Revue

Du métier d'instit à l'engagement des "philo-fables"

Je milite depuis déjà plusieurs années en faveur de la " philosophie à l'école ". Cet engagement me semble aujourd'hui une nécessité tout autant qu'une évidence. Mais il est bon de se retourner de temps à autre afin de voir d'où l'on vient et comment se sont bâties peu à peu nos évidences. Je voudrais donc profiter de cet article afin de faire le point.

Je suis écrivain de livres pour la jeunesse et père à ce titre d'une centaine d'ouvrages. Je suis aussi éditeur chez Albin Michel, où j'en ai publié près de deux cents. Mais je n'oublie jamais de dire que, si je suis auteur et éditeur, c'est parce qu'avant tout je suis un lecteur ! Mes passions, mes désirs d'entreprendre me sont toujours venus de mes lectures et de mes rencontres.

S'il n'y avait pas eu le Petit Prince, je n'aurais sans doute jamais écrit pour la jeunesse. Et si je n'avais pas lu enfant la Guerre des boutons, je n'aurais jamais écrit mon roman Le Jobard... Quant à mon activité d'éditeur, elle a commencé il y a une dizaine d'années lorsque j'ai découvert un livre de Mac Luhan Pieds nus sur la terre sacrée, qui m'a soudain ouvert les portes de la sagesse amérindienne. J'ai alors lu tout ce qui me tombait sous la main sur les fondements de cette spiritualité... et devant la constatation d'une perte générale de repères inhérente aux années 90, j'ai jugé que l'édition jeunesse se devait d'y accorder une plus grande place. J'ai donc proposé à Albin Michel de créer une collection de spiritualités pour adolescents et adultes que j'initierais par la sagesse des Indiens d'Amérique : ce seront les collections Carnets de Sagesse, puis Paroles de... qui rencontreront un grand succès (deux millions de livres vendus), et durent depuis dix ans. Ces ouvrages sont en fait des anthologies, cherchant à donner les clés de compréhension des civilisations, par le biais de textes essentiels. J'ai pu y donner libre cours à ma passion de la citation.

Dans la continuité de ces collections, j'ai alors décidé de rencontrer le philosophe André Comte-Sponville (dont le Petit traité des grandes vertus m'avait fort impressionné), pour lui proposer un Paroles de philosophie... Comte-Sponville est un philosophe d'une grande clarté, et il me paraissait l'auteur idéal pour une vulgarisation intelligente. De cette rencontre ne naîtra pas un livre mais toute une collection intitulée Carnets de Philosophie, et... une amitié. Ces douze Carnets balaient le champ de cette discipline (amour, morale, politique, connaissance, etc.), grâce aux citations majeures des grands philosophes et de courts essais introductifs de Comte Sponville lui-même.

Mais je me rendis vite compte que cette collection (initiée en 1997) trouvait essentiellement son public auprès des bacheliers et jeunes universitaires. Je restais donc sur ma faim, car j'avais le sentiment qu'il était nécessaire de descendre dans la tranche d'âge, les bacheliers n'étant pas les seuls concernés par la pensée réflexive ! Une bonne quinzaine d'années d'enseignement en école primaire me faisait dire que c'était un âge propice à la réflexion. Tout instituteur sait bien que les enfants se passionnent pour les questions de justice, de mort, de liberté ; et qu'ils les abordent avec plus de spontanéité et d'enthousiasme que des adolescents matraqués et lobotomisés par Énergie, Nike ou les sites pornos de Google.

Au cours de nos nombreuses conversations avec Comte-Sponville, nous avions souvent évoqué cette éventualité d'une initiation à la philosophie dès le plus jeune âge, mais le philosophe y était toujours réticent. Selon lui, on ne pouvait faire l'impasse sur la connaissance des grands maîtres... et pour connaître Spinoza, Kant ou Heidegger, il était nécessaire d'attendre l'âge du lycée. Il lui paraissait plus fondamental de mettre la philo aux programmes des grandes écoles qui en sont souvent privées... ce en quoi je le rejoins parfaitement. Songer que les dirigeants de laboratoires pharmaceutiques ou les avocats d'affaires n'ont jamais entendu parler de déontologie donne effectivement froid dans le dos !

Devant ses réticences vis-à-vis de l'enseignement primaire, j'ai donc décidé de me lancer seul dans l'aventure... Enfant, j'avais adoré les contes que je lisais dans une revue à laquelle j'étais abonné. J'y trouvais matière à mes réflexions et interrogations. Aussi, j'ai tout naturellement commencé par créer une collection intitulée Les Petits contes de sagesse, en faisant appel à de grands auteurs de la littérature jeunesse : Muriel Bloch, Béatrice Tanaka, François Place... Je leur ai demandé pour cela de raconter aux enfants des textes qui font sens, en opposition à la mode qui sévissait alors des purs albums graphiques. Les auteurs pouvaient pour cela, soit partir de contes existants, soit inventer eux-mêmes leur conte de sagesse. Une trentaine de titres verront le jour, abordant des thématiques aussi diverses que le courage, la liberté, la justice, le destin, l'amour, etc.

Cette collection a effectivement trouvé sa résonance auprès d'un jeune public, mais bien plus en tant que collection de première lecture qu'en tant qu'initiatrice à la philosophie. Je restais donc encore une fois sur ma faim, conscient de m'approcher de mon objectif sans parvenir à l'atteindre. Étonnamment, ce n'est qu'à ce moment-là que je me suis rappelé de ma propre pratique d'instituteur qui n'était pourtant pas si lointaine (de 1976 à 1990). Influencé par la pensée Freinet, j'avais eu alors à coeur de mettre un peu de " débat de pensée " dans ma pratique pédagogique.

Au tout début, je partais de citations de philosophes que j'écrivais au tableau noir et qui me servaient de point de départ pour des commentaires et un débat : " Sans lois, pas de libertés. "

"  L'étranger te permet d'être toi-même en faisant de toi un étranger. "

"  Si tu veux être aimé, aime ! "

"  Il faut trembler pour grandir. ", etc.

Je reprenais en fait le principe fort ancien de la belle phrase de morale que nos magisters écrivaient au tableau noir... Avec tout de même une différence de taille. Il ne s'agissait plus de phrases à apprendre par coeur mais à discuter.

Mais un instituteur d'école primaire est avant tout un enseignant de la lecture. Aussi, j'avais vite souhaité dépasser le cadre des simples phrases pour donner à commenter aux enfants de vraies histoires philosophiques. J'ai donc inlassablement recherché chez les philosophes des petites fables (comme l'anneau de Gygès chez Platon, ou les facéties de Diogène), qui pouvaient aider à un vrai et fructueux débat. Hélas, la philosophie occidentale ayant dès Platon rejeté le recours aux mythes et aux histoires (fameuse querelle du logos opposé au muthos), ma moisson a été faible pour ce qui concerne les auteurs européens. J'ai donc souvent dû utiliser les textes des philosophes orientaux, qui n'ont pas connu ce rejet des " histoires ", mais ont au contraire une vraie prédilection pour les apologues et les paraboles : Lao Tseu, Attar, Rumi, Confucius, Tchouang Tseu... Au cours de la discussion qui suivait ces lectures, je me plaçais en maître du jeu, cherchant en permanence à aider les enfants à préciser leur pensée, à confronter des arguments et surtout à conceptualiser...

C'est donc tout naturellement que j'ai réutilisé cette matière pour publier en 2002 et 2003 aux éditions Albin Michel deux livres dérivant de ces pratiques (l'auteur rejoignait enfin l'enseignant !) : Mon premier livre de sagesse, recueil de citations philo classées selon des thématiques (amitié, espoir, vie, mort...) ; et Les philo-fables, recueil d'histoires et de fables. Mais j'ai ajouté dans cette anthologie une rubrique intitulée " dans l'atelier du philosophe ", où je pose une série de questions souvent dérangeantes ou impertinentes.

Car je craignais trop que les enfants ne prennent le récit pour argent comptant, parole d'évangile. Je ne voulais surtout pas me situer dans un enseignement moral dogmatique comme je l'avais moi-même connu. Si la fable enseigne par exemple que le silence est d'or... les questions qui la complètent pourront être : " Est-ce bien sûr que le silence est une valeur suprême ? ", " N'est-ce pas ceux qui possèdent la parole qui enseignent aux autres à se taire pour mieux les gouverner? "... Bref ! J'ai cherché à faire profiter mes collègues instits, autant des résultats d'une pratique pédagogique que d'un travail boulimique de lecteur sur une vingtaine d'années.

Le gros succès de ces livres, très utilisés aujourd'hui dans les classes et les familles, m'a poussé en 2004 à les compléter par un recueil de fables plus contemporaines que j'ai moi-même inventées : Petites et grandes fables de Sophios. Je regrettais en effet que de nombreux thèmes ne soient pas traités dans mes Philo-fables, faute d'avoir trouvé la fable qui correspondait (devoir ou non de mémoire, nécessité des lois, droit légitime de ne pas croire en Dieu...). J'ai donc inventé un personnage d'adolescent, dont j'ai confronté les questionnements à un philosophe grec baptisé du nom de Sophios ; celui-ci ne prodiguant son enseignement que sous forme de paraboles, et ne répondant à ses élèves que par des fables, des contes, des histoires... J'ai passé une année à rédiger ces Petites et grandes fables de Sophios, et j'y ai pris bien du plaisir. Cela m'a permis de mettre ainsi au clair un certain nombre de questions que je me posais.

Mais toutes ces histoires ne sortent pas seulement de ma propre imagination. De nombreuses fables que j'ai inventées l'ont été grâce à des structures traditionnelles de récits. Elles sont autant des continuations d'une tradition que de véritables inventions... Comme toujours pour ce qui me concerne, il n'y a pas de création sans un fond de lectures ! Je me suis même amusé parfois à pasticher de vieilles fables dont la morale traditionnelle m'agaçait prodigieusement, comme celle de La cigale et la fourmi, dont Sophios donne à ses disciples une version bien différente (cf. p. 32, La fourmi et la cigale)

Pour faire de la philo à l'école, j'ai donc pour ma part choisi le biais des histoires, des contes, des fables philosophiques. Et c'est sans doute justement parce que je n'étais pas philosophe de formation que j'ai eu ce culot... sinon j'aurais moi aussi (comme l'ont fait Les goûters-philos) choisi le logos plutôt que le muthos. Bref, j'ai bénéficié de la chance d'être un ignorant ! Les formations nous enrichissent, mais elles nous enferment aussi parfois, et nous aveuglent de belles oeillères !

J'ai dans le même esprit introduit la philosophie arabe et orientale, voulant sortir du cadre étriqué de la philosophie essentiellement germano-française qu'on enseigne à l'université. Je ne m'excuserai donc pas de n'avoir pas un doctorat de philosophie et me réjouis plutôt de ne pas être passé par les fourches caudines, hélas souvent castratrices, de la faculté. Je juge que langage abscons et rhétorique jargonnante y règnent trop souvent en maître, à seule fin sans doute de garder le pouvoir dans un esprit de caste.

En 2006, j'ai même décidé de faire un pied de nez à Platon, qui avait jeté l'opprobre sur les mythes, et j'ai tenté de réinterroger tous les mythes grecs sous un angle philosophique. J'ai replongé avec bonheur dans le monde de la mythologie, que les préadolescents adorent, pour essayer d'en dégager des enseignements. Après tout, si le premier des philosophes a dû s'affranchir de la mythologie pour créer sa propre pensée, cela ne signifie pas que ce fonds mythologique ne soit que contes de nourrice, comme il l'affirmait un peu sévèrement.

Les légendes de Narcisse, d'Orphée et Eurydice, de Pygmalion amoureux d'une statue ne manquent pas de richesse symbolique. J'ai donc fait le pari qu'on pouvait, grâce à la mythologie, faire de la philosophie. Deux volumes de Fables Mythologiques sont parus : l'un consacré aux "  amours, ruses et jalousies ", un deuxième aux "  monstres et héros ".

Au regard de mon expérience, le patrimoine des fables, des paraboles, des contes et des légendes me semble donc une mine inépuisable pour amorcer la réflexion. De plus, faire de la philo par le biais des fables et paraboles de toutes origines, c'est transmettre un fonds culturel fondamental (la révolte d'Antigone, le mythe de Sisyphe, les facéties de Diogène, le Ramayana, les fables d'Esope, de Kalila et Dimna...), tout en gardant le principe d'une lecture plaisir.

Ceci étant, il n'est même pas besoin de livres spécialisés pour faire de la philo à l'école. De nombreux albums de littérature jeunesse peuvent se révéler de merveilleux outils pour aborder une discussion en classe. Je pense à certains classiques : Le petit Prince, La ferme des animaux de Georges Orwell, La mort du dauphin de Daudet... mais aussi à des albums plus récents : au superbe Au revoir Blaireau, paru à l'école des Loisirs, sur la thématique de la mort, à Nuit d'orage de Michelle Lemieux, à l'Enfant Océan de Mourlevat, à Yakouba de Thierry Dedieu, aux albums de Jo Hoestland, de Bruno Heitz, à toutes les petites merveilles citoyennes que publient les "éditions Rue Du Monde"... ( On n'aime guère que la paix !). Les albums sont une source intarissable de questionnements.

Dans Mon miel ma douceur, j'ai moi-même répondu à une question que je me posais depuis des années sur la nécessité de faire définitivement le deuil. Pour un enfant qui a vécu la douloureuse expérience de la mort d'un proche, la voir racontée par une héroïne de livre permet une distanciation salutaire et cathartique. J'ai pu le vérifier récemment lors de rencontres de classes en Belgique autour de ce livre. Des enfants n'ont pas hésité à me dire sans pathos : moi, quand mon papi est mort, ou même quand ma maman est morte, etc. Et je voyais bien que pouvoir en parler par ce biais là, c'était sortir enfin d'un maelstrom affectif étouffant et grandir un peu.

Dans Nul en pub, j'ai voulu faire le premier livre dénonçant aux enfants la gigantesque manipulation dont ils étaient victimes. Et plus récemment, j'ai publié avec l'illustrateur Merlin un album sur un génie de l'art brut qui a vraiment existé et qui est un des plus beaux exemples de résilience qu'on connaisse : Le Manège de Petit Pierre, extraordinaire épopée créatrice d'un homme (Pierre Avezard), que les nombreux handicaps auraient dû logiquement exclure, et qui a su trouver merveilleusement sa place ! J'ai aussi, en tant qu'éditeur, montré qu'on pouvait philosopher avec des textes humoristiques en publiant les incroyables facéties de Nasreddine, ce personnage de fou-sage inventé dans les pays arabes.

Si je milite depuis une dizaine d'années pour la philosophie à l'école, c'est donc dans la continuité d'un engagement humaniste, né à la fois de mes lectures et de ma pratique d'enseignant. Instit j'ai été, instit je reste ! Il me paraît toujours aussi essentiel de transmettre, car une civilisation qui ne se transmet pas est irrémédiablement appelée à disparaître.

Mais cet engagement s'exacerbe d'année en année avec la montée en puissance d'une société libérale qui se livre à une véritable guerre à l'intelligence et à la culture. Former les enfants à la pensée abstraite me semble un objectif de plus en plus indispensable, dans un monde où les médias - au service d'intérêts uniquement mercantiles de consommation - jouent la carte d'une politique de crétinisation des enfants et de l'individu, semblant vouloir donner raison au Georges Orwell de 1984...

Si l'on en croit nos multinationales gouvernantes, il n'y a pas de questions à se poser (des spécialistes pensent pour nous), il n'y a qu'à se laisser glisser, comme un chariot dans une allée de supermarché. Or nous ne pouvons accepter de voir ainsi nos enfants transformés en consommateurs dociles, sans réflexion, sans pensée propre et sans révolte. Face à ce constat terrifiant, l'éducation philosophique me semble l'une des meilleures armes de résistance. Aussi, selon la formule de Diderot, " Hâtons nous donc de rendre la philosophie populaire ! ", et ce, dès le plus jeune âge.

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