La raison commune, ou sens commun, est un concept qui n'est pas très flatteur, surtout chez les personnes qui se piquent d'intellectualisme, d'originalité ou de particularité. Lorsqu'il est invoqué, il paraît désuet, banal, ou dépourvu de toute légitimité. Il s'avère pourtant fort utile dans la pratique philosophique. Déjà parce qu'il oblige à une compréhension mutuelle : ce dont le sens n'est pas partagé n'a pas de place dans la discussion. Car si l'on peut ne pas partager des opinions et pouvoir pourtant discuter, cette différence constituant même la substance vive de la discussion, le sens, comme référence commune, se doit d'être partagé, sans quoi aucune discussion n'est possible : elle serait inexistante ou absurde.
Voltaire soulevait un paradoxe à propos du sens commun. Il remarquait que dire d'un homme : " Il n'a pas le sens commun est une injure, puisqu'il est ainsi taxé de folie ", mais en même temps, dire d'un homme qu'il a le sens commun " est une injure aussi; cela veut dire qu'il n'est pas tout à fait stupide, et qu'il manque de ce qu'on appelle esprit ". Il en concluait du sens commun que : " Il ne signifie que le bon sens, raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité et l'esprit. " Le sens commun serait en effet un simple garde-fou, une mise à l'épreuve d'une pensée particulière, mais il lui manquerait l'éclair de génie, l'audace qui caractérise la singularité. Néanmoins, l'être humain énonçant plus souvent des absurdités que des paroles géniales, à commencer par ceux qui font profession d'intellectualisme, peut-être que le sens commun peut jouer un rôle positif de censeur vis-à-vis des aberrations de la pensée davantage qu'un rôle négatif de refus de l'innovation. Dans notre pratique, il nous semble qu'il en est ainsi, bien que nous admettions aussi que les schémas établis, ceux de la morale ou autre norme fortement ancrée socialement, empêchent fréquemment les uns et les autres d'oser articuler à haute voix ce qu'ils pensent, et donc d'oser penser ce qu'ils pensent. Car le bon sens, c'est aussi le normatif, le refus de l'altérité. Que ce refus soit celui de la réalité du monde qui soudain nous frappe en sa dimension tragique et que nous refusons de voir. Que ce soit le refus celui qui pense différemment, autre ou nous-même, que nous n'osons pas entendre quand nous ne le rejetons pas brutalement. Que ce soit notre être même, qui en sa transcendance nous interpelle car il souffre de ces contradictions ou aberrations que nous entretenons sans oser les nommer ni même les entrevoir.
Dans l'Antiquité, le sens commun renvoyait à l'unité des perceptions, à la sensibilité : pour Aristote, c'était une sorte de sixième sens qui était l'unité des cinq autres, opération de synthèse des différentes perceptions. Chez l'animal, c'est d'une certaine manière l'unité de l'être. Le concept de sensible commun constituait ce qui est perceptible par plusieurs sens, par exemple la grandeur, le nombre, la forme, etc. Le glissement était alors facile vers l'intellectualisation, et le sens commun en vint donc à prendre un sens de raison, surtout pratique, et par ce biais une connotation éthique. Le bon sens guide nos actions, à l'instar de la prudence, car Aristote comprend cette qualité comme une intuition pratique immédiate, quelque inspiration qui guide nos actes sans même avoir à réfléchir. Bergson, penseur par excellence de l'action reprit cette même idée : " L'action et la pensée me paraissent avoir une source commune, qui n'est ni pure volonté, ni pure intelligence, et cette source est le bon sens. Le bon sens n'est-il pas, en effet, ce qui donne à l'action son caractère raisonnable, et à la pensée son caractère pratique? ". Car il est vrai que le bon sens tient davantage d'une intelligence pratique, quotidienne, il relève plus d'un souci commun que d'une spéculation abstraite et métaphysique, bien que rien n'empêche le bon sens de s'aventurer en ces régions éthérées, en particulier sous la forme de la logique. C'est d'un savoir " économique " dont il est question, en un sens de nature non critique, puisqu'il n'est pas examiné, et qu'il paraît plutôt naturel ou inné. L'idée d'évidence ou d'intuition que l'on retrouve chez Descartes, sorte de socle de la pensée, perception interne sur laquelle nous butons et sur laquelle nous pouvons nous appuyer, serait du même ordre.
Le bon sens est pourtant capable de critique, c'est là son utilité comme contrepoids face aux excès de la subjectivité ou de l'intellectualisme. Comme la prudence, il permet de border, tout en admettant que cette action de limitation n'est pas en soi une activité autosuffisante, mais dépendante. À elle seule la prudence ne produit rien, elle restreint, voire elle immobilise, elle ne joue son rôle que face au risque de débordement et à l'excès. En ce sens, au travers d'une logique universelle, d'une norme acceptée, le bon sens agit comme la morale, il sert à réguler nos actions et nos pensées, selon le bien et le mal, l'efficace et l'inefficace, le possible et l'impossible, l'utile et l'inutile, le vrai et le faux, ou autre concept transcendantal. Il tente sans doute d'éviter, selon l'expression de Goya, que " Le sommeil de la raison engendre des monstres ". Que la raison, selon un schéma rationaliste, provienne d'une sorte de lumière intérieure qui nous fait connaître les idées a priori, ou que selon un schéma empiriste, elle provienne de l'expérience et des informations qui s'impriment a posteriori sur une " table rase ", à partir de la sensation, de l'habitude, de la croyance ou d'associations d'idées, son principe est que tout homme y a accès. Et cette communauté de raison constitue notre humanité. Le problème reste de décider si nous écouterons ou non cette raison commune, et nous devrons sans doute conclure qu'il est des moments pour le sens commun et des moments pour la rupture. Quoi qu'il en soit, le sens commun doit toujours être en éveil et ne pas accepter de disparaître au nom d'un quelconque intellectualisme ou d'une prétendue originalité. Certes, il est des moments pour la parole prophétique, la parole qui fait taire la raison et contrecarre le sens commun, mais gardons-nous, comme le conseillait Hegel, de nous inviter trop vite à la table du divin.
Il n'est pas possible que chacun donne exactement le même sens que son voisin à un propos donné, comme on s'en aperçoit lorsque l'on demande aux uns et aux autres d'expliciter ce qu'ils ont compris d'une parole quelconque: on découvrira toujours certaines différences d'analyse ou d'interprétation, souvent majeures. Or pour qu'il y ait discussion, il doit y avoir un accord minimal de sens, même non explicité. L'incompréhension momentanée peut nourrir la discussion, dans la mesure où cette incompréhension est consciente, ce qui signifie à nouveau que le sens est partagé, quand bien même il s'agit du sens d'un non-sens, la perception d'une absurdité. C'est d'ailleurs sur ce décalage qu'opèrent les jeux d'esprit, les jeux de mots, l'ironie, tout ce que l'on nomme le second degré, qui fonctionne indirectement, par absence ou rupture.
De toute façon, toute compréhension n'est jamais qu'approximative, car il est impossible à la plupart d'entre nous, sinon à tous, de définir précisément chacun des termes que nous utilisons. Et d'un moment à l'autre, s'il s'en donne la peine, chacun d'entre nous découvrira certains glissements de sens subreptices et inopinés, certaines contradictions flagrantes ou discrètes dans les idées qu'il avance ou qu'il entend. Ce qui nous amène à conclure à la nature flottante de la compréhension : elle opère " à toutes fins utiles ", grossièrement, et non dans une précision extrême. Cette dimension approximative est valable pour nos propres paroles, ou surtout avec les nôtres, dans la mesure où nous nous croyons libre d'en modifier le sens à notre guise. Nous oserons moins naturellement raturer, ajouter ou transformer d'une quelconque manière le discours d'autrui, car étant " autre " il comporte de fait une certaine dimension d'objectivité et d'irréductibilité, et impose par conséquent un plus grand respect, une plus grande objectivité. Pour cette raison, nous affirmerons que la différence de personnes ne se trouve pas entre celles qui se contredisent elles-mêmes et celles qui ne se contredisent pas, mais entre celles qui se contredisent et le savent, et celles qui se contredisent et ne le savent pas. Quand bien même cette affirmation sera sans doute considérée vexante lorsqu'elle s'adressera directement à l'un de nos congénères.
Dans la plupart des discussions, nous rencontrons un problème majeur, qui montre le manque de conscience de ces enjeux : l'absence de distinction entre ne pas comprendre et ne pas être d'accord. Ces deux expressions sont souvent utilisées de manière indifférenciée : on utilise l'une pour l'autre. Or comment peut-on être en désaccord avec une idée que l'on ne comprend pas ? La même question peut d'ailleurs être posée vis-à-vis de l'accord et de l'incompréhension, mais le problème est plus visible et se pose moins, tout au moins de manière théorique. Car dans la réalité des faits, des personnes se déclarent d'accord qui ne se comprennent nullement, avec la même absence de vergogne qu'elles se disent en désaccord alors qu'elles ne se comprennent pas.
L'exemple le plus flagrant et courant de cette aberration se trouve dans ces débats où ce qui est censé être un désaccord est en fait un changement de sujet. Par exemple une personne affirme que la table est carrée, tandis que l'autre prétend être en désaccord en affirmant qu'elle est en bois, et les deux peuvent continuer à argumenter sans se rendre compte qu'ils ne parlent pas de la même chose, puisque l'un traite de la forme tandis que l'autre traite de la matière, tout en prétendant discuter ensemble puisqu'ils parlent tous deux de la table. Bien entendu, le problème est ici assez visible, dans la réalité il peut être nettement plus subtil. En même temps, le débat sous-jacent peut résider dans le fait de savoir s'il faut parler de la forme de la table ou de sa matière, auquel cas il faudrait en clarifier les enjeux plutôt que de se cantonner à un débat qui est faux de par son aspect réducteur et partial.
La compréhension doit conditionner tant l'accord que le désaccord, l'adhésion ou le refus ne pouvant se passer de la compréhension. Mais les manières courantes de s'exprimer, reflétant en cela l'absence de réflexion qu'implique leur nature toute faite, montrent bien le problème. De quel droit dit-on que l'on ne comprend pas quelque chose, ou que quelque chose est dépourvu de sens, alors qu'en réalité on est simplement en désaccord ? Ces modalités de l'expression renvoient à des manières d'être, à des habitudes de penser. On se précipite plutôt qu'on ne réfléchit : on réagit, ou l'on rebondit, pour employer des expressions à la mode. Il manque la distance nécessaire à la métaréflexion, l'interstice critique nécessaire au philosopher. Nous ne distinguons pas le singulier et l'universel, nous les confondons allègrement.
Ceci dit, il n'est pas toujours facile de déterminer si l'on pense que l'autre dit quelque chose d'absurde ou si l'on est en désaccord. Par exemple si mon voisin déclare que la terre est plate, dois-je dire que cela n'a pas de sens, ou que je ne suis pas d'accord ? En tant que telle, sa proposition est claire, et je dois dire qu'elle a du sens. Selon les critères scientifiques établis, je peux dire qu'elle n'a pas de sens. On peut considérer que les deux commentaires sont acceptables, la seule différence portant sur les présupposés qu'ils impliquent, dont il s'agit de prendre conscience. Par exemple, en déterminant si les critères sont philosophiques ou scientifiques. On distinguera ces critères en avançant le principe que la latitude d'interprétation est plus large en philosophie que sur le plan scientifique, ou bien que la philosophie s'intéresse à la cohérence interne du propos plutôt qu'à sa validité objective.
Pour conclure sur ce problème de la confusion entre désaccord et incompréhension ou absurdité, attardons-nous un instant sur la différence entre deux formes courantes d'exprimer son incompréhension : " Je ne comprends pas " et " C'est incompréhensible ". La première parle du sujet, ce qui implique que l'incompréhension est peut-être de ma faute. La seconde parle de l'objet : il est incompréhensible, c'est-à-dire en lui-même dépourvu de sens. Le sujet ne se positionne pas du tout de la même manière. Le premier paraît plus humble ou plus nuancé, mais il n'assume pas ou nie sa capacité d'accéder à la raison commune, du moins il en doute, ce qui est suffisant pour l'empêcher de s'autoriser à faire ce qui lui paraît un coup de force ; de ce fait il est très centré sur lui-même et non sur l'objet étudié, il ne prend pas de risque. Le second, plus catégorique, s'accorde un droit d'accès à la raison commune, il se déclare objectif car il est centré sur l'objet et non sur lui-même, son jugement est donc pour lui un critère valable, on pourrait dire scientifique ; mais du coup il ne se questionne plus, son propre jugement n'est pas un objet de réflexion, son raisonnement ne fait pas partie du processus d'analyse, il est privé du retour sur soi qui constitue la pensée dialectique.
Néanmoins, dans les deux cas de figure, il ne s'agit pas de savoir si les opinions divergent ou non, mais de mettre en commun la compréhension de ce qui est exprimé, sans se soucier des désaccords de perspective. Or c'est précisément cet abandon momentané des " désaccords ", le lâcher prise de la vision personnelle, qui pose souvent problème à la pensée individuelle, car nous restons généralement attaché à nos " idées ", à ce qu'elles affirment, à leur contenu, plus qu'à la compréhension de leur contenu. Nous réagissons à ce que l'autre dit, au premier niveau de discours, plutôt que d'examiner la nature de la discussion et les enjeux du discours. L'acte de foi prime en général sur le travail de la raison, le personnel sur le commun. Soucieux de notre existence propre et de tout ce qui s'y rapporte, nous souhaitons nous empoigner avec tout ce qui heurte notre sentiment ou notre opinion en le niant ou en le contredisant. Et bizarrement, ce qui est commun, plutôt que de représenter un moindre penser, une pensée minimale, est au contraire plus exigeant, puisqu'il exige d'échapper à l'opinion pour travailler l'entendement. Ce qui est commun transcende la particularité. Ce qui est commun touche aux conditions de possibilité de la discussion. Dans chacune de ces deux formulations, on voit que ce qui est commun est d'ordre méta, d'un niveau supérieur.
Le problème reste de savoir quelle est cette communauté à laquelle nous avons accès, savoir comment nous y avons accès, et comment cette modalité de pensée générale se distingue de nos opinions particulières. Nous séparerons le problème en deux.D'une part le sens commun exprimé par les autres, par le groupe, d'autre part le sens commun auquel chacun d'entre nous a potentiellement accès en l'invoquant de manière singulière.
Commençons par le sens commun représenté par le groupe et exprimé par lui. Lors de l'animation d'un débat ou d'une discussion, nous utilisons l'opinion commune comme interlocuteur : nous lui faisons exprimer son opinion et poser des jugements comme n'importe quel autre participant singulier. Par exemple en levant la main pour décider si un argument est pertinent ou pas, si une hypothèse est acceptable ou non. Or il est une remarque récurrente de la part de nouveaux venus à un tel exercice, surtout si l'un d'entre eux se trouve lui-même en porte-à-faux face au groupe, : " Mais cela ne veut rien dire ! " ou bien " Cela ne veut pas dire que j'ai tort ! ". S'il s'agit de surcroît d'une personne ayant une identité intellectuelle, nous aurons en supplément droit à quelque chose du genre : " La masse - ou l'opinion commune - n'est en rien une garantie de vérité ! ". Ce qui est drôle, est que l'on ne dirait pas cela d'une opinion singulière, à qui en dépit de son désaccord nous accordons un minimum de crédit ou de droit d'exister, tandis que l'opinion commune se retrouve périodiquement sous le coup d'une suspicion a priori,voire soumise à une critique de principe. Cette injustice flagrante, qui décrédibilise d'emblée le commun en faveur du singulier, nous semble, si l'on y réfléchit un tant soi peu, un phénomène surprenant et amusant. En effet, pourquoi l'ensemble des pensées singulières dignes d'intérêts serait-il moins digne d'intérêt que chacune de ces pensées singulières ? Tentons deux hypothèses à ce sujet. La première est qu'en fait, ce n'est pas l'opinion personnelle qui a de la valeur, mais la mienne : " mon opinion personnelle ". Mais pour lui accorder un statut, il faut bien que j'accorde aussi un statut à l'autre, par simple effet réflexif. Il s'agit du principe du droit à l'expression, que chacun ne peut revendiquer pour lui seul. La seconde raison est liée au concept de " masse ", qui véhicule une connotation quasi inhumaine ou déshumanisante. La masse est informe, elle est sans visage, elle est d'une terrible brutalité, on peut difficilement discuter avec elle. Sa réputation veut qu'elle ne puisse pas raisonner, et que seuls les rhéteurs, ceux qui la flattent en la prenant par les émotions, puissent la modifier. Autrement dit, elle est inaccessible à la raison, elle est imperméable au philosopher. Comme toute accusation, ce n'est sans doute pas totalement faux, mais nous souhaiterions ici ajouter un bémol, qui a toute son importance. En effet, la masse est ingrate, elle est lourde, elle est épaisse, elle est difficile d'accès, mais en même temps, elle représente pour cela un interlocuteur privilégié. Car le risque qui guette à tout instant le penseur singulier, en particulier l'intellectuel, est le solipsisme, y compris le solipsisme à plusieurs. Les intellectuels parlent aux intellectuels, ou bien les fidèles parlent aux fidèles : restons entre nous. Tandis que la masse est toujours étrangère, toujours étrange. Certes elle est en un sens prévisible, mais reste aussi imprévisible, ne serait-ce que par ses excès, ceux de ses revirements ou de ses réactions.
Le rôle du choeur dans la tragédie grecque est un exemple intéressant des revirements permanents de la foule. Tour à tour le choeur est l'interlocuteur qui encourage le héros dans ses entreprises de justice, ou qui tente de le décourager dans ses gestes les plus osés, qui joue parfois la voix de la tempérance, parfois celle de la hardiesse ; cette voix oscille entre le bon sens et les préjugés, entre les sentiments et la raison. Dans la tragédie, le choeur représente un écho nécessaire, car il met en relief le héros, il est la caisse de résonance des enjeux du drame, il donne corps à la pièce. Face au héros, aux méchants, aux dieux, il y a l'humanité, entité grossière et imprécise, pétrie de ses contradictions et de ses mouvements internes, partagée entre le coeur et la raison, entre la grandeur et la médiocrité. Le choeur est l'intermédiaire, la tierce personne entre le héros et ses adversaires, le moyen terme qui oscille entre la providence et l'adversité. Parfois ses ressorts tiennent de l'archaïque, parfois du bon sens, parfois de la morale établie. Il est fort utile au spectateur, qui souvent s'y reconnaîtra, parfois pour s'irriter contre lui. Il nous semble que le choeur donne à la pièce sa dimension de réalité, son corps et sa présence.
Autre exemple parlant, faut-il l'espérer, pour ceux qui ont encore du mal avec la légitimité du groupe : le concept de jury populaire. D'une certaine manière, en justice, il est le garant du vrai et du bien, mais afin d'expliciter sa posture, nous devons le distinguer de deux entités " semblables " : le vote démocratique et le jury de spécialistes. Le vote démocratique à la majorité directe représente la volonté populaire. S'il est indirect, il représente le choix de certaines personnes censées incarner la volonté populaire ou le bien public. Ces dernières sont choisies théoriquement pour leur compétence et/ou leur conformité à la volonté populaire. Ces deux critères peuvent d'ailleurs se heurter car les compétences peuvent entrer en conflit avec la volonté populaire. Cette différence entre " volonté populaire " et " bien public " (cette dernière ressemblerait à la volonté générale de Rousseau) est en gros ce qui constitue la différence traditionnelle entre démocratie et république. Du point de vue des compétences, nous arrivons d'ailleurs au jury de spécialistes, qui n'a en principe aucun souci d'être populaire, mais doit uniquement agir en fonction de ses compétences, puisque c'est uniquement sur cette base qu'il a été choisi.
Revenons au jury populaire. Sa sélection est relativement arbitraire : ce n'est pas pour sa compétence qu'il est recruté. Ce n'est pas non plus pour exprimer la volonté générale : cela biaiserait le processus, et l'on doit tout faire pour ne pas laisser le jury être influencé par son environnement. Il est choisi uniquement pour représenter la pensée commune : vérité commune ou bien commun. Et une fois qu'il aura tranché, cette décision fera en principe office de précédent, de référence sur le plan du vrai et du bien. Nous présentons ce contexte pour mettre en scène le côté " scandaleux " du concept de jury populaire. En effet, on peut se demander quelle est la légitimité de ce groupe restreint de personnes. Elles ne peuvent pas revendiquer une expertise particulière, ni revendiquer non plus une représentativité exprimée de la majorité, mais cependant, elles sont les garants du bien et du vrai. De quel droit le sont-elles ? C'est là que nous pourrons retrouver l'idée de Descartes, selon laquelle " Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ". Cette citation est fameuse, de nombreuses gloses ont été rédigées à son sujet, mais elle n'a pas été tellement pensée dans son aspect pratique, sûrement parce que l'on oublie trop souvent la dimension pragmatique de la pensée cartésienne. Il peut être une raison à cela : la vision égalitaire de la pensée n'est pas la plus répandue chez les philosophes, qui adoptent plutôt la posture aristocratique, celle qui court de Platon et Aristote jusqu'à Kant, Hegel et Heidegger, qui tous opposent d'une manière ou d'une autre la pensée commune et banale, l'opinion, à celle du philosophe. Ceux-là s'empresseront d'ailleurs de citer une autre partie du texte de Descartes, qui leur convient mieux, lorsqu'il explique la différence et l'inégalité de pensée en ces termes : " Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien ". Tout l'enjeu repose alors sur la distinction entre le possible et l'actualisation de ce possible : chacun peut penser bien, mais certains le réalisent mieux que d'autres.
Penser le sens commun ne relève pas d'un relativisme radical ou béat, où toutes les opinions se valent, mais tente tout de même de résorber quelque peu la fracture " intellectuelle ", ce qui d'une certaine manière est conforme à l'idéal de Platon, lorsqu'il nous montre dans le Menon un esclave qui découvre la racine carrée de deux. Bien entendu, cet esclave suit les instructions du maître Socrate, mais l'important est de montrer qu'il a tout en lui pour faire cette découverte importante, puisqu'il ne fait que répondre à des questions et qu'il n'a besoin d'aucun apport de connaissances : il a en lui tout ce qui est nécessaire à la résolution du problème.
Si l'on en revient donc à notre jury populaire, le pari est le suivant : n'importe quel citoyen normalement constitué est donc aussi capable qu'un autre d'arriver au vrai et au bien. Le tout est de vérifier que la procédure mise en place permet de mener à bien le travail à accomplir, ce qui est assuré à la fois par des règles de fonctionnement et par des professionnels qui mettront en oeuvre cette procédure. De ce fait, on pourrait considérer que le bon jugement s'impose presque à la raison commune, mis à part bien sûr qu'un certain travail reste encore à réaliser dans l'esprit de chacun. D'où l'ultime étape qui consistera à débattre entre les différents membres du jury, afin d'en venir à un accord, pas toujours possible, ne serait-ce qu'à cause des différences de sensibilité. Or pourquoi ferait-on confiance à un jury, plutôt qu'à un expert ? Pour répondre, inspirons-nous de Platon qui nous met en garde contre la subjectivité, y compris - ou surtout - celle du savant, trop enclin à la complaisance du savoir et du pouvoir. Il nous explique dans Le politique que toute qualité entraîne nécessairement un défaut, et que le garde-fou qui nous protège de cette partialité de caractère est la pluralité des défauts et de leurs caractères : c'est le groupe, la multiplicité qui est la meilleure approximation de la vérité, à défaut d'un être supérieur qui en serait le garant. Car Platon envisage l'idée du sage qui transcenderait cette multiplicité, mais ce dernier, homme exceptionnel, devrait avoir en lui toutes les qualités : il ne serait quasiment plus un homme mais presque un dieu, nous explique-t-il. Nous sommes donc aux antipodes du savant qui peut imposer son savoir et sa subjectivité sur un groupe sous prétexte d'appartenir à une élite érudite. Ce dernier représente d'ailleurs presque l'ennemi, le sophiste, l'expert pétri de certitudes, le discoureur qui veut avant tout convaincre et prendre le pouvoir, sans questionner ou problématiser son propre discours. Entre le philosophe et le sophiste, l'un ressemble à l'autre comme le chien au loup, écrit-il dans Le sophiste, avec toute l'ambiguïté de déterminer qui est le chien et qui est le loup.
Ainsi le groupe, sans représenter une quelconque garantie absolue de vérité, reste tout de même un interlocuteur valable et important, précisément parce qu'il transcende les singularités. N'oublions pas que le plus petit dénominateur commun est une nature à double tranchant, dotée d'une fonction à double tranchant. Il peut être perçu sous deux angles : un angle maximisant et un angle minimisant. Ceci s'explique par le fait qu'il est deux manières de concevoir le principe du plus petit dénominateur commun. Le plus classique chez les philosophes, qui tendent à valoriser le singulier, ce qu'ils sont eux-mêmes, c'est le groupe comme incarnation de la moindre raison. Tout comme le corps, autre entité de masse, est conçu comme le lieu de moindre raison. Le corps ne pense pas, la masse ne pense pas. Seul l'esprit, le singulier, le délié, pense. La science est " rupture épistémologique " nous dit Bachelard et cette rupture s'effectue au travers de l'élite, du singulier, la masse étant celle, opaque et pleine de préjugés, qui résiste à ces ruptures. Comme le corps, elle paraît uniquement sensible à l'émotion, à la pulsion du moment, au point où elle peut paraître inhumaine et déshumanisante. À l'inverse, on trouve chez Hegel, grand pourfendeur du subjectif, l'idée que le progrès s'accomplit en dépassant l'ensemble des subjectivités, voire en les ignorant. Si l'on observe les limites de l'élite, ses médiocrités, on peut être surpris de ce qui s'effectue malgré tout sur le plan intellectuel. Nous retrouvons là l'idée d'un tout qui est plus que l'ensemble de ses parties. Et en effet, le groupe peut aussi produire un effet mobilisateur ou critique sur l'individu, qui sans cela serait livré à sa simple subjectivité solipsiste et fragile. C'est aussi l'idée de Marx, pour lequel la conscience est avant tout conscience sociale, car le groupe pose l'exigence éthique de manière plus profonde et pressante que le singulier. Pour Nietzsche, la grande raison est le corps, précisément parce qu'il ne ratiocine pas. Il est la conscience même : il est un avec lui-même. Le corps ne ment pas parce qu'il ne pense pas : il est, c'est tout.
Au travers de notre expérience de praticien philosophe, nous avons été surpris de remarquer à quel point le jugement du groupe était souvent fiable, sans pour autant vouloir le glorifier. Une des exceptions de cette fiabilité est entre autres lorsque le jugement collectif se trouve contaminé par des querelles intestines, luttes entre des sous-groupes, ce qui justement empêche le collectif de jouer son rôle unificateur et régulateur. Ou encore lorsque sourde une revendication idéologique ou psychologique plus ou moins explicite. Pour cette raison, une des tâches principales de l'animateur philosophe est précisément d'empêcher que se créent de telles fractions ou que dominent de telles préoccupations spécifiques. Non pas que le groupe soit incapable de se tromper, et de toute façon, selon le principe de la construction collective du savoir, nous ne sommes plus dans un schéma de vérité a priori et transcendante. Mais lorsque surgit du singulier, dans la mesure où il est opératoire, c'est-à-dire pertinent et compréhensible, un groupe est capable d'en percevoir la portée et l'intérêt, et accepte assez naturellement de revoir sa copie et de changer d'avis. Beaucoup plus que dans le cas du " singulier contre singulier ", où se produisent des crispations, des réactions défensives, dues principalement à un manque de distance, où l'on a du mal à se ranger du côté de l'argumentation la plus sensée. Dans un groupe, chacun a beaucoup moins à perdre, et de ce fait se crée plus de place pour le déploiement de la raison. Phénomène classique de la psychologie, où l'ego - la protection du soi - est l'obstacle principal de la pensée.
À ce sujet, en guise de critique du singulier contre lequel nous protège le groupe, mentionnons une expression, ou quasiment un tic de langage, très révélateur du problème de la pensée subjective, dans son opposition à la raison. L'expression " Pour moi... ", qui sert de préambule à bien des discours. Comme toute expression de ce genre, elle n'est pas dénuée de sens ni de légitimité : après tout, quelqu'un peut bien exprimer sa vision personnelle du monde et en cela se distinguer de la vision commune, y compris dans le sens donné aux mots, ce qui arrive régulièrement : on a le droit de fabriquer son lexique personnel. Le seul problème, comme tout automatisme, réside dans son inconscience, il est donc un lieu de non-penser, ce qui signifie qu'il paralyse la pensée. La pensée est un corps vivant où tout ce qui n'a pas de raison d'être, parasite et empêche d'être. Et si l'on observe attentivement l'utilisation du " Pour moi... ", nous nous apercevrons qu'il a deux utilisations principales : minimiser le discours qui va suivre et introduire sans vergogne des absurdités. Ces deux utilisations ont d'ailleurs une communauté d'être : je ne souhaite pas me confronter à la raison commune, je vais minimiser ma parole, en parlant uniquement pour moi, ou prétendre à une parole sans conséquence : " Moi je disais ça comme cela ! ", ce qui me permet de me dégager de l'exigence rationnelle et de la mise à l'épreuve du commun.
Le post-modernisme ambiant est une posture qui n'est pas moins légitime qu'une autre, sauf si elle est utilisée pour justifier le solipsisme et l'ignorance d'autrui, non pas un désaccord avec le commun et l'universel, mais son déni. Car si nous n'avons pas à reconnaître le général ou à accorder un statut à ce qui dépasse le singulier, ni d'ailleurs à être en accord avec lui, il est fortement conseillé de le connaître, tout au moins sur le plan philosophique, celui de la conscience, afin de s'y confronter. Ainsi, lorsque je souhaite accorder un sens nouveau ou particulier à un terme, j'en ai le droit, mais j'ai tout de même intérêt à en connaître le - ou les - sens courant, sans quoi je risque de me retrouver en décalage complet avec autrui, et tomber dans l'aberration de l'absurdité du dialogue de sourds que nous décrivions plus haut. Le singulier qui n'est pas conscient de son statut de singularité ignore à la fois sa propre nature et celle d'autrui. Il se trouve déjà dans l'aberration. Quand bien même son idée aurait du sens, elle reste une opinion car il ne sait pas en évaluer le contenu : il est incapable d'engager une lecture critique de sa perspective, il justifie sa position uniquement en la minimisant, afin de ne pas prendre de risque. L'humilité -feinte ou réelle - est son seul argument, argument par défaut.
La logique comme principe d'exclusion
Venons-en maintenant à ce qui nous paraît un point fort de la raison commune : la logique. La logique est depuis l'Antiquité l'une des principales disciplines de la philosophie, avec l'éthique et la métaphysique. Elle est l'étude des principes formels qui doivent réguler le discours afin qu'il soit en accord avec la raison. Le terme logos signifie d'ailleurs en grec tout autant raison que discours, ce qui montre à son origine l'intimité entre la parole et les règles qui la déterminent. Certes la logique n'est pas à la mode, elle jure avec le contexte idéologique actuel. Le principe même de la logique n'est pas tellement en accord avec le post-modernisme ambiant, relativiste, tandis que la logique est plutôt catégorique. La réflexion philosophique et scientifique a aussi mis à mal depuis un siècle les canons traditionnels de la logique formelle. Il serait toutefois erroné de penser que des concepts comme celui de la " logique floue " ou de la " pensée complexe " remettent radicalement en cause la logique classique. Il s'agit plutôt d'ajouter de nouveaux concepts. Pour la " logique floue ", le concept de degré, qui permet de traiter des cas de figure spécifiques que la logique binaire ne permet pas de traiter. Pour la " pensée complexe ", il ne s'agit pas d'éliminer la simplicité, mais de compléter ses défaillances. Il n'est pas question pour nous de déterminer si la logique décrit plus adéquatement le réel que la pensée singulière, mais d'examiner de quelle manière la logique est un instrument utile pour travailler la pensée singulière, une condition du dialogue et de l'échange. Hypostasier la logique, lui accorder une valeur ontologique, la faire régner sur tout autre mode de connaissance, sont autant d'attitudes qui sont cause de sa perte de crédit. Ces rigidités sont pour partie responsables du fait que la culture ambiante tente de jeter le bébé avec l'eau du bain. Nous tenterons donc, par une vision instrumentale de la logique, de faire rentrer cette dernière par la petite porte : celle de l'utilité. En soulignant tout de même le fait que la critique de la logique, non pas son abandon mais la perception et l'articulation de ses limites, est un souci que l'on retrouve en permanence dans l'histoire de la philosophie de Platon à Nicolas de Cues, Kant, Hegel et Schopenhauer, pour ne citer que quelques sommités.
L'intérêt de la logique dans la pratique philosophique est principalement qu'elle est un outil de mise à l'épreuve de la pensée singulière, à travers une communauté de principe. Elle permet de problématiser la pensée en examinant sa structure, sa forme. Elle permet surtout de problématiser la pensée à partir d'elle-même, " critique interne " dirait Hegel. Comment le fait-elle ? Principalement à partir des trois règles de bases historiques de la logique. Le principe d'identité : une chose est ce qu'elle est, elle n'est pas autre chose. Le principe de non-contradiction : une chose ne peut pas être quelque chose et son contraire. Le principe de tiers exclu : entre deux propositions contraires, il n'existe pas de milieu, ou bien, tout jugement doit être soit vrai soit faux.
Comme nous le voyons dans l'ensemble de ces trois règles, la logique sert surtout à exclure, à limiter, à interdire. Ce qui explique sans doute sa réputation sulfureuse, à une époque où le terme d'exclusion est mal connoté, contrairement à celui d'inclusion qui semble doté de toutes les qualités. Or quel est l'intérêt de l'interdiction et de l'exclusion ? C'est avant tout l'expérience de la finitude. Philosopher, c'est apprendre à mourir, nous dit la tradition. Or la finitude incarne précisément cette mort symbolique : mort du désir, avec ses prétentions à la totalité, mort de l'aspiration à la toute-puissance, mort de l'opinion sans limites, mort de la parole ultime et du dernier mot, autant d'aspirations débridées auxquelles nous tenons tant sans nous en rendre compte, et que la logique nous demande d'abandonner. Ainsi je ne peux pas à la fois être ici et être ailleurs, physiquement tout au moins, je ne peux pas simultanément affirmer une proposition et la nier, je dois effectuer des choix. La tentation est grande de prétendre à l'ubiquité ou à la totalité, de prendre ses désirs pour des réalités. Des thèses d'inspiration New age, comme " Il faut se placer au-delà du mental ", nous y encouragent en rationalisant des postures totalitaires, où tout est un, rien ne s'oppose, tout est complémentaire. Chacun de nous en vient à se prendre pour Dieu. Lorsque nous sommes enfant, nous explique Platon, nous voulons tout à la fois, mais en grandissant, nous apprenons à choisir. Or la logique nous apprend précisément à choisir, déjà parce qu'elle nous oblige à envisager le potentiel contradictoire de notre discours, ensuite parce qu'elle nous force à éliminer une des possibilités contraires dans une alternative, voire même à éliminer la possibilité que nous voudrions le moins éliminer. Elle fait un sort aux " aussi ", aux " oui mais ", aux " quand même ", et autres nombreuses expressions par lesquelles nous tentons de rattraper la totalité par un biais quelconque.
Bien entendu, dans l'absolu, tout est possible, et son contraire aussi. Mais l'absolu est un piège, pour la bonne raison qu'il n'est pas de ce monde : il n'est qu'une perspective particulière, un concept transcendantal, un idéal régulateur. Il peut certes s'autoriser bien des transgressions qui nous sont interdites : c'est là sa principale séduction. Justement la logique constitue une garantie contre la démesure, contre l'hubrys, ce péché naturel de l'homme, seule créature qui peut concevoir le dieu, l'infini, l'absolu et y croire ; de ce fait nous ressemblons souvent à la grenouille de la fable, qui à force de tutoyer le boeuf désire être aussi grosse que lui. La logique nous empêche de prendre nos désirs pour des réalités. Il s'agit donc, à titre préventif, thérapeutique, curatif, hygiénique, ou simplement par souci de sobriété ou de clarification, de s'obliger à choisir, à établir des priorités, à hiérarchiser les jugements. Certes, dans l'absolu, la vie et la mort vont ensemble, et je n'ai pas à choisir entre les deux : je suis condamné aux deux, elles se donnent sens mutuellement. Mais dans l'instant présent, à tout instant, je dois choisir entre vivre et mourir, jusqu'au jour où je n'aurai plus le choix. Certes le désir et le devoir sont tous deux nécessaires à l'existence, et ils peuvent en effet parfois converger, mais bien souvent se pose le problème de leur opposition, leur relation conflictuelle engendrant périodiquement une tension, parfois difficile à soutenir.
Illustrons l'intérêt des trois principes de la logique par quelques exemples. Commençons par le principe d'identité. Il nous permet d'appréhender le contenu d'une idée ou d'un concept, ce qu'il est, pour le distinguer de ce qu'il n'est pas. Par exemple, une personne énonce la proposition suivante : " Ce qui m'intéresse chez les gens, ce sont leurs idées ", on lui demande si de ce fait elle s'intéresse au concret ou à l'abstrait, et elle répond " Les idées peuvent aussi être concrètes ". Par définition, les idées relèvent de l'abstraction, et celui qui s'intéresse aux idées s'intéresse à l'abstraction. Répondre par le " peut être ", plutôt que par le " est " relève de la rupture avec la logique. Le " peut être " problématise, il cherche les limites, l'exception, le contre-pied, il veut échapper à la réalité de l'immédiat, ce qui serait utile s'il s'agissait en effet d'examiner les limites d'une proposition, de la problématiser. Mais s'il s'agit de cerner l'essence d'une idée, de déterminer son contenu, de conceptualiser sa nature, alors la problématisation est un contresens : être, ce n'est pas pouvoir être, l'un est un fait établi, l'autre une simple possibilité. Convoquer ainsi le " pouvoir être " exprime un désir de toute-puissance, un refus de la finitude et de la limite : cette personne rationalise à outrance, elle veut avoir raison, elle est prête à l'impossible pour " faire coller " son discours. Évidemment, toute chose peut être autre qu'elle-même et d'une certaine manière toute entité peut devenir son propre contraire, mais si toute chose est son contraire, alors nous tombons dans ce que Hegel nomme " la nuit où toutes les vaches sont noires ". Plus rien ne se distingue : tout est tout et son contraire.
Ceci rejoint une autre forme du refus du principe d'identité : le relativisme radical. Il s'agit de celui qui à la question " Qu'est-ce que le beau ? ", répond " Cela dépend du point de vue de chacun " ou " Cela varie avec les cultures et les époques ". Une telle " définition " est hélas tout aussi valable pour le " vrai ", le " bien ", la " nourriture ", le " mariage " et tout ce que l'on voudra. Rien dans une telle réponse n'est proposé qui permettrait de cerner la nature du concept, auquel cas vaudrait-il mieux le rayer du dictionnaire pour son absence de substance. On voit très bien qu'il s'agit d'un non-engagement intellectuel, d'un geste de facilité, qui se cache sous un léger vernis intellectuel, et qui nous montre bien l'intérêt du principe d'identité ainsi que les conséquences d'une non-reconnaissance de ce principe. Ajoutons que cerner ce qu'est une entité signifie adresser son sens courant, établir ce qu'elle est pour la majorité des gens, la définir de la manière la plus générale possible, cerner son essence, plutôt que de se réfugier dans des cas particuliers, beaucoup plus subjectifs, malléables et personnels. Mais nous constatons qu'il est plus difficile de définir la généralité que de faire du cas par cas, et que s'attacher au sens commun est une exigence souvent difficile à suivre. Certes il n'est pas interdit de personnaliser une définition, ni de passer par des exemples singuliers pour cerner un concept, à condition que ce particularisme ne serve pas à éliminer l'exigence de la généralité et la confrontation au sens commun.
Voyons maintenant le principe de non-contradiction. Une personne affirme : " Je m'intéresse surtout aux idées des gens ", et un peu plus tard elle affirme : " La réalité, ce sont les faits ". On demande à cette personne si elle voit la contradiction entre ces deux propositions, et elle nous répond " Il n'y a pas nécessairement de contradiction ". Certes, on peut toujours réussir à combiner tous les concepts entre eux en rajoutant des concepts intermédiaires qui les relient et les circonstancient ; il est donc toujours possible de refuser l'aveu d'une contradiction, par un simple et léger glissement. Par exemple si j'affirme tour à tour " Pierre est là " et " Pierre n'est pas là ", je peux en conclure qu'il n'y a pas de contradiction nécessaire, en expliquant que " Pierre est là physiquement mais n'est pas là mentalement ". Mais si je me sens obligé d'expliquer et de produire une distinction conceptuelle entre " physique " et " mental ", c'est bien parce que je reconnais la contradiction et que je me sens obligé de la résoudre. C'est, selon Hegel, l'essence du processus dialectique, cheminement qui fait progresser la pensée en produisant des concepts pour traiter ou résoudre les problèmes. Mais ne pas prendre en charge la contradiction, en ne la remarquant pas, en la niant ou en l'occultant, c'est figer la pensée en une série d'actes de foi gratuits et déconnectés, l'abandonnant à son statut d'inconscience, ce que l'on nomme opinion au sens banal du terme.
Dans l'exemple donné, nous avons tout intérêt à percevoir la portée contradictoire entre les termes " idées " et " faits ", entre " intérêt " et " réalité ". Par exemple, si nous admettons que " idée " s'oppose à " fait ", nous nous apercevons que la personne en question ne s'intéresse pas à la " réalité ", mais plutôt à autre chose, qu'il s'agit de déterminer, que ce soit la pensée, l'imagination ou autre concept. Bien entendu, si le fait de ne pas s'intéresser à la réalité ne plaît pas à la personne en question, elle fera tout pour tenter de gommer le potentiel contradictoire des deux propositions. Une stratégie qu'elle tentera d'utiliser sera par exemple de dire " Une idée est aussi un fait ". Le " aussi " est typiquement le genre de terme apparemment anodin - les adverbes en sont le meilleur exemple - qui fausse la donne en effectuant des glissements de sens imperceptibles, mais lourds de conséquences. Car si " Une idée est aussi un fait ", elle n'est pas " en premier lieu " un fait ! Or posons la question à partir du sens commun : " Pour le commun des mortels, une idée est-elle plutôt un fait ou le contraire d'un fait ? ".
Cela nous mène au troisième principe de la logique : le principe du tiers exclu. Face à la question que nous venons de mentionner, notre interlocuteur nous rétorquera périodiquement : " Je n'aime pas ce genre d'alternative fermée. Pourquoi faudrait-il choisir entre les deux ? Je préfèrerais choisir un autre terme ! " Et si on le laisse produire ce fameux " autre terme ", il sera parfois un terme moyen, un entre-deux, mais il sera plus généralement un concept agissant sur un registre très différent, permettant de court-circuiter complètement la tension qui vient d'être produite, en reliant les deux pôles opposés, en les plaçant dans une catégorie extérieure et commune. Par exemple, le terme " sens " : " Car les deux ont du sens ", ou le terme " réel " : " Car les deux sont réels ". Là encore, la production d'un concept " tiers " n'est pas dépourvue d'intérêt, bien au contraire, mais postérieurement, en un autre temps, en un " tiers temps " où il pourra jouer un rôle approprié, celui de réunir plutôt que d'opposer. Par exemple, dans ce cas-ci, le fait que " idée " et " fait " participent tous deux du " réel " a du sens, mais ce serait dommage d'oublier qu'une distinction a été produite, qui justement structure ce réel, à travers la dualité " fait " et " idée ". On peut concevoir que le juste milieu est un concept opératoire intéressant, voire une réalité fondatrice d'être, d'action et de pensée, comme l'entendait Aristote. Mais il s'agit de ne pas tomber dans l'ornière de la facilité : ne pas s'apercevoir que si le juste milieu transcende les différences, il est aussi un idéal régulateur, c'est-à-dire une visée optimale, une sorte d'absolu qui ne prétend en rien gommer la tension du réel, mais simplement proposer une position à l'infini où cette tension peut s'effacer, au bout d'un long travail, comme résultat d'une ascèse, et non comme une sorte de plate évidence.
En résumé, il y a tout intérêt à respecter ce que Hegel nomme les " moments " du processus de penser. Le moment de l'identité, où il s'agit d'approfondir la nature d'une entité ou d'une proposition. Le moment de la problématisation, où il s'agit de penser la négation, ou le contraire, avec la tension que cette binarité engendre. Et enfin le moment synthétique, celui où une fusion est possible, non pas pour effacer la tension, mais pour l'éclairer, pour lui proposer une résolution, tout en reconnaissant la nature problématique de la dualité, ou de la multiplicité, sans laquelle le troisième moment perdrait de sa valeur et de son intérêt. Et dans ces trois moments, qu'ils soient logiques ou dialectiques, qu'ils articulent des contraires ou les résolvent, nous accompagnons la pensée commune, nous respectons et nous nous fondons sur elle, au lieu de prétendre à une fausse autonomie, à la liberté factice d'une pensée singulière, inconsidérée.
Nous avons le droit d'être en décalage avec le sens commun, mais comme tout coup de force, il s'agit d'être conscient de ce décalage, en l'articulant, en appréhendant les étapes de sa construction. Certes nous pouvons aspirer au statut de Zarathoustra, prétendre au statut d'illuminé qui voit directement au travers des oppositions formelles et parle comme un prophète, mais là encore, à condition de savoir ce que nous faisons. Rappelons-nous la critique de Nietzsche envers Socrate, qu'il traite de besogneux, de penseur laborieux : gagne-petit qui ne cherche qu'à laminer ce qui est grand, beau ou noble. Pourquoi pas, si l'on est prêt à assumer ce statut d'aristocrate de la pensée, dont la générosité méprise de plein droit l'étroitesse d'esprit de la pensée commune ! Mais il est trop facile, lorsque confronté à une quelconque opposition, de la gommer en prétendant à une " complémentarité " factice qui ne servirait qu'à effacer toute exigence, à éviter toute portée dramatique de la pensée.
Il est un quatrième principe de la logique qu'il nous semble utile de rajouter, bien qu'il ne soit pas canoniquement reconnu comme tel : le principe de causalité. Il se distingue des trois autres car il a plus rapport avec le devenir ou la production qu'avec l'état : il est dynamique plutôt que statique. Il établit que tout ce qui existe a une cause, tout ce qui est se trouve donc être le produit d'une cause, c'est-à-dire un effet, et que dans des conditions identiques, les mêmes causes produiront les mêmes effets. La raison dispose donc d'un critère de connaissance et de jugement a priori du monde et de la pensée, ce qui est l'idée même de la logique. Leibniz a formulé ainsi ce qu'il nomme " Principe de raison suffisante ", qui permet de justifier ou d'ordonner les vérités contingentes, ces vérités de fait qui ne sont pas des vérités de nécessité, ces dernières étant celles plus généralement traitées par la logique. Du point de vue de la pratique philosophique, en son aspect le plus porteur, le principe de causalité nous oblige, même lorsque nous ne le souhaiterions pas, à saisir la raison d'être de nos propres paroles, sans pouvoir gommer nos termes ou expressions, sans les minimiser, sans tenter de produire un quelconque alibi accidentel ou réducteur. Pour preuve, mentionnons tous ces adverbes que nous utilisons bien souvent sans même nous en apercevoir, et qui exposent nos propres pensées plus parfois que nous ne le souhaiterions, à commencer par leur fragilité. Par exemple, les " aussi " et les " quand même ", que nous prétendons utiliser comme de simples " et ", mais qui esquissent une hiérarchie très marquée de la pensée, puisqu'ils impliquent une structuration entre le primaire et le secondaire, ce que nous ne sommes pas toujours prêt à réaliser. Pour diverses raisons, en particulier les prétentions de toute-puissance de notre pensée, nous refusons l'idée qu'il y ait une telle axiologie en nous, une structure préétablie qui brimerait notre possibilité de convoquer également n'importe quel concept, qui dévoilerait la manière d'être partiale et biaisée de notre être.
Le principe de raison suffisante nous oblige par conséquent à une sorte d'archéologie de la pensée, il nous force à sonder notre propre conscience, afin d'examiner pour quelle raison nous affirmons ou énonçons ceci ou cela, nions ou oublions ceci ou cela, mentionnons ceci avant cela, sélectionnons ceci plutôt que cela. Il nous force à exiger de notre raison singulière qu'elle rende des comptes à la raison générale, ce qui est très instructif mais peut évidemment nous déplaire. Ne serait-ce qu'à cause du hiatus entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, entre ce que nous disons et ce que nous devrions dire selon les canons inconscients régulateurs théoriques de notre pensée.
Dans cette perspective, tout ce que nous affirmons en particulier, même sans le vouloir, n'est jamais que le reflet d'idées plus générales, le produit d'une genèse plus substantielle et significative que le produit final du processus, ces maigres paroles qui nous sont données à entendre. Adhérer au principe de raison suffisante transforme la nature du discours, non plus pour simplement écouter ce qu'il dit, mais pour écouter ce qu'il ne dit pas. Affirmer quelque chose, c'est nier autre chose, nous dit Spinoza. Il s'agit de prendre conscience du coup de force de la parole, des options hasardeuses et osées que nous choisissons, simplement pour savoir ce que nous disons. Notre position sur ce sujet, celle de la pratique philosophique, est de postuler que nous pouvons prendre toutes les options que nous souhaitons, mais nous devons simplement en prendre conscience. C'est d'ailleurs ainsi que Spinoza définit la liberté. Être conscient de nos déterminations, afin de délibérer en toute légitimité, et ne pas être tributaire de postulats lourds que nous véhiculerions sans le savoir.
Un des aspects les plus utiles de la logique est justement sa capacité de mettre au jour et clarifier l'axiologie d'une personne, pour exposer sa hiérarchie des valeurs. Parce qu'elle nous oblige à faire des choix, à exclure, pas nécessairement dans l'absolu mais tout au moins de manière séquentielle, selon les moments subséquents, comme nous le recommande Hegel. Parce que des valeurs différentes ont nécessairement un potentiel conflictuel, il nous est nécessaire de déterminer lequel prendra le pas sur l'autre lorsque cette opposition se rencontrera. Pas question de vouloir tout conserver sur un même pied d'égalité, dans une simultanéité factice, dans un simulacre d'unité, ce serait trop facile. Nos choix révèlent notre être, l'expriment au grand jour. Toute parole, comme tout silence, est dévoilement de la personne, car la parole est clairière de l'être. Et si les choix que la logique nous oblige à poser nous paraissent une sorte de trahison de nos bonnes intentions, cette trahison n'est rien d'autre que la mise au jour de notre être, comme de l'être en général, qui ne peut s'exprimer qu'à travers la partialité et la finitude.
À la fin du dix-huitième siècle vit le jour en Écosse une école philosophique qui se réclamait du " Sens commun ", autour de Thomas Reid, qui devait inspirer le pragmatisme américain. Ce courant tendait à répondre à la fois à l'idéalisme et au scepticisme, ce que l'on pourrait nommer l'intellectualisme qui régnait en philosophie. Il prônait une sorte de sagesse populaire, plus à même de guider nos choix quotidiens que les élucubrations sophistiquées et les manipulations de paradoxes coutumiers des philosophes patentés. Le sens commun est une vérité élaborée collectivement, plutôt qu'individuellement, et de ce fait maintient une position relativement conservatrice puisqu'il s'agit de résister aux innovations osées des uns et des autres. C'est cette idée que l'on retrouvera chez Peirce, fondateur du pragmatisme, pour qui un large consensus constitue la meilleure approximation de l'objectivité. Dans cette perspective le sens commun n'est pas figé, il est ouvert à la vérification permanente, il évolue collectivement, il est soumis à la pratique quotidienne, ce qui le rapproche de la méthode scientifique. Un des arguments de Reid était que même les intellectuels, dans leur vie courante, utilisent les principes de ce sens commun pour déterminer leurs choix et leurs actions. Évidemment, cela s'oppose par exemple à la vision de Bachelard, qui oppose carrément expérience scientifique et expérience commune.
Un argument intéressant de cette école écossaise était d'affirmer qu'en dépit de toutes les modes philosophiques, matérialisme, idéalisme, stoïcisme ou épicurisme, aucune de ces doctrines n'a prévalu de manière durable, en dépit des partisans illustres qui les auront défendues. Elles ont toutes exercé une certaine influence, mais en définitive l'opinion commune, celle du genre humain, n'aura jamais suivi ces diverses doctrines. Elle restera ce qu'elle a toujours été, chacune de ces écoles ne faisant qu'éclairer un aspect particulier du fonctionnement humain. Mais on pourrait aussi conclure que ces diverses écoles ont permis à l'homme de prendre conscience des différentes facettes de sa pensée. Et même si diverses époques ont été marquées par certains penseurs, on pourrait aussi dire que les philosophies spécifiques ont été engendrées par un lieu et par une époque, qu'elles n'ont été en fin de compte que le simple reflet d'un moment et d'une culture ambiante, voire d'une mode. Descartes a-t-il forgé l'esprit français, ou n'est-il que l'incarnation particulière ou le reflet amplifié de l'esprit commun français ? La question reste, et mérite d'être méditée.
De toute façon, la question pour nous, du point de vue de la pratique philosophique, n'est pas tellement de choisir entre ces deux visions du monde, entre le général et le singulier, l'abstrait et le concret, ou entre ces deux cultures, car ce débat recoupe largement des schémas ou traditions liés à des traditions culturelles. Il s'agit de préférence, comme dans nos différents rapports avec les multiples écoles de pensée et les innombrables concepts établis, d'engager un débat, dans le groupe ou chez un individu, entre ces diverses logiques, car la pensée n'est rien d'autre qu'une confrontation de perspectives, collectivement ou en soi-même. C'est au fil de ces échanges qu'il deviendra possible d'établir des conclusions qui ne sont pas exclusivement tributaires d'une école unique de pensée. Car ce côté rigide, voire idéologique, est souvent inconscient. Par exemple, lorsqu'en France on laisse s'exprimer le collectif et qu'il vient contrer une idée singulière, la réaction est souvent la suivante : " Mais ce que pense le groupe ne veut rien dire ! ". Nous rencontrons constamment une suspicion constante envers la communauté, sous le couvert que l'opinion commune n'a aucune espèce d'intérêt. Seul le singulier serait digne de foi, alors qu'il est tout autant susceptible d'être biaisé, sinon plus, ne serait-ce que par la subjectivité contre laquelle les philosophes idéalistes nous mettent justement en garde. Hegel s'étonne même de constater que les grandes choses, le progrès collectif, s'accomplissent en dépit de la multiplicité des mesquineries et réductionnismes individuels. D'ailleurs, même chez le grand promoteur de la pensée singulière qu'est Descartes nous trouvons l'idée que " Il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ", bien que l'on puisse aussi attribuer à Descartes une certaine ironie, au vu de sa critique de la pensée dominante. Mais si l'on prend ce qu'il dit au pied de la lettre, pour lui la raison est présente tout entière en chaque homme, au moins potentiellement, ce qui ne mène guère à cette sorte d'élitisme tranché si courante chez certains penseurs. L'expression française de " lieu commun ", comme celle " d'opinion commune ", montrent bien le parti pris élitiste, où seul le singulier offre une garantie valable de pensée. Même chez Marx, ce penseur du collectif, on retrouve le présupposé élitiste, lorsqu'il affirme que le bon sens est " le chien de garde de la bourgeoisie ".
Car si la raison en acte, au sens rigoureux du terme, n'est pas absolument équivalente au bon sens, la question reste de savoir s'il s'agit entre les deux d'une distance importante, voire d'un divorce ou d'une opposition, ou bien s'il s'agit simplement d'un léger décalage, que l'un peut émaner assez facilement de l'autre, quitte à se retrouver en conformité l'un avec l'autre après un heurt initial. Raison et sens commun sont-ils convergents ou antinomiques ? Cette convergence est le principe même de la maïeutique, qui prétend que tout un chacun, détenteur d'une étincelle de feu divin, peut à l'aide des questions appropriées faire émerger de grand concepts. L'autre perspective, aussi présente chez Platon, étant que la pensée authentique, bien qu'ignorante, ou en vertu de cette ignorance comme le montre Socrate, peut mettre à l'épreuve une pensée savante, c'est-à-dire celle de l'élite érudite et singulière. Finalement, nous rencontrons chez cet auteur une sorte de dialectique permanente entre l'ignorance et la connaissance, entre l'élite et le commun.
Nous ne pourrions terminer ce travail sur le sens commun sans examiner les limites d'une telle communauté. Les limites du sens commun, celles de la logique, sont évidemment les ruptures épistémologiques, ces renversements qui président au développement scientifique, qui engendrent les bouleversements de paradigmes, transformations qui s'effectuent théoriquement à l'encontre des schémas établis et courants. Conversion qui s'effectuera peut-être plus facilement en ces esprits osés qui marquent leur époque, mais qui peut aussi s'effectuer en chacun d'entre nous. Nous connaissons tous à divers moments cette expérience de la pensée singulière, du renversement, de l'innovation, en ce qu'elle a de libre et d'irrespectueux, en sa capacité de transgression et d'irruption. La vie se charge bien souvent de nous faire revoir notre copie, parfois durement, et notre vision de la logique en prend régulièrement un coup. Après tout, pourquoi se conformer aux règles de la logique et du sens commun ? Pourquoi faudrait-il ériger ce principe en une sorte d'absolu ? L'esprit n'est-il pas plus libre et plus puissant que toute règle a priori ? Or il est diverses manières légitimes par lesquelles la pensée rejette les règles communes. Examinons-en quelques-unes.
La passion tumultueuse, le désir débridé, l'amour qui rend aveugle, le tracé implacable de la volonté, constituent le premier pôle de refus du sens commun, premier par excellence ou par banalité. Aussi irrationnelles ou imprévisibles que puissent être ces pulsions du corps, ces forces motrices de l'âme, ces emportements de l'esprit, elles n'en constituent pas moins une dimension constitutive cruciale de notre être. Dans ces situations, toute maîtrise de la pensée par des principes a priori, toute référence à une quelconque communauté est abandonnée. Au mieux, le collectif servira de contrepoids, plus ou moins efficace, plus ou moins utile. Car la directionnalité qui dès lors est imposée au fonctionnement mental, que s'impose l'esprit, même si mue de l'intérieur, ne laisse aucune liberté, aucune marge de manoeuvre, elle ne permet pas de solliciter une quelconque autorisation à une référence extérieure : l'esprit ne connaît rien d'autre que ce feu qui l'anime et le meut. Il n'est plus possible de raisonner, il est difficile pour l'étranger de comprendre une telle personne, à moins de partager ce même feu sacré, ce même engagement. Ou bien comprendre aura uniquement une valeur formelle, tout comme le médecin comprend le malade, sans nullement partager sa souffrance et sa maladie. Connaissance utile, certes, mais totalement extérieure. Contrairement au sens qui est commun, la passion, le sentiment ou la volonté relèvent plutôt de la singularité. Quand bien même nous les partageons avec autrui, nul ne peut présumer de l'intériorité du voisin. Ironiquement, deux personnes qui s'aiment s'aiment rarement du même amour.
Second pôle de refus de la logique et du sens commun : la connaissance. Car si la logique nous oblige à être ignorant, nous ne pouvons pas toujours l'être, et notre connaissance doit parfois faire taire la logique, tout comme la logique fait parfois taire la connaissance. Connaître, c'est accepter l'évidence d'une information, aussi superficielle ou profonde soit-elle, accompagnée ou pas de compréhension. Or les faits, quel qu'en soit le type ou l'origine, ne tombent pas toujours sous le sens, ils peuvent parfois nous surprendre, y compris lorsqu'ils constituent pour nous le fondement du réel. Qu'elle provienne de la perception sensorielle, de la réflexion personnelle ou collective, de l'expérimentation, de la transmission d'informations par le biais d'autrui, la connaissance est la matière qui nourrit la pensée, la substance à partir de laquelle nous élaborons nos idées. Or ce que nous connaissons, nous l'acceptons, plus ou moins arbitrairement, parce qu'il faut bien faire confiance, parce qu'il faut bien se baser sur quelque chose, mais aussi parce que la raison qui préside à la logique et au sens commun n'est pas productrice en soi de connaissance. Ceci est déjà le cas pour la connaissance empirique, car nous ne pouvons pas imaginer par nos propres moyens le monde entier, mais c'est aussi le cas pour la science, même si elle émane de la raison. Ou bien il faudrait présupposer que chacun d'entre nous, à lui tout seul, puisse récréer la totalité de la science héritée des prédécesseurs. Or la connaissance n'a pas nécessairement à être soumise au sens commun, quand bien même elle en émane : nous la recevons pour ce qu'elle est, nous en acceptons le don, nous la prenons comme évidence. Aussi bizarre que ce soit, il s'agit là d'un acte de foi, car nous faisons confiance, de manière singulière ou collective, à ce qui nous est donné. Et si l'on nous objecte que la connaissance qui nous est apportée relève bien souvent d'une sorte d'opinion commune, qu'elle soit scientifique ou populaire, elle n'est pas toujours conforme au sens commun ou à la logique, parce que sa transmission ne met pas toujours en oeuvre les facultés critiques de l'esprit.
Troisième pôle de rejet de la logique et du sens commun : la créativité, l'invention. Les immenses ressources créatives de l'homme lui font rejeter périodiquement ce qui semblait jusque-là aller de soi. Imprévisible et souvent non maîtrisée, raison pour laquelle on associe souvent créativité et passion, l'innovation choque, surprend, elle peut certes séduire, mais elle provoque fréquemment la résistance et le refus. Elle ouvre de nouvelles perspectives qui bouleversent les visions habituelles, elle demande à revoir ce qui nous paraissait acquis. Que ce soit sur le plan esthétique, scientifique, idéologique ou existentiel, qu'elle provienne de nous-même ou de quelqu'un d'autre, elle remet en cause notre assise personnelle ou collective, elle défie la raison et l'habitude, en un premier temps du moins. Si par la suite, avec le temps ou avec les explications adéquates nous finissons peut-être par intégrer cette nouveauté, elle nous surprend d'abord parce qu'elle heurte nos habitudes. Lorsque nous la comprenons ou l'internalisons, nous réintégrons la nouveauté dans le sens commun, mais bien souvent nous nous contentons de la rationaliser, afin de la caser et ne pas rester dans la dissonance cognitive, trop pénible à vivre, ou alors nous l'occultons. Rationalisée, la nouveauté passe au statut de connaissance acceptée, nouvel acte de foi, quand bien même elle choque la logique et le bon sens, et nous retombons dans le cas précédent de l'opinion commune, pas toujours en accord avec le sens commun. On remarquera au passage que ce qui pour la logique est une rupture inadmissible, est pour la littérature un procédé stylistique, comme par exemple lorsque l'on remplace le tout par la partie ou lorsque l'on prend le singulier pour l'universel. La licence poétique est un bon exemple de cette rupture avec les codes logiques communs.
Quatrième pôle de rejet de la logique et du sens commun : la dialectique, processus qui sait si bien se rire des contraires, qui s'en nourrit, qui progresse en jouant des oppositions, en les reconnaissant pour mieux les éliminer ou pour les rendre productif. À raison, car l'exclusion, productrice de rigidités, en dépit de son utilité, peut facilement devenir une règle stérile. Si la logique, par des procédés modelés sur le syllogisme, ces agrégats de présupposés, peut en effet former système, il ne faut pas oublier que par définition nous restons dans un cadre donné, et que d'une certaine manière il serait illusoire d'y percevoir une quelconque production de nouvelle connaissance. La logique analyse et extrapole, mais elle reste à l'intérieur de concepts donnés, de leur sens et de leur implication. La dialectique oblige le concept à sortir de lui-même en l'obligeant à se rapporter à ce qu'il n'est pas, voire à se confronter à son origine, ce qui nous force à engendrer de nouveaux concepts. La dialectique nous oblige à penser l'impensable, elle se fonde sur le type de schéma qui affirme par exemple que la lumière aveugle tout autant qu'elle éclaire, contradiction, paradoxe ou ambiguïté qui ne convient guère à la logique, pour qui les affirmations contradictoires ne sont guère les bienvenues. Mais en forçant des relations improbables ou choquantes, la dialectique nous oblige à produire de nouveaux concepts, susceptibles d'éclairer ou de résoudre divers problèmes volontairement ou accidentellement produits. Mais la dialectique, avec ses renversements, heurte souvent le sujet pensant, qui n'apprécie pas d'être ainsi bouté hors de ses retranchements, positionnement qui caractérise le sens commun, avec ses habitudes et ses lieux communs. Mais alors que nous reste-t-il, si les contraires s'associent ! Tout redevient négociable, la porte est ouverte à tous les abus contre lesquels justement la logique et le sens commun tentaient de nous prévenir. Mais bizarrement, en un second temps, l'opération dialectique doit rendre des comptes à la logique : une fois le choc passé, nous devons vérifier si l'opération est sensée, si la rupture peut se réintégrer dans le système général de raison. Tout comme en musique les incidentes, bien qu'en rupture initiale, doivent être récupérées par les règles harmoniques. Et les grandes vérités, révélées à des êtres d'exception, surgissent en général sous la forme des paradoxes.
Il est un cinquième pôle de renversement du sens commun, qui bien qu'ayant un statut particulier nous semble mériter d'être mentionné : les conversions provoquées par la vie. En effet, périodiquement, au cours de l'existence, souvent à cause des événements tragiques tels que la maladie et la mort, nous en venons à changer radicalement de cap dans la direction de notre vie ou tout au moins dans la conscience que nous en avons. Nous menions jusque-là une vie qui nous semblait normale, logique, à peu près identique à celle de tout un chacun, et voilà que soudain, par une sorte d'illumination subie et subite, il nous semble que ce qui avait tout son sens n'en n'a plus, que le monde ordinaire nous semble absurde ou inintéressant, et nous voilà transformé. Nos proches ne nous reconnaissent plus, nous leur semblons étrange, à moins au contraire qu'ils soient justement ravis du changement. Parmi les schémas classiques, nous trouverons la personne obnubilée par son travail qui soudain décide que la vie de famille est plus importante, la personne anxieuse qui jusque-là se souciait de tout, qui soudain laisse naturellement les choses venir à elle, la personne hyperactive qui un jour décide de se laisser vivre ou de devenir épicurienne, ou la personne matérialiste qui découvre " enfin " la spiritualité. Le paradoxe de cette transformation est que la personne ainsi convertie à une " nouvelle philosophie " se trouve elle-même désormais plus sage. Même si elle est en rupture avec ce qu'elle observe autour d'elle, elle a l'impression de toucher une vérité plus profonde, d'atteindre la sagesse. Elle prétend passer d'un sens commun banal à un sens commun plus profond. Ou sans même prétendre à une telle progression de l'âme, elle le ressent ainsi : elle a l'impression de mieux ou plus être elle-même, d'être de plain-pied avec la réalité constitutive des choses et du monde. Elle est maintenant dans le " vrai bon sens ", celui qui est ignoré par le commun des mortels. Cette conversion peut l'amener à prendre une allure de prophète ou d'initié dont la vocation est désormais de convertir au " bien " une humanité déshumanisée.
Dans ces différents cas de figure, le sens commun est renversé, problématisé, confronté, transformé, et chacun selon ses convictions ou les circonstances trouvera légitime ou non d'effectuer une telle rupture. Quoi qu'il en soit, il nous semble primordial de connaître à la fois le sens commun et la logique, d'en sentir le poids, tout comme d'être capable de transgresser ces formes, de connaître l'expérience de la singularité, de l'originalité, même si cette expérience est en un sens on ne peut plus banale. Expérience fondamentale parce que banale. La banalité se nicherait principalement dans la prétention de ne pas être banal, la particularité se retrouverait dans l'abandon de l'idée d'être particulier. Illusion d'être un individu différent, et se découvrir comme que le simple cas spécifique d'une multiplicité foisonnante. Être banal serait donc croire être spécial, être spécial tiendrait justement dans l'expérience de la banalité. D'ailleurs, sur le plan philosophique, ne passons-nous pas notre temps à redire ce qui a déjà été dit ! À rédiger de maigres codicilles sur quelques grands écrits, à ajouter des notes de bas de page aux célèbres textes anciens. Peut-être en cet héritage commun, aussi ignoré soit-il, s'incarne le sens commun.