Tout ce que je vous dirai s'inspire de mon expérience1. Cette expérience a douze ans et s'est construite au fur et à mesure de mes interventions, et surtout de mes interventions en entreprise. Je suis intervenue, en effet, dans des entreprises très différentes et y ai accompli des missions différentes. Quelques noms connus d'entreprises privées :
- Adidas, entreprise de vêtement de sport.
- Guilbert, entreprise de distribution de matériel de bureau.
- Lilly, entreprise pharmaceutique (qui a perdu l'exclusivité du prosak...).
- Thales, entreprise d'équipements électroniques.
- Thomson, entreprise d'équipements multimedia.
- France Telecom, entreprise française des communications (téléphone fixe, téléphone mobile, Internet).
- Groupe ex Printemps, Pinault, Redoute, entreprises de grande distribution - FNAC - et entreprises de distribution de produits de luxe - Gucci. Le Printemps vient d'être vendu à l'entreprise italienne Rinascente.
- Schneider Electric et Hager Group,entreprises de systèmes électriques et électroniques pour l'équipement des bâtiments.
- La Mondiale, entreprise d'assurances et retraites.
- MACSF, entreprise d'assurance secteur médical.
- Caisses Régionales d'Assurance Maladie (entreprises de sécurité sociale de base).
- Crédit Commercial et Industriel et Caisse Nationale des Dépôts, entreprises bancaires.
Mais j'interviens également auprès de diverses associations, entre autres :
- La Papothèque, lieu d'accueil de parents et d'enfants dans un environnement urbain défavorisé.
- L'Institut Supérieur de Communication et de Management Médical, lieu de formation des médecins hospitaliers.
- L'Académie de Strasbourg, formation continue des acteurs de l'insertion sociale.
Avant de parler de ma pratique de la consultation en entreprise, je voudrais dire quelques mots sur l'histoire de la consultation philosophique.
Actualité et utilité de la consultation
Des débuts très difficiles
En fondant la Philosophische Praxis en 1980, Gerd Achenbach répondait à un besoin typiquement allemand. L'absence de cours spécifiques de philosophie dans l'enseignement secondaire laissait sans solution ceux qui, ayant fait des études poussées de philosophie, voulaient avoir une activité professionnelle liée à cette formation.
En fondant le premier Cabinet de Philosophie français en 1992, Marc Sautet a choqué le corps des enseignants de philosophie. Les professeurs n'imaginaient pas une autre voie pour la philosophie que l'enseignement. Mais le succès immédiat des cafés-philo a prouvé que les gens avaient envie d'aborder les questions liées à leur existence par une approche philosophique.
En Allemagne et en France, la consultation philosophique reste encore exercée en marge de l'enseignement. Ceux qui la pratiquent ne sont pas professeurs ou ont dû, comme moi, démissionner de l'enseignement. Aux U.S.A. et au Canada, il est possible d'enseigner à l'Université et d'être un consultant philosophe.
J'espère, pour ma part, que, dans un avenir proche, un individu pourra à la fois transmettre en enseignant et transmettre en pratiquant. Car, dans les deux cas, il s'agit de transmettre la manière de regarder et la méthode philosophiques.
Illustrations de la renaissance du besoin philosophique
Ces dernières années, nous assistons en France à un retour de l'intérêt des adultes pour la philosophie. Les signes de ce retour sont, entre autres :
- Le succès des livres de vulgarisation philosophique.
- L'apparition de collections de livres de philo pour enfants.
- La pratique du dialogue philosophique avec des enfants.
- Le succès de Philosophie Magazine.
- Le succès de l'Université philosophique pour les non philosophes, dirigée par Michel Onfray à Caen.
- Le succès des " mardi de la philo " à Paris, qui sont des cours de philosophie pour adultes non philosophes.
- Le succès des conférences faites par des professeurs de philosophie ou des philosophes-écrivains dans les cercles de dirigeants.
La France est le reflet d'un mouvement géographiquement beaucoup plus vaste : en Italie, trois Universités ont institué un master de consultation philosophique et, à Rome, il y a l'Institut de Formation dans lequel nous sommes.
De façon internationale, l'UNESCO organise, depuis trois ans, la Journée Mondiale de la Philosophie. En 2006, il y a eu un atelier spécialement consacré à la consultation philosophique dans les locaux de l'UNESCO à Paris et l'Italie a été représentée.
La publication de mon livre, Manager avec la philo, a eu des échos dans les pays francophones, la Belgique et la Suisse. J'ai appris qu'en Belgique il y a, comme en Allemagne, une association des consultants philosophes. Parallèlement, la publication a fait sortir de leur cachette deux types de personnes. D'une part des jeunes philosophes ayant le réel projet de faire de la consultation philosophique ou qui la pratiquent un peu déjà. D'autre part des consultants seniors qui fait des études de philosophie et qui introduisent la philo en entreprise clandestinement en se faisant passer pour des consultants en communication.
Besoin de philosophie et consultation philosophique
Tous ces faits permettent d'espérer que la consultation philosophique se répandra dans les prochaines années. Pour ma part, je trouve que cela est nécessaire et urgent. Tant que des philosophes n'iront pas dans le quotidien des particuliers et vers des organisations professionnelles, la place sera remplie par des consultants que je qualifierais de sous-cultivés ou par des érudits éloignés de la réalité.
Dans la catégorie des consultants sous-cultivés, je classe ceux qui abordent la complexité de la réalité humaine avec de la programmation neuro-linguistique, de la psychologie transactionnelle déconnectée de l'approche analytique et clinique, et avec toute la batterie des tests qui réduisent l'homme à une machine.
Dans la catégorie des érudits, je classe les professeurs d'Université qui font des conférences pour divertir les dirigeants et qui n'engagent pas un dialogue qui questionne la réalité professionnelle et l'expérience existentielle de ces dirigeants.
La consultation est, à mes yeux, un moyen de redonner à la philosophie sa dimension pratique. Socrate interrogeait des Athéniens sur le sens de leur activité professionnelle, il dialoguait avec l'homme politique, l'éducateur, le prêtre etc. De Platon à Hannah Arendt, les grands philosophes ont cherché comment faire le lien entre leur vision de la vérité ou de la compréhension et l'avènement d'un monde politiquement et éthiquement meilleur. Et pour donner à la philosophie sa dimension pratique, il est nécessaire de prouver qu'elle est utile.
L'utilité de la consultation philosophique
Je crois que l'utilité d'une consultation consiste dans le fait qu'elle amène celui qui vient consulter le philosophe à formuler clairement ses préoccupations et à regarder vers l'avenir. Formuler clairement une préoccupation, c'est transformer la préoccupation en question. Cette transformation a lieu par un certain usage du langage des mots qui s'apprend lors du dialogue avec le philosophe consultant.
Il ne s'agit pas d'enfiler les associations libres, comme sur le divan, mais de trouver les mots qui nomment correctement les choses qui nous arrivent et les actions que nous projetons de faire. Ces mots permettent de communiquer aux autres ce que chacun porte au fond de lui. Il ne s'agit pas de se raconter, mais de solliciter l'intelligence de l'autre pour comprendre la situation qu'on est en train de vivre. Il ne s'agit pas d'aider l'autre à comprendre son vécu dans l'après-coup, mais de l'aider à comprendre la situation dans laquelle il se trouve maintenant pour mieux agir et vivre dès demain.
France Telecom m'a demandé de travailler avec un groupe de gens qui résistaient au changement. Il s'agissait d'un groupe d'experts-comptables qui étaient obligés de devenir des agents commerciaux. L'entreprise leur avait offert une excellente formation à la vente, mais ceux-ci avaient réagi en se mettant et en incitant à la grève. C'était en 1999. France Telecom était entrée dans la concurrence tout en gardant son statut de service public. N'ayant donc pas le droit de licencier les fonctionnaires en place, elle était obligée de les utiliser pour des activités très éloignées de leur métier initial. J'ai pris les quinze personnes concernées et les ai fait dialoguer sur le thème : " Qu'est-ce que le changement ? ". En abordant philosophiquement le thème, ces personnes ont pris conscience qu'elles craignaient, non pas de changer de métier, mais de devenir des commerciaux. Pour eux, vendre c'était nécessairement tromper le client. Lors de la formation à la vente, on leur avait, en effet, montré comment vendre le plus de produits possible en peu de temps. Cette première clarification a été libératrice. Le thème suivant a donc été : " Qu'est-ce que vendre ? ". La prise de conscience que nous avons tous intérêt à acheter de manière intelligente et qu'il existe une façon intelligente d'aborder le client a apprivoisé plusieurs parmi ces comptables avec leur nouvelle activité. Certains sont venus un an après me dire qu'ils préféraient le contact avec le client à leur ancien travail qui les rivait à leur ordinateur.
Pourquoi des entreprises font-elles appel au philosophe ?
La réalité complexe de l'entreprise
Une organisation qui vise le profit
Vue avec distance, l'entreprise est un monstre froid. Elle est régie par ce que Theodor Adorno appelle la raison instrumentale. Tout y est moyen en vue d'une fin et cette fin est un chiffre d'affaires. La relation du salarié à l'entreprise est elle-même instrumentale, puisque l'entreprise se sert des compétences du salarié pour atteindre ses objectifs et que le salarié se sert de l'entreprise pour subvenir à ses besoins, qu'ils soient de nécessité ou de luxe. Le lien entre l'entreprise et le salarié est le contrat de travail.
L'entreprise presse comme des citrons ses ressources humaines les plus productives. Aussi, au plus haut de son échelle et en échange d'une forte rémunération, l'entreprise demande à ses dirigeants et cadres supérieurs de mettre le temps de leur vie à sa disposition, de se déplacer dans le monde entier, d'être en permanence mobiles et accessibles. Actuellement, nous assistons au phénomène de l' aliénation des dirigeants, qui sont d'ailleurs de plus en plus exposés au chômage.
L'entreprise est prête à se séparer de tout moyen insuffisamment productif. Aussi, au plus bas de son échelle, l'entreprise n'hésite pas à licencier ses ouvriers quand l'automatisation remplace le travail humain et quand la délocalisation lui est davantage profitable. L'exercice du droit de grève ne fait presque jamais revenir une entreprise sur sa décision de licencier ou de délocaliser. Le mieux que l'entreprise peut faire, c'est d'indemniser des ouvriers qui ne trouveront probablement pas un nouvel emploi ou de faire partir en préretraite ceux qui ont dépassé 55 ans.
Une organisation confrontée à des changements
Mais les choses ont changé depuis le temps de Marx. Le premier changement concerne la mentalité des salariés. Éveillés, par les media, aux plaisirs de la consommation et à leurs droits, ils ne sont plus une matière brute dont le patronat peut faire ce qu'il veut. Le deuxième changement vient du constat que des hommes motivés sont bien plus productifs que des hommes déprimés ou indignés. Pour motiver ses salariés les plus utiles, l'entreprise est actuellement amenée à mettre en place des systèmes subtils de reconnaissance financière et des moyens leur permettant d'évoluer professionnellement.
Le troisième changement vient de l'équivalence des produits et des services. À une époque où elles sont soumises à une norme mondiale de la qualité, les entreprises prennent conscience que leur avantage concurrentiel n'est pas dans la qualité mesurable de leur offre mais dans les synergies et sympathies créées par l'intelligence et l'enthousiasme de leurs salariés. Pour des raisons étrangères à la morale, l'entreprise est donc contrainte à avoir des égards pour les êtres humains qu'elle emploie.
Un autre changement concerne le sommet de la hiérarchie. Depuis que les entreprises sont cotées en Bourse, le Président Directeur Général n'est que partiellement maître dans son entreprise. Ses décisions sont subordonnées aux pressions des actionnaires, le pouvoir échappe à celui qui occupe la place du pouvoir. Cette situation fait de la hiérarchie une courroie de transmission de décisions successives et versatiles. La chaîne hiérarchique enchaîne les incohérences. Ces incohérences sont souvent compensées par l'astuce des hommes. Mais cela est très usant, car les salariés de tous niveaux sont obligés de jongler en permanence pour trouver des compromis.
Une réalité composée d'individus doués de conscience et de sentiments
L'impossibilité de faire abstraction du facteur humain contraint les entreprises à se préoccuper des salariés dont elles ont besoin. Cette préoccupation se traduit à plusieurs niveaux et à différents endroits. L'un des niveaux est celui de l'application de la décision. Si ce n'est pas les salariés qui décident de la stratégie, ce sont eux qui mettent en oeuvre la décision. La complexité de la mise en oeuvre sollicite la collaboration de plusieurs compétences. Ces compétences sont incarnées dans des êtres dotés de conscience et de sentiments. Pour que ces individus agissent de la meilleure façon, il est nécessaire qu'ils adhèrent aux décisions. Ainsi le supérieur hiérarchique cherche de plus en plus le consentement de ses collaborateurs et leur contribution intelligente. Pour l'obtenir, il est obligé d'expliquer et d'encourager les initiatives.
Un autre niveau est celui de l'atteinte des objectifs. Les gens travaillent mieux quand ils sont motivés, et ils sont motivés quand ils sont reconnus pour ce qu'ils font. La Direction des Ressources Humaines est donc devenue une instance qui veille, non seulement à faire de bons recrutements, mais aussi à définir des primes pour les bons résultats, mais aussi à offrir aux salariés les plus utiles des parcours professionnels intéressants, avec des formations et des perspectives d'avenir. Toute entreprise a intérêt de garder - de fidéliser - ses meilleurs collaborateurs.
Un tout autre niveau est celui de l'obligation des entreprises à respecter l'environnement. La sensibilisation des consommateurs aux risques encourus par la pollution et l'utilisation de certaines matières contraint les entreprises à être de plus en plus attentives. Même si cette attention est intéressée, elle contribue au développement durable. Et le développement durable vise à assurer l'avenir de notre humanité sur la planète. Dans un but qui reste pragmatique, l'entreprise est obligée de s'humaniser.
L'appel au philosophe
C'est dans ce contexte d'humanisation forcée, que des entreprises peuvent être amenées à faire appel au philosophe. Je vais donner trois exemples qui me paraissent intéressants. Le premier est intéressant parce que j'ai été appelée pour aider une entreprise à surmonter une forte crise. Le deuxième est intéressant parce qu'une entreprise m'utilise depuis dix ans en prévention des crises ou, plus exactement, pour s'améliorer en permanence. Le troisième exemple est en fait un demi-exemple, car l'affaire n'est pas encore conclue.
Premier exemple : L'appel au consultant philosophe pour faire face à une crise
Guilbert est une entreprise de distribution de matériel de bureau ; ses clients sont les administrations, les hôpitaux, les entreprises privées etc. Le coeur de cette entreprise est constitué par trois services : les approvisionnements, la logistique ou préparation des colis et les transports. L'entreprise compte, en France, 2000 salariés. En 1998, la Direction Générale décide d'informatiser la préparation des colis et change l'ensemble du système informatique. La Direction Générale ne prend pas la précaution de préparer les hommes et les femmes au changement technologique. Un an et demi après, les ouvriers et chefs d'équipe du dépôt (lieu de préparation des colis) se mettent en grève. Il s'agit d'une population de 300 salariés. La généralisation de la grève entraîne de fortes pertes pour Guilbert. Le Directeur Logistique fait au Directeur Général le diagnostic suivant : le problème est dans la faiblesse du management des hommes. D'une part, la plupart des managers ne savent pas " manager " des équipes ; d'autre part, ils n'ont pas compris le changement.
C'est à ce moment-là que le Directeur Général me dit de contacter le Directeur Logistique. Pourquoi ? Parce qu'il est convaincu qu'il faut passer par le dialogue. Celui-ci me fait confiance. Nous convenons ensemble qu'il faut réussir une sorte de " réforme culturelle " : professionnaliser le management. Avant l'informatisation, les chefs d'équipe, les cadres responsables et les cadres dirigeants pouvaient travailler chacun dans son coin et mener leurs équipes par les sentiments. Depuis l'informatisation, il était devenu indispensable pour tous de travailler de manière transversale, de savoir expliquer ce qu'il fallait faire et de pouvoir apprécier à sa juste valeur le travail de chaque équipe et de chaque salarié.
Avec l'accord du Directeur Logistique, je commence par des dialogues individuels avec les membres de l'équipe de Direction Logistique et avec quelques chefs d'équipe. Le thème est : " Quelle est votre perception du changement et des problèmes causés par le changement ? ". Je constate qu'ils sont tous faibles sur deux points : l'affirmation de leur autorité et la capacité de communiquer. Cette double faiblesse entraînait de fortes frustrations et des réactions de révolte : les salariés craignaient leurs supérieurs hiérarchiques sans les respecter et se plaignaient du manque de reconnaissance de l'entreprise à leur égard. Je rédige le constat et demande aux personnes interviewées de corriger et de compléter ce que j'avais compris. Le Directeur Logistique et moi-même décidons que cette synthèse validée par les intéressés est un excellent document de travail pour l'équipe de Direction Logistique. Cette équipe est composée par un responsable informatique, une responsable méthodes, un responsable de la préparation des colis, un responsable de maintenance des machines et un responsable ressources humaines recruté pour faire face à la crise.
La deuxième étape est donc un séminaire de deux jours qui a un double but. Le premier est de faire prendre conscience aux responsables de leurs propres faiblesses. Le second est de les faire accoucher des actions à mener pour sortir de la crise. Je commence le séminaire par une réflexion sur le thème : " Qu'est-ce qu'une équipe de Direction ? ". La définition, et l'échange qui s'ensuit, amène à la conclusion que ce groupe n'est pas une équipe, et encore moins une équipe de Direction. La première journée du séminaire est consacrée à la rédaction, en commun, d'une liste des devoirs réciproques. Une fois les relations entre les membres du Comité de Direction clarifiées, ceux-ci étudient la synthèse. Lors de la deuxième journée, le dialogue fait naître les grands axes d'un projet pour " humaniser le dépôt robotisé ". Le projet est appelé Émeraude, pour des raisons symboliques (espoir, transparence, fermeté etc.).
La troisième étape consiste dans la conception des actions à mettre en oeuvre autour des grands axes : formation, communication, management, conditions matérielles de travail. Pour le diagnostic des besoins de formation, l'entreprise fait appel à un consultant spécialisé. Pour l'amélioration des conditions matérielles du travail, nous créons des groupes de travail animés par la responsable méthodes. Je suis chargée du management et de la communication. Nous créons d'abord des groupes par niveaux hiérarchiques : ouvriers, chefs d'équipe, cadres. Les thèmes du dialogue sont les mêmes partout : " Qu'est-ce qu'être responsable? ", " Qu'est-ce que communiquer ? ".
Comme ils sont très nombreux (300), je fais appel à une consultante théologienne de formation et nous nous partageons le travail. À la fin des dialogues, je produis un document de synthèse en mettant en relief les principes de conduite à respecter absolument. Je présente cette synthèse oralement aux groupes qui ont travaillé pour valider si c'est bien cela qui a été dit. Après la validation, nous créons de nouveaux groupes en mélangeant les niveaux hiérarchiques : la participation des managers-cadres est obligatoire ; pour les chefs d'équipe et les ouvriers, nous faisons appel au volontariat. Les thèmes du dialogue sont maintenant : " Comment assurer un management responsable ? ", " Comment assurer une communication efficace ? ". Il est remarquable de constater à quel point le dialogue rend les gens rapidement inventifs.
La quatrième étape, qui est la mise en oeuvre, commence par une fête. Le Directeur Logistique annonce les principes à respecter et les actions à mener en les datant dans le temps. L'ensemble du projet Émeraude, qui a déjà six mois d'âge, durera dix-huit mois. Le Directeur s'engage à faire respecter les principes et le " timing ". Je suis chargée d'accompagner des groupes et des individus sur leur demande. La fin du projet est marquée par des faits. En voici quelques-uns : modification dans le système de la répartition des primes et de l'intéressement (davantage d'équité) ; remplacement par recrutement d'un responsable qui persistait dans un management irrespectueux des principes émis ; mise en place d'entretiens annuels d'évaluation par le responsable des ressources humaines ; mise en place d'un système de sécurité dans le magasin ; création d'un coin café-repas convivial pour tout le personnel ; rénovation du système de l'éclairage.
Dès les premiers mois du projet, les gens travaillent mieux. À partir du douzième mois, les résultats financiers sont en hausse. Ce mieux a en grande partie sa cause dans le dialogue philosophique. En traitant tous avec respect, en créant des liens, en apportant la clarté, le dialogue a établi la confiance. En établissant la confiance, il a créé le mouvement. La confiance en soi a permis aux chefs d'équipe, anciens ouvriers eux-mêmes, d'acquérir leur légitimité de managers. La confiance en leurs chefs et au Comité de Direction Logistique a motivé les ouvriers pour participer activement aux groupes de travail - sécurité, ressources humaines, aménagement des conditions matérielles de travail. La confiance en leurs collaborateurs a permis aux membres du Comité de Direction Logistique d'augmenter leur autonomie face à un Directeur dont ils avaient tendance à suivre les directives au lieu d'être force de proposition.
Mais rien n'aurait pu être réalisé sans le soutien du Directeur Logistique, lui-même soutenu par le Directeur Général. L'appel au philosophe consultant donne ses fruits seulement si l'entreprise fait confiance et aide le philosophe consultant.
Deuxième exemple : L'appel au philosophe pour une amélioration permanente.
Adidas est une entreprise de vêtements de sport, qui vibre au rythme très rapide de l'actualité sportive. En 1995, elle cherche des moyens d'améliorer sa performance sur un marché où elle est fortement concurrencée par Nike. Pour augmenter sa performance, elle a besoin de managers qui, malgré la pression de l'urgence, savent travailler transversalement et dynamiser leurs équipes. Pour encourager l'esprit transversal, le Directeur des Ressources Humaines a l'idée d'introduire des dialogues philosophiques. Entre 1995 et 2006, Adidas n'a pas cessé d'utiliser la philosophie dans des tas de situations.
L'une de ces interventions a lieu dans le cadre du parcours d'intégration organisé pour les douze ou quinze jeunes cadres qu'Adidas recrute chaque année. Le dialogue philosophique fait partie de la formation " Adijet " et s'appelle " PhiJ " (philosophie pour juniors).
Le mode de fonctionnement est ici très souple. Une séance d'une heure et demie quatre fois par an, avec une synthèse enrichie d'un " point philo " et d'une petite bibliographie de culture générale. Le premier thème est toujours " Qu'est-ce qu'une équipe ? ", les thèmes suivants sont définis à la fin de chaque séance pour la séance suivante. Exemples de thèmes : " l'action ", " l'image ", " le temps ", " l'innovation ", " la motivation ", " la confiance ", " l'ambition ", " le respect ", " la réalité ".
Au fil des séances, le groupe devient une équipe. Équipe transversale, puisque les participants viennent de services différents. Équipe apprenante, puisque chacun apprend de l'autre, et apprend l'entreprise à partir de la place qu'y ont les autres. Le dialogue philosophique aiguise les esprits et tisse des liens d'amitié. Il réalise la vocation première de la philosophie, amour de la compréhension à travers l'amitié de ceux qui partagent ce même désir.
Les promotions Adijet se suivent et ne se ressemblent pas. Elles ont cependant toutes un air de famille, qui leur vient de cette aventure commune. Adidas en est, aujourd'hui, à la 9e promotion Adijet.
Une autre de ces interventions a lieu dans le cadre des " formations à la carte " que l'entreprise Adidas offre à tous ses salariés et qu'elle appelle " Adicampus ". Plusieurs formateurs intéressants interviennent ici. L'un d'eux vient du monde du théâtre et fait travailler les participants sur l' " image de soi ". Un autre est spécialiste en techniques du management et apporte aux participants méthodes et outils pour mieux manager. La Directrice du Développement a eu l'idée de combiner la philosophie avec d'autres types de formations. J'interviens dans trois formations en coanimation avec un autre consultant. L'une de ces formations s'appelle " Optimiser ma relation au temps ". Les participants qui, au point de départ, sont demandeurs d' " outils " pour " gérer leur temps ", s'aperçoivent de la complexité du rapport au temps et puisent, dans les apports de la philosophie, des pistes pour mieux vivre professionnellement et personnellement.
Une troisème intervention a lieu dans le cadre des " coaching " que l'entreprise Adidas offre à ses dirigeants et qu'elle appelle " Adicoach ". Plusieurs coachs sont proposés aux dirigeants. Je suis proposée dans deux cas précis : quand le dirigeant a besoin de clarifier son rapport à la décision et au pouvoir ; quand Adidas a besoin d'un coach qui n'a pas peur de la confrontation et qui est prêt à bousculer le dirigeant. Ma différence avec les autres coachs, c'est que je ne reste pas enfermé dans l'entretien individuel. Au bout de quelques séances, je vais dialoguer avec les collègues, les collaborateurs et les supérieurs du dirigeant coaché. Je suis persuadée qu'il est impossible d'aider un individu qui doit rendre des comptes à un collectif si on ne sort pas de la relation interpersonnelle.
Le dialogue philosophique chez Adidas favorise le décloisonnement des services par la mise en relation des personnes sur des thèmes qui les font sortir de leur quotidien professionnel. Cette échappée hors du quotidien favorise l'efficacité professionnelle. Exercés à aller vite à l'essentiel, à poser à leurs interlocuteurs les bonnes questions, à mobiliser leur culture générale pour aborder une situation, les individus sont à la fois plus détendus et plus rapides.
Troisième exemple : L'appel au philosophe pour mettre en oeuvre les exigences du développement durable.
Nestlé est une entreprise née d'une invention utile à l'humanité : la découverte d'un lait de substitution au lait maternel pour nourrir les nouveaux-nés. Depuis sa fondation, à la fin du dix-neuvième siècle, Nestlé a pour principe d'apporter secours aux populations défavorisées et, dans tous les cas, de respecter les règles de l'hygiène et du respect de l'environnement. Depuis un certain nombre d'années, Nestlé est devenu un grand Groupe, qui recouvre plusieurs domaines de l'alimentation, dont les eaux de source, et qui est, entre autres, l'actionnaire le plus important de L'Oréal. La croissance externe d'une entreprise et le fait qu'elle soit cotée en Bourse est toujours un gros risque de trahison des principes. En même temps, le respect de l'environnement et des droits de l'homme est un avantage en termes d'image pour une entreprise.
Le Directeur Marketing France vient de me contacter. Il m'a remis l'historique de Nestlé, les conventions internationales signées par l'entreprise et m'a exposé la situation suivante. Le Président Directeur Général veut donner à Nestlé France, qui est l'une des plus importantes filiales du Groupe, une troisième dimension. Le Directeur du Marketing pense qu'il serait intéressant de reprendre les textes fondateurs et de voir comment on peut en faire un levier de motivation pour les salariés. La question qui m'est posée est la suivante : le philosophe peut-il nous aider à " refonder " notre entreprise sur des principes qu'elle a tendance à oublier ?
Ma première réaction a été de lui proposer de faire un groupe de travail transversal et trans-hiérarchique pour mettre les principes fondateurs de Nestlé au dialogue. L'affaire n'étant pas conclue, je ne peux vous en dire davantage. Ce qui est intéressant, c'est ce nouveau chemin.
Ma démarche
La description de ces cas vous donne déjà une idée de ma démarche. Elle vous montre aussi que mon but n'est pas d'ordre moral mais d'ordre professionnel. J'interviens pour que les gens travaillent mieux en se sentant mieux en eux-mêmes et entre eux. D'une certaine manière, je suis au service de l'entreprise qui vise l'efficacité. On peut me reprocher mon absence de finalité éthique. Ma réponse est que, ne pouvant changer les travers d'un capitalisme délirant, je ne peux qu'apporter aux individus l'occasion de compter sur les ressources de leur intelligence. Il est évident que je ne peux travailler qu'avec des dirigeants qui respectent l'humain.
Mes principes
Comme tout philosophe, j'ai certains principes auxquels je tiens. Les voici.
- Nous sommes tous égaux dans notre capacité de penser et tous différents par notre culture, notre histoire et notre tempérament. Les hiérarchies rencontrées dans le domaine professionnel ne changent rien à cette donnée malgré les abus de pouvoir existants.
- L'être humain est un animal politique, il n'acquiert son essence humaine qu'au sein d'une société organisée par des règles et en parlant avec ses semblables. La montée de l'individualisme dans une société qui encourage le spectacle au détriment de la parole échangée est déshumanisante.
- Nous avons chacun la responsabilité de contribuer à l'amélioration des conditions de vie de l'être humain et cette responsabilité commence dans nos périmètres quotidiens d'activité.
- Ceux qui sont impliqués dans une situation sont les mieux placés pour la traiter, à condition qu'ils prennent le recul nécessaire pour la penser.
- L'impuissance dans laquelle nous sommes d'agir à l'échelle de l'humanité renforce notre responsabilité envers nos proches.
Ces principes déterminent ma démarche : le dialogue, suivi d'une synthèse qui engage ceux qui ont dialogué. Ces mêmes principes m'ont orientée vers les groupes plutôt que vers les individus : je travaille mieux là où l'enjeu est collectif ou a des incidences sur le collectif. Et c'est ma préférence pour les groupes, jointe au hasard des rencontres, qui m'a conduite vers les entreprises. Ma méthode, d'abord essayée lors de mes consultations avec des particuliers, s'est affinée en entreprise. Lorsque je rencontre un prospect, c'est-à-dire un éventuel client, je lui parle clairement de mes principes ainsi que de ma méthode.
Ma méthode
La pratique du dialogue
Partout où je vais, je pratique un vrai dialogue. Le dialogue n'est ni une conversation ni un débat. Converser, c'est échanger sans but précis, pour se divertir, pour glaner des informations sans conséquence. Débattre, c'est exposer son point de vue en visant l'adhésion de l'autre et en restant fermement sur sa position.
Le dialogue est une mise en commun et une confrontation. Dialoguer, c'est mettre en commun nos idées, nos doutes, nos questions, en les soumettant à la critique bienveillante d'autres personnes, qui, comme nous, veulent comprendre. Dialoguer, c'est échanger et se remettre en question pour avancer ensemble en réalisant et en se réalisant. Dialoguer, c'est se confronter aux idées des autres sans craindre le conflit, en espérant, au contraire, s'enrichir des divergences et des désaccords.
Pour ma part, je me réfère à Socrate. D'abord, je pose le principe " tous égaux, tous différents ". Ensuite, je demande à tous de s'entendre sur la définition des mots qui leur permettent de décrire les situations qu'ils ont à traiter. Puis, j'incite chacun à exercer son esprit critique. Au fur et à mesure, j'accouche les gens de leurs idées et, au bout d'un temps assez court de travail, j'obtiens, grâce à eux, un formidable matériau pour une action ou un projet.
Le dialogue est philosophique parce qu'il ne porte pas directement sur le problème ou la situation à traiter mais oblige les gens à pratiquer le " détour ". Chez France Telecom, le thème n'était pas : " Comment devenir un vendeur efficace ? ", mais " Qu'est-ce que le changement ? ". Chez Guilbert, le thème n'était pas " Comment professionnaliser le management ? " mais " Qu'est-ce qu'une équipe de Direction ? " ou " Qu'est-ce qu'être responsable ? ". Chez Adidas, l'amélioration du quotidien professionnel a lieu par l'intermédiaire de réflexions qui, de prime abord, n'ont rien à voir avec celui-ci.
Le repérage des représentations du monde
Pendant la pratique du dialogue, je suis très attentive à la vision du monde à partir de laquelle chacun aborde la question à traiter. Chaque individu a une vision de l'homme, du divin, de la société, de la justice et du bonheur. Cette vision pénètre la manière dont chacun vit les situations et ses relations avec les autres. Souvent, derrière un malentendu ou une friction d'ordre professionnel, se cache un conflit plus profond, un conflit idéologique.
Celui qui a étudié les philosophes a appris à se familiariser avec des représentations du monde très différentes, voire opposées. Cette familiarité le rend apte à comprendre très vite la vision du monde à partir de laquelle son interlocuteur vit sa situation présente. Et cette compréhension lui permet de rendre explicite ce qui était implicite. En disant à un tel que sa conception est hédoniste, à tel autre qu'elle est puritaine, à un troisième qu'elle est pragmatique, le philosophe ne porte pas de jugement de valeur mais montre qu'il y a différentes prises de vue pour la même réalité. Éclairés, les gens échangent sur les idées qui faisaient obstacle à leurs relations.
En échangeant avec des formateurs en communication ou en management et avec des consultants en ressources humaines, j'ai compris que cette compréhension-là est un grand avantage pour le philosophe consultant. Là où les autres consultants sont perdus, lui s'y retrouve. Pour ma part, je ne manque pas les occasions pour poser la question de Dieu, de la justice, du sens de l'existence etc. en entreprise. C'est beaucoup plus instructif que d'en rester aux problèmes techniques ou relationnels.
Les comptables de France Telecom ont découvert l'origine judéo-chrétienne de leur préjugé contre la vente. Mais derrière ce préjugé partagé, chacun était coincé par sa vision du devenir. Les uns étaient platoniciens, c'est-à-dire convaincus que tout changement, dans le monde matériel et social, est un déclin. Les autres avaient le conservatisme du proverbe populaire " un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ". Certains étaient bergsoniens sans le savoir, c'est-à-dire prêts à faire confiance à l'évolution créatrice de la vie.
L'écriture ou le récit de ce qui a été produit
À la fin de chaque dialogue, je rédige la synthèse de ce que les gens ont produit. Synthétiser par écrit, c'est reprendre de façon ordonnée ce qui a été dit avec le désordre inévitable de l'échange oral. Mettre en ordre, c'est mettre en relief les liens, les étapes, les avancées, les idées fortes. La synthèse que peut faire le philosophe a plusieurs avantages : elle réintroduit la cohérence de la pensée auprès d'une population qui en a perdu l'habitude à force d'utiliser le power point ; elle donne aux gens l'occasion de repenser ce qui a été dit et d'y apporter des corrections et des compléments. Mais l'avantage que produisent ces avantages, c'est l'engagement pour agir : devenu un objet extérieur à eux, un objet commun, le fruit du dialogue est reconnu comme le point de départ légitime pour passer de la compréhension à l'action.
Chez France Telecom et chez Guilbert, les gens sont passés de la résistance au changement et de la grève à l'action en validant leurs propres propos. Les formateurs et consultants non philosophes ont des formulaires préfabriqués pour restituer ce qui a été dit. Ces formulaires se ressemblent tous. En effaçant la particularité des situations, cette conformité n'aide pas les gens à prendre de la distance, et à rebondir. Pour ma part, je passe beaucoup de temps à rédiger. C'est la meilleure trace que je peux laisser à la fois de la richesse de ce que les gens ont produit et de la pertinence de mon regard philosophique sur les choses.
La collaboration étroite avec un interlocuteur interne
Je suis convaincue que la vérité sur une situation se trouve chez ceux qui sont impliqués dans la situation, et que la clé des problèmes se trouve là où ceux-ci se posent. Je cherche donc toujours, dans chaque entreprise qui a recours à mes services, un interlocuteur privilégié.
Est privilégié, l'interlocuteur qui a trois qualités. La première c'est qu'il est capable de me servir de boussole. Connaissant bien l'entreprise et les personnes, il me donne les informations nécessaires au moment opportun et me rend attentive aux obstacles que je peux rencontrer. La deuxième est qu'il sait m'utiliser. Ayant une bonne perception de mes capacités et de mon tempérament, il m'emploie là où je peux être utile. La troisième qualité est qu'il ne craint pas l'erreur. Sachant qu'une erreur peut être un formidable moyen de progresser, il ne se fâche pas de mes maladresses mais en profite pour que les autres en tirent leçon. Échangeant sans relâche avec cet interlocuteur, nous construisons ensemble les grandes lignes de mon intervention, qui est du " sur mesure ". Cette façon de procéder fait que je ne répète jamais deux fois la même intervention. Je fais du " sur mesure ". Et aussi que je commence avec une mission et je continue avec une autre.
Ainsi, chez Hager, entreprise d'équipements électriques, j'ai été chargée en 1996 de mener une enquête qualitative sur la " culture " de l'entreprise en dialoguant avec 60 personnes, représentatives de tous les niveaux hiérarchiques et de tous les services. L'entreprise était passée, en quelques années, de 500 salariés à 5000 et d'une seule usine, à 10 usines. De plus, d'étroitement germano-française, elle était devenue internationale. Après l'enquête, entre 1997 et 1999, j'ai dialogué avec les gens de la Direction des Ressources Humaines pour qu'elles accompagnent mieux cette grosse croissance interne de l'entreprise. En 2005, j'ai été chargée d'organiser des dialogues sur le thème de " l'innovation ". Le but était de réussir l'intégration rapide d'une industrie rachetée et qui avait un tout autre métier : la conception et la fabrication de systèmes de surveillance électronique.
L'introduction de la consultation philosophique en entreprise ou le premier contact
Les obstacles du côté de l'entreprise
L'appel au philosophe n'est malheureusement pas encore spontané. C'est au consultant philosophe de se faire connaître, d'obtenir des rendez-vous pour se présenter et de convaincre de son utilité. Si ce travail est commun à tous les consultants, le philosophe rencontre des difficultés supplémentaires.
La première grande difficulté que rencontre le philosophe consultant aujourd'hui, c'est le préjugé que les gens de l'entreprise ont sur la philosophie. Pour eux, le philosophe est dans les nuages. Faire de la philosophie, pour eux, c'est brasser des idées sans rapport à la réalité ou parler de manière obscure. Il s'agit donc de parler très clairement lors du rendez-vous commercial et de prouver que définir, dialoguer et susciter une vision globale conduit à l'action efficace.
La deuxième grande difficulté que rencontre le philosophe consultant aujourd'hui c'est le préjugé que les gens de l'entreprise ont sur la pensée. Pour eux, penser prend du temps. Penser, pour eux, c'est empiéter sur le temps de la planification des actions. Il s'agit donc de montrer, dès le rendez-vous commercial, que penser permet d'aller plus rapidement aux choses à traiter. Prendre un peu de temps pour clarifier avant de faire permet d'éviter beaucoup d'erreurs.
La troisième grande difficulté, qui alimente les deux premières, c'est l'obsession des résultats chiffrables. Cette obsession est liée au fait que chaque salarié est évalué sur sa contribution financière. Le philosophe consultant doit donc, lors du rendez-vous commercial, rappeler que seuls des hommes qui trouvent un sens dans ce qu'ils font réussissent de manière durable. Pour cela, il peut s'appuyer sur le discours officiel des entreprises actuelles. Le discours officiel affirme que c'est la qualité des hommes qui constitue le meilleur avantage concurrentiel d'une entreprise.
À tous ces obstacles s'ajoute le fait que le philosophe consultant est concurrencé par les consultants en management et les coachs pour managers et dirigeants. La concurrence, ici, a lieu au niveau des " outils " de travail. Les autres consultants sortent la batterie des tests et des techniques. Le philosophe, lui, a pour seul outil sa méthode et sa pensée.
Comment vaincre les obstacles
La seule manière de remporter la victoire, c'est-à-dire de sortir du rendez-vous commercial avec une mission, c'est de faire ses preuves tout de suite. Pour cela, il faut abréger la présentation de soi-même et de la consultation et amener le prospect de parler de lui-même et de son entreprise.
Tout être humain se réjouit quand on s'intéresse à lui. Cela est encore plus vrai en entreprise où les gens ont peu de temps pour s'intéresser vraiment les uns aux autres. Content de parler de lui et de sa vision des choses, le prospect se met à décrire des situations. Le philosophe consultant doit alors poser des questions sans craindre de paraître bête ou décalé. Ce sont les questions naïves et les observations déplacées qui permettent à l'interlocuteur de voir ce que, au quotidien, il ne voit pas. L'homme d'affaires commence à s'intéresser au philosophe dès lors que celui-ci fait naître chez lui un nouveau regard.
À ce stade, c'est au philosophe praticien d'appliquer sa méthode : engager le dialogue pour définir, questionner, clarifier, utiliser le détour. Et de préciser à son interlocuteur que sa méthode consiste aussi à nourrir ses dialogues de sa culture philosophique, puis de revenir avec des synthèses très bien rédigées.
En somme, le philosophe consultant doit profiter du rendez-vous commercial pour inspirer la confiance. Cette confiance doit d'abord concerner sa personne à lui et la clarté rapide de son esprit. La confiance ira, par ce biais, à l'approche philosophique, que le consultant philosophe incarne et pratique.
Un obstacle possible du côté du philosophe
Pour pouvoir convaincre de l'utilité de sa consultation, le philosophe doit être libéré de ses propres soucis et préjugés. Le premier souci du philosophe consultant est de vendre sa prestation, car il vit de ses honoraires. Mais l'intérêt du philosophe consultant est de maîtriser ce souci. Car l'enjeu, pour lui, est de vendre ce qu'il sait bien faire, c'est-à-dire définir, dialoguer, questionner, clarifier. Si, par talent commercial, il arrivait à vendre une prestation qu'il n'est pas sûr de bien mener, sa réputation serait vite faite et les entreprises ne feront plus appel à lui. Plus qu'un autre consultant, le philosophe doit faire preuve de sagesse. La sagesse consiste ici à privilégier, lors du rendez-vous commercial, la relation avec l'autre sur son intérêt financier personnel. Cette attitude est un investissement sur le long terme. Si le philosophe consultant n'a pas obtenu de contrat mais a eu un bon contact humain avec son interlocuteur, il y a des chances pour que celui-ci le sollicite plus tard.
Un préjugé pour le philosophe consultant pourrait consister dans un certain mépris à l'égard des vendeurs habiles. Un philosophe consultant pourrait donc être gêné d'avoir à vendre ses services. Pour se défaire de cette gêne, le philosophe peut prendre appui sur sa culture philosophique. La culture générale devient de plus en plus rare. Parmi les consultants en ressources humaines et en communication, peu ont la culture que donnent des études et des lectures philosophiques. En proposant ses services, le philosophe consultant offre aux entreprises une chose rare. Et tout le monde sait que ce qui est rare est cher.
Pour ma part, je déteste la prospection commerciale et je suis très maladroite dans la vente de mes services. Très récemment, j'ai découvert un truc qui m'aide beaucoup. Je considère qu'un rendez-vous commercial est la rencontre avec quelqu'un. Je concentre donc mon attention sur la rencontre, puis sur le récit que me fait l'autre. Je constate que cette désorientation de l'attention est plus efficace que la visée directe d'un contrat.
La force de la proposition
Dans le cas très heureux où les obstacles sont vaincus, l'interlocuteur demande au philosophe de faire une proposition écrite. Rien n'est donc gagné. Le philosophe consultant a maintenant à se démarquer des autres consultants avec lesquels il est mis en concurrence. Il peut se démarquer par l'allure particulière de sa proposition.
Une proposition décrit la situation à traiter, la méthode et les étapes du traitement, la durée et le coût de l'intervention. En demandant au consultant d'envoyer par écrit sa proposition, l'homme d'affaires veut à la fois confirmer son impression favorable et disposer d'un document qui justifie sa décision auprès de son chef.
Les propositions courantes utilisent la forme à laquelle les hommes d'affaires sont habitués. Les consultants ont souvent des formulaires préfabriqués avec des schémas. Le philosophe doit montrer qu'il fait du " sur mesure " à partir d'une compréhension de la situation qui avance au fur et à mesure. Sa proposition doit être perspicace dans la description du contexte et du problème et très claire dans l'indication des objectifs à atteindre. Entre ces deux précisions, la proposition doit esquisser des cheminements possibles et non une route balisée de son début jusqu'à sa fin. Quant au prix, il doit indiquer un prix par heures ou par journées, en prévoyant une marge de négociation possible. Pour ma part, je m'aligne au prix des bons consultants.
L'interlocuteur aimera ou n'aimera pas cette proposition finement rédigée et ouverte. Mais l'avantage est que, s'il l'aime, il deviendra le meilleur soutien du philosophe. Il l'accompagnera dans sa mission, en l'éclairant sur des passerelles à prendre et en le rendant attentif aux écueils à éviter.
L'accompagnement de la proposition
Sauf exception, la proposition n'entraîne pas immédiatement le contrat. Le philosophe consultant doit téléphoner à son prospect pour encourager sa décision. La plupart du temps, l'interlocuteur hésite. Tant qu'une entreprise n'a pas déjà pratiqué la consultation philosophique, elle se dit qu'elle peut s'en passer.
L'outil de persuasion du philosophe est la réflexion. Il est souvent utile de prendre un nouveau rendez-vous pour affiner la proposition. Et aussi de recommander à l'interlocuteur qui hésite encore d'associer à ce nouveau dialogue une ou deux personnes concernées par l'intervention. Ces nouvelles personnes peuvent devenir les alliés du philosophe et soutenir sa proposition. Le dialogue, quand il est mené avec humilité et habileté, est une arme efficace de persuasion.
Il est possible que, de plus en plus convaincu de l'utilité de l'intervention du philosophe, l'homme d'affaires se mette à négocier les prix qui figurent sur la proposition. C'est au philosophe de voir. Ce qu'il faut savoir, c'est qu'une mission intéressante ou une première mission dans une entreprise mérite un effort au sujet du prix.
Pour ma part, je ne descends pas au-dessous d'un certain seuil, pour ne pas me discréditer. Mais il m'arrive d'offrir des prestations en cours de mission, car je ne souscris pas à l'équation " temps = argent ". Depuis quelque temps, et sur le conseil d'un consultant psychologue, je mentionne sur ma note d'honoraires ce qui est offert. De cette façon, le client reste conscient du prix des choses.
DIFFICULTÉS GÉNÉRALES ET QUESTIONS
L'irrégularité des flux et la manière d'y faire face
Si la consultation est la seule source de revenu du philosophe, il est nécessaire que celui-ci travaille à calmer son angoisse financière. Tout consultant en entreprise est soumis à une loi cruelle. Quand il travaille, il n'a pas le temps de prospecter. Ainsi, quand ses missions prennent fin, son agenda est plein de plages vides. Dans les périodes de creux, le consultant philosophe doit rester philosophe. Renouer ses contacts, commencer à reprendre des rendez-vous. Mais, surtout, ne pas se laisser submerger par l'inquiétude, et profiter de ses heures libres pour lire. Ce qui fera toujours la différence entre nous et les autres, c'est la force de notre culture générale.
Il est intéressant, pour le philosophe consultant en entreprise, d'avoir prévu des rencontres philosophiques interentreprises et des soirées de conférences avec dialogue dans son Cabinet. Pour ma part, j'organise depuis sept ans et une fois par mois le " salon philosophique ". Environ huit personnes d'entreprises différentes sont inscrites, et autour de ce noyau s'ajoutent à chaque fois trois ou cinq autres personnes. À partir d'un bref exposé sur une question intéressante pour l'entreprise, nous échangeons, et je fais la synthèse écrite de ce que les gens produisent. Les thèmes abordés sont : " la décision ", " la responsabilité ", " l'autorité ", " le pouvoir ", " la motivation "...
Quand j'étais à Strasbourg, j'avais organisé un cursus d'initiation à la philosophie. Je présentais pendant trois fois deux heures un philosophe ou un courant de pensée. Ce cursus était destiné à tous publics. Il y avait de douze à vingt personnes qui venaient chaque fois. Si je n'ai pas refait la même chose à Paris, c'est que l'écriture du livre m'a donné le goût de transmettre par écrit.
Gerd Achenbach m'avait donné, en 1992, un conseil précieux : un consultant philosophe ne doit jamais s'arrêter ; il doit profiter de sa capacité et de son goût pour la lecture et l'écriture pour se renouveler. Mon expérience a maintenant treize ans. Je constate que, malgré tous les temps morts, je vis dignement de la consultation philosophique.
Quelques questions
Le philosophe remplit-il ou trahit-il sa vocation philosophique en allant en entreprise ? Si philosopher est une façon d'aborder les questions, le philosophe consultant transmet l'esprit critique, la capacité de faire face aux situations au lieu de les subir. Plusieurs personnes disent avoir changé dans leur vie professionnelle et dans leur vie personnelle par l'approche philosophique qu'ils ont découverte ou retrouvée en entreprise.
Si philosopher est un combat pour améliorer le monde dans lequel nous vivons, le philosophe qui est consultant en entreprise ne contribue pas directement à ce changement. On peut même dire qu'il soutient le système établi, puisque la démarche philosophique augmente l'efficacité.
Mais tout dépend de ce chacun d'entre nous entend par vocation philosophique.
Pour ma part, j'ai passé toute ma vie à transmettre ce que je crois être le coeur de la démarche philosophique : définir, clarifier, dialoguer, acquérir une vision globale sans jamais fermer la perspective ; reprendre le questionnement, redéfinir, redialoguer, revoir sa vision. Ma démarche est indissociable du respect des autres, c'est-à-dire du respect de tout être humain, quel que soit son statut hiérarchique ou social.
Et, toute ma vie, j'ai rencontré satisfactions et déceptions. Mes satisfactions et mes déceptions de professeur rejoignent mes satisfactions de consultant, même si je n'enseigne pas. Dans les deux cas, j'ai vu des esprits s'ouvrir sur les autres et sur le monde et des comportements passer de la soumission à l'action. Dans les deux cas, j'ai vu des esprits peu perméables à cette façon de penser et avides de recettes préfabriquées pour " gérer " les situations.
Ma conduite contribuait-elle davantage à l'amélioration politique de la réalité quand j'étais professeur salarié ? L'Éducation Nationale française était soumise au système capitaliste et à la société de surconsommation, et j'étais bien un fonctionnaire de l'Éducation Nationale, tenu d'en respecter les programmes et les règles. Existe-t-il des métiers plus éthiques sur le plan politique que d'autres ? La discussion reste ouverte.
(1) Intervention dans le cadre du module Best practices nella consulenza filisofica alle imprese, Master in corporate responsanility, Institut Percorsi Spa, Roma.