Intervention au Second Printemps des Universités populaires, Narbonne, 23-06-2007
La philosophie avec des enfants est une idée qui est née il y a trente-cinq ans aux Etats-Unis. C'est Matthew Lipman, professeur de philosophie dans le Wisconsin, qui a développé cette idée. Mais pour quelles raisons faire des ateliers de philosophie avec des enfants dans les Universités Populaires ? Ce type d'atelier existe dans les écoles, serait-ce différent dans les UP ?
Je soulignerai deux éléments qui me paraissent fondamentaux. En premier lieu, c'est la volonté de déscolariser cette discipline, alors qu'à l'école il restera toujours quelque chose qui relève de l'évaluation. En second lieu, c'est l' hétérogénéité. Les enfants ont entre 7 et 13 ans. Autrement dit, les plus jeunes commencent à pouvoir abstraire des éléments du concret, tandis que les plus âgés commencent à exercer ce pouvoir d'abstraction sur des formes déjà plus ou moins abstraites. Je nommerai " expérience de pensée " la capacité de pouvoir abstraire des choses soit à partir du concret, soit à partir d'éléments ayant été mêlés à un processus d'abstraction. Je dirais qu'un des moteurs de ces Ateliers Philo repose sur la qualité du groupe à produire des expériences de pensée.Je développerai dans cet exposé quatre conditions nécessaires pour expliquer comment on peut favoriser l'éclosion de ces " expériences de pensée chez l'enfant ".
- La première condition concerne les productions langagières : utiliser des mots qui enchaînent du sens, des mots qui créent des enchaînements entre les effets et leur cause.
- La seconde condition renvoie à la construction d'une éthique de l'écoute qui se nourrit elle-même du développement de l' estime de soi.
- La troisième condition est relative à la manière d'aborder un raisonnement qui suppose un certain angle et dont les interrogations relèvent du pourquoi, davantage que du comment.
- Enfin, la quatrième condition concerne l'objet lui-même de la discussion. Si l'on suppose que les enfants ont une capacité à poser des questions de nature philosophique, faut-il pour autant se priver des textes et contenus porteurs de questions philosophiques ou anthropologiques ?
Je ne développerai pas le concept " d'expérience de pensée ", mais les conditions nécessaires pour son émergence. Avant d'aborder ces conditions d'émergence favorisant la production d'expérience de pensée, je ferai deux remarques pour différencier les relations entre les enfants et l'adulte dans les ateliers de philosophie à l'UP et à l'école, et également dans la relation qu'a l'enfant à la maison. Cela me permettra de poser ce que je présente comme une " hypothèse d'existence ", c'est-à-dire de formuler à mon tour " une expérience de pensée " à propos des relations enfants/adultes dans les UP, à l'école et à la maison.
À l'école, il y a des ateliers de philo depuis presque dix ans, mais quelque part, il y a toujours un élément évaluatif, parce que le but fondamental de l'école est de transmettre un savoir qui s'inscrit dans un programme, et ceci renvoie toujours à une évaluation, qu'elle soit formative ou diagnostique. Donc il y a un rapport asymétrique institutionnalisé entre l'Enfant et l'Adulte.
À la maison, la relation entre l'adulte et l'enfant, en principe, passe par l'inculcation ou la transmission d'opinions reflétant les valeurs auxquelles la famille est attachée. Le lien Parents/Enfant reste lié au mode du contrôle, de la surveillance. Donc il y a ici aussi un rapport asymétrique institutionnalisé entre l'Enfant et l'Adulte.
À l'U.P., il n'y a pas de transmission de savoir ou d'opinions quelles qu'elles soient ; il n'y a pas d'évaluation ; il n'y a pas de contrôle de connaissances. La seule chose que l'animateur s'efforce de garantir c'est que les enfants produisent " des expériences de pensée. " C'est pour cette raison qu'en principe il ne devrait plus y avoir de rapport asymétrique institutionnalisé entre l'Enfant et l'Adulte !
Pour cette première question relative à la philosophie, l'Enfance et la Modernité au sein des UP - il me semble qu'une piste pourrait être que la plus grande liberté dont on peut bénéficier dans les UP devrait permettre de développer des relations enfant/adulte dans une optique moins asymétrique et moins institutionnelle.C'est l'hypothèse que je poserai en développant ces quatre conditions d'émergence qui favorisent la production par les enfants d'expériences de pensée.
Première condition, les productions langagières
Dans un atelier de philosophie, un enfant tente d'exprimer sa pensée avec ses mots et ses maladresses, mais ceci ne veut pas dire qu'il s'agisse juste de parler pour le seul plaisir de s'exprimer. Chercher à exprimer sa pensée, c'est tenter de rendre son propos le plus explicite possible. Et, lorsqu'il ne peut le faire seul, il peut le faire avec l'aide des autres. Or, pour exprimer une pensée précise, le locuteur doit rendre logique son raisonnement, il faut qu'il argumente et cela implique l'emploi de certaines formes linguistiques qui produisent des enchaînements et des relations.
L'objet de l'Atelier c'est la discussion, il faut donc que les interlocuteurs apprennent à se saisir de ce matériau pour pouvoir le traiter comme un objet. Autrement dit, ce qui devient important, ce n'est pas tant le fait qu'un enfant puisse s'exprimer, mais le fait que le groupe puisse se saisir d'un énoncé et être en mesure de produire sur ce discours des analyses. Bref, ce n'est pas tant le locuteur qui est important mais l' énoncé retravaillé par le groupe. La discussion est donc toujours placée dans un cadre visant une entente entre les interlocuteurs, soit pour réfuter l'énoncé, soit pour en améliorer la proposition.
Ceci va induire certains usages linguistiques pour utiliser des connecteurs logiques : " S'il se passait ceci ... alors ou donc, il pourrait se passer cela... ", " C'est comme si... ". Ce genre de " connecteur de logique " va permettre aux enfants de produire des énoncés qui sont reformulés par le groupe et qui tendent à prendre la forme de métaphores. Dès lors, l'énoncé cesse peu à peu d'être une opinion singulière pour tendre vers quelque chose de plus général. La production perd alors une part de sa charge affective pour emprunter les suggestions plus généralistes de la métaphore, l'énoncé se prête alors davantage aux échanges et aux " expériences de pensée ". C'est alors que dans le discours des enfants, on entend poindre les " c'est comme si... " ou les suppositions telles que " Si....alors.... "
Deuxième condition, l'éthique de l'écoute
Les enfants les plus jeunes du groupe (6/9 ans) ont une pensée qui a du mal à s'affranchir du concret, les plus grands (10/13 ans) par contre commencent à être un peu plus à l'aise avec l'abstraction. Il y a donc une sorte de hiatus entre ces deux groupes. Par exemple, les plus âgés font la différence entre le sens figuré et le sens propre, ce qui leur permet de travailler plus facilement avec les métaphores. La figure de la métaphore reste un domaine qui résiste forcément pour les plus jeunes.
Comment faire ? L'animateur rappelle toujours les règles en début d'atelier. " Premièrement, on doit écouter ce que les autres disent, même si on n' est pas d'accord avec eux. Deuxièmement, on doit s'entraider. Si l'un d'entre vous n'arrive pas à trouver les mots pour exprimer sa pensée, les autres doivent l'aider. " La discussion repose donc sur une base d'écoute et d'aide nécessaire si l'on veut viser l'entente comme le propose Habermas. Cette éthique de l'écoute et de la communication va aider chaque membre du groupe (y compris l'adulte) à " s'intéresser aux choix de l'autre qui semble parfois incompréhensibles ! ". Habermas différencie deux stratégies totalement opposées dans la discussion, " l'agir stratégique ", dont le but est de convaincre et de vaincre l'autre ; et " l'agir communicationnel ", dont le but est l'entente et la mise en commun d'une réflexion en vue de dégager le meilleur argument.
C'est ce principe d'égalité, ce principe " d'éthique discussionnelle " qui crée une rupture avec la relation strictement asymétrique et institutionnalisée entre enfants et adulte telle qu'elle apparaît à l'école ou dans la famille !
Ce type de discussion implique des interactions verbales et sociales entre les enfants et appelle le développement psychologique, chez l'enfant, de l' estime de soi. Les effets de l'interactionnisme (échanges verbaux et sociaux) sont des questions qui ont été largement débattues depuis Henri Wallon, Jean Piaget, Lev Vygotski, Georges Mead et bien d'autres. Pour résumer brièvement l'interactionnisme, on peut dire que le postulat est le suivant : la plupart des connaissances que nous acquérons sont transmises lors d'interactions sociales, le plus souvent par l'intermédiaire du langage ou par l' imitation.
La vie d'un Atelier, comme tout atelier, nécessite du temps, afin que le groupe mûrisse et apprenne à se connaître. Chez l'enfant, l'estime de soi est très importante car elle contribue au développement de sa personne, ce qui va l'autoriser à exprimer sa pensée devant d'autres enfants. Je reprends la définition du paradigme social de George Mead, qui décompose ce que l'on nomme en général le " Moi d'une personne " en trois processus en interaction, le Moi, le Je et le Soi.
Le premier processus (Je) représente une sorte de subjectivité du Soi : la personne agit de façon inconsciente et souvent sans se soucier des autres. Le second processus (Moi) représente une sorte d' objectivité du Soi : la personne tente d'agir en prenant en compte les autres, il y a un effort d'imaginer comment les autres pensent que je suis. Enfin, le troisième processus (Soi) représente l' aspect visible et social de la personne : c'est la façon dont la personne apparaît aux autres. Ces trois processus sont intriqués et en interactions permanentes. L'intérêt que je retire de cette approche de l'estime de soi, c'est l'interdépendance entre ce qui se trame à l'intérieur du sujet et les façons d'appréhender ses relations avec les autres, et de remanier toutes ces relations dans un travail personnel.
Imaginons le cas d'un enfant impulsif, qui agit uniquement en fonction de sa propre subjectivité, de son Je, sans aucun souci des autres. Dans un premier temps, cet enfant égocentrique se moque de savoir comment les autres vont réagir. Son comportement commence à agacer le groupe car il ne s'assagit pas. Dans un deuxième temps, le groupe et l'animateur réagissent mais n'obligent pas cet enfant à avoir tel ou tel comportement. L'animateur ou un enfant du groupe lui fait remarquer la façon dont on le perçoit ! On lui demande s'il peut changer de comportement en lui signalant que c'est à lui de changer, car le groupe ne peut pas le faire à sa place. Soit il ne se passe rien et l'enfant continue son petit jeu (c'est rare), soit il commence un processus introspectif afin d'apprendre à agir pour lui-même, mais également à se mettre à la place des autres et à établir une série d'autorégulation, dont la prise de conscience et le fait qu'il en soit le pilote va susciter une meilleure estime de soi.
Autrement dit, quand je parle de favoriser des processus relationnels dans un Atelier Philo Enfants, cela signifie plusieurs choses. En premier lieu, de développer la qualité d'écoute en s'intéressant à ce que l'autre dit, même si ce qui est dit n'est ni très clair, ni très compréhensible. Cette écoute s'inscrit dans une volonté d'entente (" agir communicationnel " d'Habermas) dont le but est de favoriser le dialogisme et la recherche commune. Mais les aspects cognitifs et linguistiques ne sauraient être déconnectés du développement psychologique. Le dispositif dans lequel s'élabore cette recherche du meilleur argument doit aussi favoriser l'estime de soi. Il est nécessaire que l'enfant prenne conscience de son statut d'enfant, c'est-à-dire ce qui le constitue, avec dans ses Droits et Devoirs ce qui lui permet d'être reconnu par les autres comme un acteur et comme un " interlocuteur valable ". C'est-à-dire quand l'enfant prend conscience du principe d'égalité dans le cadre de l'atelier philo, et qu'il cesse d'être et de vivre dans une relation d'asymétrie par rapport aux autres.
Troisième condition : questionner philosophiquement
L'animateur en début de séance rappelle les règles d'écoute mais également les formes discursives du questionnement. En règle générale, l'atelier se déroule ainsi : l'animateur commence par lire une histoire courte porteuse d'un contenu philosophique (mythes platoniciens, contes...) À l'issue de cette lecture, les enfants produisent en quelques minutes un dessin reproduisant un épisode de l'histoire racontée et pensent à une question. Brièvement, je dirais qu'il s'agit d'écouter un texte, d'en comprendre le sens, puis de proposer des questions sur ce texte. L'animateur se saisit de leurs questions pour lancer le débat philosophique. Que faut-il entendre par " nature philosophique d'une discussion " ? Je dirais que d'une manière générale, les propos des enfants peuvent être porteurs de sens philosophique, mais il faut les guider pour que leurs interrogations le soient aussi. L'animateur tend donc à favoriser chez eux certaines habitudes discursives :
- le " Pourquoi " plutôt que le " Comment ".
- Apprendre à questionner les concepts, en disant par exemple " qu'est-ce que ça veut dire ceci ou cela... ". " Une ligne c'est ce qui sépare le haut du bas (concepts de spatialisation) ; un autre enfant dira, il n'y a pas de commencement et pas de fin (concept d'infini)... ". On voit donc comment s'élabore un travail de conceptualisation à propos du mot " ligne ".
- L'animateur encourage l'enfant à prendre l'habitude d'interroger les liens entre les causes et les conséquences : " Quand on boit un verre de jus d'orange qu'est-ce qui se passe dans le corps ? Que pourrait- il se passer si chacun pouvait faire ce qu'il veut? ".
- Apprendre à repérer et à questionner des préjugés, les opinions toutes faites, les traditions ou habitudes de penser. Par exemple en demandant " Est-ce que c'est vrai ? " ou " Pourquoi pense-t-on que ...? ".
Ces quelques exemples illustrent comment la logique de l'enfant va pouvoir se déployer au travers du langage. Une autre caractéristique intéressante de ce type d'Atelier de philosophie avec des enfants surgit quand les enfants s'interpellent entre eux pour demander de justifier ce qu'ils disent :" je ne comprends pas bien le sens de ta pensée est-ce que tu peux redire cela de façon plus claire ? " ou bien " Pourquoi dis-tu ceci ou cela ? " Autrement dit, la nature de ce qui est appelé dialogue ou dialogisme devient un élément constructif du dialogue philosophique.
Quatrième condition : le contenu philosophique
Nous venons de le voir, la discussion s'appuie sur un texte simplifié de nature philosophique. Par exemple les mythes platoniciens tels que " la dénonciation " : il s'agit d'une personne qui interpelle Socrate pour lui dire du mal de l'un de ses amis. Avant de l'entendre, Socrate le soumet aux trois tamis : la Vérité (as-tu vérifié ce que tu veux me dire ?) ; le Bien (est-ce que tu veux me dire du bien de cette personne ?) et enfin l'Utilité (est-ce que ce que tu veux me dire est utile pour mon ami ?) L'interlocuteur ayant répondu non à ces questions, Socrate lui répond alors que cela ne l'intéresse pas, et il conseille à son interlocuteur d'oublier toute cette histoire.
C'est à partir de ce genre de texte court mais porteur de sens que les enfants vont être appelés à réfléchir et à poser des questions. On peut citer également le Mythe de la Caverne, celui des Androgynes, l'Anneau de Gygès qui rend invisible, le mythe de ER le Pamphylien etc. Les textes de la mythologie représentent également une source très riche (Narcisse, Persée, Oedipe, Zeus, etc.) car il s'agit de textes inusables. Dans les discussions que j'anime avec les enfants, je relève souvent une limite à propos de la question du Héros ! La mythologie Grecque propose certaines figures comme modèle : Achille, Ajax, Oedipe, Antigone... Dans mes ateliers, les enfants ne comprennent pas la posture de ces héros. Par exemple Achille est le héros tragique par excellence, il incarne l'individu et le courage, l'image du guerrier sans peur et sans reproche (plus tard dans l'histoire ce sera le Chevalier Bayard, etc.). C'est ainsi qu'on voit un goût pour les plus jeunes (7/8 ans) pour la lecture de ces textes mythologiques, qu'ils n'aborderont que plus tard. Par contre, les enfants qui abordent ces thèmes au collège perdent une grande part de curiosité et d'intérêt envers la mythologie. Ils replient même le questionnement ouvert vers un type de questions fermées qui rappellent leurs contrôles en classe !
Pour conclure, ce qui me semble intéressant avec la Discussion à Visée Philosophique (DVP) dans les Universités Populaires, c'est de lier l'interrogation de l'Enfant avec la Modernité de son Epoque. La philosophie des Lumières avait commencé à transformer ce statut de l'enfance avec l' Emile de Rousseau. Mais celui-ci restait attaché à un présupposé métaphysique : l'Etre est bon par nature, c'est la Société qui est mauvaise. Aussi, le rapport enfant/adulte restait soumis à une relation asymétrique. La DVP, dans un dispositif qui tente d'atténuer la relation asymétrique enfant/adulte, pourrait engager de nouvelles hypothèses heuristiques pour repenser les interactions entre le cognitif, le linguistique et le psychologique. Qu'est-ce qui peut bouger quant on passe d'une relation asymétrique dans le rapport entre individus (enfant/enfant et enfant/adulte), pour aller vers des relations où ces rapports et ces contraintes tendent à s'estomper ?