Marie-France Daniel, professeur à l'université de Montréal, propose une démarche pour aider les enseignants non familiarisés avec la philosophie. Il s'agit d'un petit livre de contes1 à l'attention d'enfants de 5 à 7 ans, dont le contenu suscite chez l'enfant un questionnement propice à des discussions à visée philosophique. Un guide pédagogique propose des pistes et des plans de discussion à l'attention de l'enseignante qui n'a pas de formation en philosophie. Ces contes aident l'enfant à réfléchir, à développer son jugement et à accroître son estime de soi. Les contenus des contes sont propices à soulever des questions de type philosophique et à éviter des problématiques trop psychologisantes.
La mise en pratique de l'atelier de Discussion à Visée Philosophique (DVP) est hebdomadaire. L'atelier se passe dans la classe. Dans un premier temps, l'enseignante lit un passage des contes d'Audrey Anne. À l'issue de cette lecture, elle invite les enfants à trouver des remarques pour questionner le texte lu. Après cette collecte de questions, l'enseignante écrit au tableau les questions et le nom de leur auteur, au cours de l'atelier les enfants vont essayer de répondre à toutes ou à une partie de ces questions. La séance dure une demi-heure, et les questions qui n'auraient pas été traitées le seront au cours d'une prochaine séance. Chaque lecture d'un conte peut donner lieu à un ou deux ateliers. Les règles de fonctionnement de l'atelier sont toujours rappelées en début de séance. L'enseignante rappelle les règles : " avant de parler, il faut réfléchir dans sa tête, il ne faut pas se moquer ou interrompre quelqu'un qui a la parole. Il faut essayer de comprendre celui qui parle et si on ne le comprend pas bien alors il faut le lui dire ou l'aider à rendre plus clair ce qu'il veut dire... "
Le dispositif mis en place pour cet atelier dans ma classe (discutant, dessinateur, président de séance...) ne fait pas partie de la démarche préconisée par Marie-France Daniel. Son approche privilégie le développement cognitif sur la socialisation. L'enseignant choisit trois enfants : l'un sera président de séance, un autre sera passeur de micro et un troisième reformulateur. Le président de séance demandera qui veut parler et donnera la parole. Le passeur de micro rappellera la question posée par l'enseignant (questions qui ont été produites par les élèves.) Quand deux ou trois élèves se sont exprimés, le reformulateur aidé par l'enseignant tentera de synthétiser ce qui vient d'être dit. Quand les élèves n'ont plus grand-chose à dire sur une question, il fait synthétiser par le reformulateur ce qui vient d'être dit et lance la question suivante. Au bout d'une demi-heure, la discussion est arrêtée même s'il y avait encore des choses à dire.
Voici un recueil des données fait dans une classe d'enfants de GS (4-5 ans) / CP (5-6 ans) issu d'un milieu périurbain ; l'origine sociale est du " tout venant " ; l'enseignante débute dans ce genre d'activité. Les élèves ont déjà effectué quelques ateliers de discussion à visée philosophique. L'enseignante sépare les élèves en deux groupes, une quinzaine d'élèves discutera et une dizaine fera un dessin qui devra porter sur le conte ou sur ce que disent les élèves qui discutent. L'extrait du conte porte sur l'histoire de deux petites coccinelles en peluche qui se disputent dans le coffre à jouets d'Audrey-Anne. L'une a quatre points noirs sur son dos, l'autre en a six, elles parlent de se montrer les fesses. À l'issue de la lecture de ce conte, les élèves se demandent : pourquoi la coccinelle voulait-elle regarder les fesses de sa copine ? Pourquoi se disputent-elles ? Comment ça se fait que des coccinelles parlent ? Des deux coccinelles, qui a raison ? Ce sont ces questions qui vont alimenter la discussion.
L'enseignante lance la première question : " Pourquoi la coccinelle voulait-elle regarder les fesses de sa copine ? "Le président de séance demande qui veut parler, plusieurs doigts se lèvent. Bastien : " C'est peut-être pour jouer ". Mathilde : " ou pour l'embêter ". Gabriel ; " parce qu'il y a une méchante et une gentille". Martine : " pour voir si elle a les mêmes fesses ". Maryam : " pour se moquer d'elle ". Le président de séance donne la parole au reformulateur : " Alors, ils ont dit que la coccinelle voulait regarder les fesses de sa copine pour voir si elles ont les mêmes et qu'il y avait une méchante et une gentille ". L'enseignante interroge le groupe : " Pourquoi il y en a une qui veut voir les fesses de l'autre ? ". Joris : " Elles sont toutes les deux gentilles sauf qu'il y en a une qui veut regarder les fesses de l'autre ".Andréa : " elles ont les mêmes fesses et les mêmes yeux, c'est toutes les deux des coccinelles". Gabriel pense qu'elles sont jalouses, mais n'arrive pas à expliquer pourquoi.
L'enseignante demande qui peut aider Gabriel. Maryam propose une hypothèse : " En fait, elle n'a que quatre points sans sa culotte et l'autre elle en a six, alors elle est jalouse ". L'élève reformulateur demande d'intervenir et confirme ce point de vue en disant que " c'est pour ça qu'elles sont jalouses ". Bastien : " peut-être l'autre, elle veut enlever sa culotte pour avoir aussi quatre points ?Andréa : " c'est plus important d'avoir quatre points que d'enlever sa culotte, au moins elles seront pareilles". L'enseignante intervient et demande aux enfants : " qu'est-ce que cela veut dire être pareil ? ". Maryam ne répond pas à la question de l'enseignante et poursuit son idée sur la honte : " non, le plus important c'est d'enlever sa culotte, moi je ne l'enlèverais pas, j'aurais trop honte ! ". Joris : " Six points partout, c'est bien comme ça, elles restent pareilles (...) elles gardent toutes les deux leur culotte et personne ne peut voir ses fesses ". Mathilde : " le plus important c'est les points, comme ça on connaît leur âge ".Gabriel : " ce qui est grave, c'est de ne pas avoir de culotte. Si on montre les fesses, on va se moquer d'elle ". Andréa, " on ne se moquera pas d'elle si on a les mêmes fesses puisqu'elles seront pareilles ". Le débat arrive à un point où les enfants s'agitent, les dessinateurs veulent montrer leur production, cela fait déjà pratiquement une demi-heure que la séance est commencée, l'enseignante arrête la discussion et propose que l'élève reformulateur donne son point de vue en prenant appui sur ce qui vient d'être dit : " Eh bien moi, je crois que le plus important c'est d'avoir toutes les deux quatre points ou six points sur sa culotte. Et je suis d'accord avec Gaby parce qu'il a dit que si on montre ses fesses on a honte ". L'ensemble du groupe atteste cette micro synthèse du reformulateur.
Pour rester dans le cadre des exigences intellectuelles2 réclamées par une discussion philosophique, il convient certes de partir du vécu des enfants, mais il faut également que l'enseignante puisse amener à dépasser cet horizon. Les énoncés des enfants montrent une préoccupation surtout guidée par des considérations morales. Leurs réflexions restent liées à la compréhension du récit. Quand l'enseignante tente une généralisation : " qu'est-ce que c'est, être pareil ? ", les enfants ont du mal à s'extraire de la visée moralisante. Il ne suffit pas d'être respectueux de la parole d'autrui et de considérer toute opinion comme valable. Si l'on ne soumet pas ce qui est dit à une analyse critique, à une demande de justification, alors nous ne sommes pas vraiment dans une discussion philosophique. Il aurait fallu que l'enseignante intervienne plus souvent et plus directement pour les inciter à clarifier leurs pensées. C'est ce type d'aiguillage qui différencie un atelier de paroles d'un atelier de discussion à visée philosophique. Cependant, on relève des pistes comme l'égalité ou la notion du pareil qui auraient mérité d'être exploitées davantage.
Remarquons que la démarche de Marie-France Daniel, qui s'inspire des travaux de Matthew Lipman, privilégie le développement cognitif par rapport au développement de la socialité. Or, le dispositif de cet atelier vise en priorité une entrée socialisante. Cependant, le point commun entre ces deux approches reste le socioconstructivisme, autrement dit c'est l'enfant qui est au centre du système, c'est lui qui est responsable de l'agenda du processus réflexif. De ce fait, le prochain atelier se prolonge sur les questions des enfants et non à partir d'une question préparée par l'enseignante. Cependant, le rôle de la maîtresse n'est pas neutre : pour privilégier les processus de pensée et l'analyse critique, il conviendra qu'à l'issue de l'atelier, elle s'interroge comment tirer profit de cette première discussion. La question de départ : " Pourquoi la coccinelle voulait-elle regarder les fesses de sa copine ? ",a fait émerger des hypothèses sur l'égalité et être pareil. La question suivante : " Pourquoi elles se disputent ? " pourrait s'enrichir d'une interrogation plus généralisante : " qu'est-ce que c'est être pareil ? ". Ainsi, on évitera une discussion qui tourne en rond ou qui retourne vers des considérations morales.
L'atelier se poursuit avec l'analyse des dessins. L'enseignante rappelle que l'on ne doit pas porter de jugement de valeur sur la qualité du travail : c'est beau, ce n'est pas beau. Les remarques doivent porter sur les éléments picturaux et essayer de comprendre ce que le dessinateur a voulu représenter. Les élèves reprendront certaines représentations erronées : " les coccinelles, elles sont sur le sol au lieu d'être dans le coffre à jouets... Il y a une coccinelle qui a des points verts au lieu d'avoir des points noirs... Dans ce dessin, il a dessiné une chambre avec des meubles alors qu'on n'en parle pas dans l'histoire... Dans celui-là de dessin, il a dessiné les deux garçons et le coffre à jouets mais ils ne regardent pas dans le coffre et il n'y a pas les deux coccinelles dans le coffre... ". Ces remarques portent essentiellement sur des détails imaginés par les dessinateurs : la plupart des enfants tiennent à ce que l'histoire soit très fidèlement retranscrite. D'autres remarques valident les dessins qui retracent bien le conte " on voit bien les coccinelles qui se disputent ...". L'enseignante rappelle les questions qui n'ont pu être traitées et qui le seront la semaine suivante.
Pour conclure, les dessins révèlent certaines aptitudes que l'on ne soupçonnait pas chez certains élèves : l'élève silencieux qui ne s'exprime pas, l'élève en difficulté qui donne l'impression de ne jamais rien comprendre. Or, les dessins montrent que leurs aptitudes sont souvent supérieures à celles que l'on supposait ou que l'on évalue dans les travaux scolaires. Donc, cette activité rehausse l'estime de soi. Par ailleurs, la pratique de ce type d'atelier développe des gains pédagogiques et transversaux dans les domaines didactiques plus classiques. Sur le plan langagier, elle développe le vocabulaire, la syntaxe et l'utilisation de connecteurs logiques. Sur le plan de la pensée, elle enrichit les représentations. Sur le plan du " vivre ensemble ", on constate des effets bénéfiques. Cependant, il faut plusieurs séances hebdomadaires pour voir une réelle retombée de ces effets dans le quotidien de la classe. Au cours des premiers ateliers, les interventions ne sont la plupart du temps qu'une succession d'anecdotes sans échanges. Au bout de quelques séances, on commence à relever de véritables échanges dialogiques. Les élèves commenceront alors à dépasser une perspective ancrée jusque-là sur la compréhension du récit, pour aborder les aspects métaphoriques suscités par le conte et la discussion. Les interrogations ne visent plus la compréhension du texte, mais le prétexte suscité par le récit. On passe alors d'un langage d'évocation à un langage argumentatif, qui réclame des tournures linguistiques plus complexes, et prend en compte le discours d'autrui.
(1) DANIEL M.-F., (2002), Les contes d'Audrey-Anne, Québec : le loup de gouttière.
(2) Michel Tozzi, Alain Delsol & al., (2001), L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire, Paris : Hachette Education.