passion et raison alors qu'on espérait leur complémentarité. L'intellect ne serait que justification a posteriori de nos décisions motivées par l'affect ; une tentative de rationalisation de l'irrationnel, alors que ce dernier ne serait peut-être que raison ignorée.

Puisque seule certitude en ce monde, nous ne sommes point immortels, en attendant alors la fin, ne boudons pas notre plaisir. Exit le stoïcisme, au festival-philo c'est d'eudémonisme dont il s'agit, non pas d'hédonisme. Car, plaisir il y a pour les festivaliers de partager qu'ensemble on a progressé : qu'on a mieux pensé que l'année précédente et qu'on espère penser mieux l'année suivante. Rendez-vous donc était pris entre amis de la sagesse pour le 10e Festival Philo-des-Champs 08, anniversaire qu'il ne faudra point manquer. Mais reprenons le déroulement...

Marché de Revel, le samedi matin 28 juillet 

Lieu certes mercantile, mais aussi opportunité de lien social. Ici, animations commerciale et culturelle, loin de s'opposer, au contraire, se complètent. Alors, dans la cité, les amateurs de sagesse venus de différents cafés-philo de France se donnent rendez-vous, à la terrasse d'un café sous les arcades qui bordent la place centrale de la halle.

C'est à ce moment là que, déguisées en clowns, Véronique CLARYSSE et Marine HAMARD, interpellent Revélois et estivants sur le thème de la réflexion philosophique du jour : Différence sexuelle en question. Fait contemporain de société, les stéréotypes sexuels sont contestés. Beaucoup ne savent plus quel genre, quel rôle jouer. Nos deux comparses ont pris parti, entre les étales, pour la provocation burlesque. Ces actrices, au costume androgyne, questionnent les symboles sexuels traditionnels. En déambulant entre les victuailles, elles redonnent sa place au théâtre populaire : la rue.

Samedi après-midi : Woodstock-philo au lac Saint-Ferréol

Précisons, pour l'histoire, que le réservoir artificiel d'eau du lac a été créé sur la Montagne Noire par Paul RIQUET, au XVIIe siècle, afin d'alimenter le bief le plus haut du canal du Midi. À l'orée du bois, sur la pelouse qui plonge au nord du lac, Véronique CLARYSSE et Günter GORHAN, à la suite de Michel SCHNEIDER (cf. La confusion des sexes, Flammarion - 2007 -), nous posent la question : l'homme est-il une femme comme les autres ?

Tandis que Günter questionne en animateur, avec sa logique qui se veut masculine, Véronique, clown en caricature féminine, fait irruption en provoquant. Différent du mâle ou femelle biologique, le masculin ou féminin, genres culturels, se fondent-ils sur l'inné ou l'acquis ? Si la question duelle est alternative, la réponse ne peut être manichéenne. Les récents apports de la génétique et de la psychologie nous enseignent que chaque individu se positionne graduellement entre deux pôles sexués extrêmes. Si l'inné conditionne en partie notre être, rien ne semble pourtant par avance acquis. C'est la fin d'un dualisme traditionnel. Aujourd'hui chacun doit s'inventer sa posture singulière. Et la rencontre avec l'autre, quel que soit cet autre, demeure une découverte étrange.

Dimanche 29 juillet

La journée fut centrée sur la place et le rôle du participant dans le café philo. On trouvera quelques réflexions dans les articles qui suivent.

Lundi 30 juillet : la consultation philosophique (Moulin du Chapitre à Sorèze)

C'est l'une des nouvelles pratiques philosophiques qui va être au centre de la dernière journée. Pour commencer, deux démonstrations de consultations philosophiques, où il s'agit d'appliquer la logique au questionnement et aux réponses de questions philosophiques. Bruno MAGRET et Francis TOLMER accompagnent les participants par des exercices. Chacun des deux invite un participant volontaire à se soumettre à un entretien duel public sur une question de philosophie posée par le volontaire lui-même. Par commodité, il est provisoirement convenu de nommer le démonstrateur consulté et le volontaire consultant, quitte à réserver pour l'avenir d'autres vocables à cette sémantique. Le retour critique des participants, installés dans un premier temps en posture de spectateurs, s'effectue dans une seconde heure.

A l'instar de la psychanalyse, qui est auto-enquête accompagnée par l'analyste, sur le comment de sa propre psyché, la consultation de philosophie à pour objet la quête accompagnée du pourquoi existentiel et ontologique. Il s'agit d'investiguer les questions de valeurs et de sens universalisables, appliquées à sa propre personne. Inventée dans les années 1980 par Achenbach, cette consultation peut donner suite à la lecture d'ouvrages de philosophie ou être, en soi, un exercice de méthode d'auto-questionnement, selon une maïeutique socratique, invitant à poursuivre ensuite sa propre réflexion.

Précisons que la consultation de philosophie est actuellement en France en laboratoire, et qu'elle donne lieu à des recherches sur elle-même. Cependant, sans diplôme exigé ni corporation constituée de consultés, d'emblée, la déontologie est en question. D'autant que lors d'une démonstration publique - habituellement la consultation de philosophie s'exerce en privé - le consultant est souvent mis en défaut de logique, confronté à ses propres ellipses, contradictions, paradoxes, apories, incité à préciser ses concepts, à dépasser ses intuitions, sensations, présupposés, préjugés, croyances, à découvrir la problématique impliquée par sa question. C'est ainsi que le consulté sollicite, par la dialectique, le consultant pour que celui-ci abandonne ses certitudes, convictions, opinions, et qu'il s'expose alors à la déconstruction de sa pensée, afin de sortir de l'impasse réflexive dans laquelle il se trouve. En réaction défensive, le consultant adopte souvent des stratégies de résistance, d'évitement, visant à ménager sa susceptibilité, son amour-propre, s'opposant ainsi à la mission d'accompagnent que se donne le consulté. Si la brutalité - injonction de rigueur et de raison - à finalité didactique motive parfois cette pédagogie, elle ne peut, par pragmatisme et éthique, qu'être précédée de mise en confiance du consultant, avec bienveillance et respect de sa personne, le rassurant et facilitant ainsi le travail sur sa propre pensée. L'exemple, la métaphore et l'allégorie peuvent être certes requises, non pas comme arguments de preuve, mais comme illustrations du concept, afin d'en faciliter la compréhension, le passage du concret à l'abstrait. De même, discerner le particulier du général, le singulier de l'universel, rétablir la causalité différencie le subjectif de l'objectif, le relatif de l'absolu.

Ce doit donc être un dialogue exigeant par rapport à la chose examinée ( ad rem), non contre quelqu'un ( ad hominem). L'honnêteté intellectuelle et la précision de la mémoire sont mises en oeuvre par des reformulations d'"écoute active" (Carl ROGERS), qui sont scrupuleusement notées afin de s'appuyer sur celles-ci et ainsi progresser par paliers successifs. Remarquons d'autre part que le consulté devrait avoir fait à l'issue de la consultation, non seulement un travail en logique et philosophie, mais aussi un travail psychologique personnel sur son affect (mise en cause du consulté par le consultant, émotions, transferts, contre-transferts, transactions relationnelles, observations comportementales, canaux de communications, etc.), afin de ne pas se laisser enfermer dans un "jeu" relationnel, ou des malentendus sans objet avec la consultation de philosophie. Elle vise plutôt l'"accouchement" cognitif, par un travail conceptualisant et/ou problématisant, aux "forceps" ou sous "anesthésie péridurale", selon les difficultés de logique et la structure psychologique du consultant. La croissance, la reconstruction conceptuelle de celui-ci qui devrait s'en suivre, est laissé à sa seule liberté, afin qu'il développe lui-même son autonomie intellectuelle, son esprit critique, et que le consulté ne prenne pas fonction de mentor ou "coach" particulier, ou pire encore de gourou.

L'écart est parfois important entre ce que nous pensons et ce que nous faisons ! La preuve en est faîte par les exercices d'applications qui s'ensuivirent, où tous les participants se firent prendre en "flagrant délit" d'illogisme ou d'"autisme". Le premier exercice consista à problématiser une question, proposée par l'un des participants, ne comportant que deux concepts. Pourtant, exit la logique : nombreux sont ceux qui suggèrent, sur le thème de la question posée, une reformulation conforme à leur propre perception du monde, mais non rigoureusement issue de la question initiale. Ce n'est donc pas de pensée dont il s'agit mais plutôt d'opinions, certes respectables, qui s'expriment et que nous confondons avec les idées qui, elles, sont une production logique. Il semblerait donc plus facile de disserter sur la philosophie que d'en faire concrètement...

L'exercice suivant est aussi significatif. Il s'agit pour chacun, tour à tour, de questionner, par une suite logique de cinq items rédigés par soi-même, une personne choisie parmi les participants. Il s'avère que les interrogateurs estiment que les interrogés ne répondent pas aux questions posées, alors qu'ils n'ont pas écouté les réponses, tandis que les interrogés estiment l'avoir fait alors qu'ils n'ont pas écouté les questions. Peut-on alors prétendre dialoguer philosophiquement entre sourds ? Il est probable que le même exercice en communiquant par l'écrit eut donné des résultats identiques. Pourrait-on prétendre graphiquement philosopher entre aveugles ? Quels que soient les vecteurs utilisés pour philosopher dans la cité ou en institution, le malentendu est probant. Peut-on philosopher seul ?

Comment se fait-il que des exercices accessibles à des enfants d'écoles primaires mettent en défaut des adultes épris de sagesse (étymologie de philosophie) ? L'hypothèse formulée est que beaucoup seraient "parasités" par leur monologue interne, brouillant ainsi le message de l'autre. Pourquoi ce dialogue interne ? Probablement parce que, tels les schizophrènes, nombre d'entre nous essayeraient d'assembler les pièces d'un puzzle universel, cherchant obsessionnellement à calmer, par la doxa, et non par le logos, leur angoisse existentielle. "  L'être est-il inné ou acquis ? " demandait un volontaire, tandis que l'autre questionnait : "  La peur de la mort incite-t-elle à survivre, plutôt qu'à vivre ? " La journée de travail collectif semblait démontrer la réponse probable aux questions initiales : l'être paraît conditionné par l'angoisse, asservissant ainsi sa liberté de philosopher, et prenant pour discours logique sa croyance obsessionnelle.

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