Revue

Sixième colloque sur les nouvelles pratiques à visée philosophique à l'école et dans la cité. Unesco - Paris - 15-16/11/06

Fragments de propos entendus, compte-rendu à plusieurs voix1.

- La première matinée, en séance plénière animée par Oscar Brenifier, est introduite par Sonia Bahri, Chef de la Section pour la Coopération Internationale dans l'Enseignement Supérieur de l'Unesco : elle rappelle tout le travail fait par l'Unesco en faveur du développement et de la consolidation de la philosophie dans le monde, tout particulièrement concernant les systèmes éducatifs, et les projets actuels2.

- Merete Baekkevold (Directrice de l'Éducation Primaire et secondaire) et Beate Boressen (University College d'Oslo) rendent compte de l'expérimentation de philosophie pour les enfants en Norvège, qui se déroule suite à la décision du gouvernement norvégien d'introduire ces pratiques dans l'enseignement primaire.

- Ibanga Ikpe (University of Botswana) explique les difficultés des pays africains à garantir un enseignement philosophique : carcan externe des injonctions du FMI (l'investissement dans la philosophie n'est guère rentable !), obstacle culturel des mentalités traditionnelles. D'où l'intérêt de rendre attractive la philosophie pour les étudiants, et de développer le critical thinking (pensée critique).

- M.-F. Daniel (Université de Montréal, Québec), dans la lignée de M. Lipman, insiste sur la visée philosophique des discussions en communauté de recherche : développer chez les élèves du primaire, et cela demande du temps, une pensée qui dépasse le niveau monologique ou dialogique non critique pour accéder à une "pensée dialogique critique", qui s'ancre, au-delà de l'égocentrisme, dans l'intersubjectivité.

- O. Brenifier insiste en concluant cette matinée sur le changement de paradigme opéré par les nouvelles pratiques philosophiques : importance de la question, du dialogue, prise en compte du sujet, du penser par soi-même. Il appelle à se méfier de l'opinion individuelle, d'un dialogue sans rigueur, et à promouvoir la radicalité de la critique, la prise de risque, la logique de la pensée, l'articulation de l'expérience et du concept.

- C. Richard, de l'Institut de Pratiques philosophiques, théorisera plus tard ce portrait du philosophe praticien : vertu de la cruauté, qui rompt avec la sympathie, débusque la contradiction, cherche la faille, instille le doute. Intarissable questionneur, étranger jusqu'à lui-même, en abandonnant ses opinions dans le silence et l'aporie ; dramaturge qui se met en scène comme personnage dans la seule présence de l'acte déconstructif ; et même chamane qui soigne par la manipulation du feu3...

Les deux jours ont vu se succéder sept vagues de communications (près de deux cents) de deux heures chacune, avec trois ou quatre intervenants. Principe de chaque atelier : vingt minutes par communicant et débat terminal avec les participants (plus de trois cents personnes sur les deux journées du colloque).

QUELQUES THÈMES ABORDÉS

- R. Fabienne (Étudiante en master) nous permet de comprendre, à partir du traitement d'entretiens semi-directifs, les résistances aux nouvelles pratiques philosophiques en France, par la mise en évidence d'une polyphonie des représentations de la philosophie et de son enseignement au sein de l'Education Nationale : âge d'or nostalgique d'une discipline reine, à part, couronnement des études, assurant la liberté d'expression d'un professeur d'abord philosophe ? ou discipline scolaire comme les autres, à désacraliser, où l'enseignant est d'abord un professeur devant faire face à un plus large public, et qui déborde aujourd'hui dans d'autres pratiques dans la cité ?

Philosophie et religion

- M.-C. Durand (docteur en théologie, formatrice au CFP-IFP Montpellier) expose une recherche sur les différences et ressemblances entre la discussion à visée philosophique et celle que l'on trouve dans certains courants de la catéchèse : en commun le travail sur le sens, le questionnement, la pluralité, l'importance de la parole de l'enfant, de l'expérience de chacun, de l'interprétation des textes. Mais nuances sur la finalité du questionnement, le degré de guidage, l'hétérogénéité des participants, le statut du texte, de la vérité, de la réponse...

- F. Rio (doctorante en information-communication) fait part d'une étude d' Okapi (presse pour adolescents, Bayard) : elle analyse la différence entre la rubrique "Dis-moi Denys" (1971-1978), où l'emporte le rapport monologal asymétrique et la transmission unilatérale d'un savoir transcendant, et la rubrique "La bonne question" (depuis 2001), avec le philosophe Y. Michaud, où s'instaure avec des élèves de collège un rapport dialogal coopératif et la co-construction d'un savoir réflexif humaniste.

Interdisciplinarité

- On a entendu une plasticienne (S. Thévenet) utilisant le questionnement philosophique en cours de production, ce qui infléchit celle-ci.

- Et inversement une philosophe (M. Boeglin) demandant d'abord de dessiner l'amitié, ou de sculpter avec de la glaise la justice, puis de verbaliser les productions, en faisant émerger les représentations, questionnements, commentaires, afin de travailler les attributs du concept.

NOUVELLES PRATIQUES DANS LE SYSTEME ÉDUCATIF

Discussion à visée philosophique (DVP) et littérature de jeunesse

- C. Avelange (Directrice d'école) cherche à utiliser la portée anthropologique de tout un courant de la littérature de jeunesse actuelle, pour inaugurer une réflexion philosophique avec ses élèves de primaire. Elle insiste sur l'intérêt d'articuler les apprentissages langagiers en français et les apprentissages réflexifs sur les problématiques dégagées à partir des textes.

- E. Chirouter (professeur de philosophie à l'IUFM du Mans) soutient que la littérature pense, et que l'on peut s'appuyer sur une certaine littérature de jeunesse pour aider les élèves à penser. Elle développe la méthode qu'elle a mise au point : à partir de textes mis en réseau, dégager les attributs d'un concept comme l'amitié (cf Aristote dans l'Éthique à Nicomaque).

- C. Calistri montre, à partir d'une analyse linguistique de discussions en grande section de maternelle selon le protocole de J. Lévine, comment les ateliers philo amènent un déplacement de la pensée des élèves, par des processus de reprises-modifications et de productions d'idées nouvelles.

- F. Lund (professeur de français et de philosophie en Allemagne) pense que plutôt que de rejeter sans analyse la pratique quotidienne des jeux vidéos de nombreux élèves, il vaudrait mieux ouvrir avec eux une réflexion philosophique sur leur pratique, les valeurs véhiculées par ces jeux, le type de pensée qu'ils développent, leur effet de "réalité augmentée", la distinction du virtuel et du réel, etc.

- A. Presentini (enseignante en école primaire) nous a présenté le résultat de son activité philosophique sous forme de perles (sentences poétiques) écrites par les enfants, décrivant les effets singuliers de la pratique de la discussion philosophique sur le sentiment existentiel. À noter que la discussion philosophique fut érigée sur le socle d'une expérience scientifique préalable : l'astronomie.

- V Devert-Preau et M. Vriez ont présenté leur association D'Phi, et les expériences de pratique philosophique en son sein : discussion à visée philosophique (DVP) en classe et atelier philosophique avec le concours de la mairie de Paris. À noter : le discours de la méthode (quelle méthode pour les méthodes ?) et la réalité d'une double casquette, directrice d'école et praticienne philosophe.

- E. Auriac et M. Mauffrais ont témoigné d'une longue étude de dix ans, interrogeant la capacité des enseignants à s'adapter à l'innovation structurelle des DVP dans le but de les réguler. Leurs réponses s'articulaient autour de trois concepts : pragmatisme, linguistique et anthropologie. Leur conclusion reste réservée sur la puissance d'adaptation des éléments institutionnels.

Philosopher en SEGPA

- R. Dadoun (Université Paris 7), qui est intervenu pour la Fondation 93 en classe de Segpa, s'est attaché, à partir des questions des élèves eux-mêmes, et en utilisant un langage accessible, à travailler sur l'opinion par une " radicale intolérance " qui la décape.

- R. Prudencio a présenté une double expérience d'atelier philosophique en ZEP, en classe SEGPA (de la 6e à la 3e) et 6é générale. Il s'interroge sur le statut de la philosophie par rapport aux autres matières : transversale ou générique ?

Philosopher en Foyer de Jeunes Travailleurs et en classe Modal

B. Magret, C. Olivieri, M. Bergeon et F. Thibaud ont présenté leurs travaux respectifs à travers la Mission Générale d'Insertion et des associations prenant en charge les foyers de jeunes travailleurs selon les axes suivants : état des lieux de la citoyenneté (intégrisme, sexisme et incivilité), et impact concret de la pratique philosophique sur le quotidien des jeunes adultes en rupture. Le philosopher comme voie pertinente entre la répression et le communautarisme.

Formation des enseignants à ces nouvelles pratiques scolaires

- L'instauration de nouvelles pratiques philosophiques à l'école primaire et au collège pose le problème d'une formation adaptée pour les enseignants. D. Pellan (Formatrice IUFM Paris) trace les grandes lignes d'une formation souhaitable.

- M. Tozzi dégage, d'une recherche sur des discussions à visée philosophique en ZEP dans des classes coopératives, les capacités et compétences qui émergent, tant chez les enseignants qui se lancent dans ce type d'activité que chez les élèves qui le pratiquent.4

- S. Especier (Inspectrice du premier degré) s'appuyant sur le discours institutionnel relatif au socle commun de connaissances et de compétences exigibles à la fin de la scolarité obligatoire, a développé la nécessité de la DVP dans le lieu "École", et a présenté un plan de formation exigible. Lors du débat qui suivit, il y eut le témoignage d'un professeur de philosophie, mettant en avant, de par sa fonction, la disponibilité interne des formateurs.

LA PHILOSOPHIE DANS LA CITÉ

Les cafés-philo

- L. Chaize, M. Dubois, L. Lasserre ont présenté leurs expériences des cafés philo (celui du Bastille à Paris particulièrement), par le biais de témoignages sur les différents modes d'animation mis en place par les fondateurs, et leur travail sur le fondement des opinions.

- C. Martin et F. Peufly ont rendu compte de leur activité d'animatrices de cafés philo dans la ville du Mans, s'interrogeant sur la légitimité du philosopher dans le lieu bruyant qu'est le café, et mettant en avant les règles précises nécessaires par lesquelles est régi l'atelier : la réappropriation de la pensée par les participants.

- G. Gorhan s'est interrogé sur la neutralité effective de l'animateur dans les méthodes utilisées lors d'ateliers philosophiques : est mis en question le caractère scientifique de la pratique. Il conclut à la nécessaire prise en compte de la subjectivité, dans une préférence posturale humaniste.

Les Universités populaires

- S. Auffret (Université de Caen) et G. Geneviève (professeur d'école et formateur) ont présenté l'Université Populaire de Caen : sa genèse, ses différents travaux, les contraintes organisationnelles, logistiques et financières, ainsi que les enjeux de gratuité et de qualité en regard des institutions. Ils insistent sur l'esprit de liberté formelle insufflé par les cofondateurs sur les axes de pensée.

La consultation philosophique

- M. Weber (Université de Louvain) propose une théorisation de la pratique de la consultation philosophique individuelle, appuyée sur la philosophie de Whitehead, et mise en regard des exercices spirituels de P. Hadot pour la visée philosophique, de la maïeutique socratique pour la rigueur analytique, et du pragmatisme pour l'efficacité.

- E. Végléris (docteur en philosophie et consultante philosophique pour des entreprises du privé) donne un exemple de sa pratique (chez Guilbert) où un travail sur la responsabilité, le respect et la communication a abouti, à partir d'entretiens individuels des acteurs et de synthèses largement diffusées, à une charte des engagements réciproques.

- T. Saccucci (professeur de philosophie et consultant), prenant acte du principe de réalité du marché, précise que le champ de ses consultations philosophiques porte sur la responsabilité sociale des entreprises. Il travaille sur l'articulation entre sa préoccupation sociale et écologique et la finalité économique de l'entreprise.

Le débat a porté, dans cet atelier traitant de la consultation, sur l'éthique du consultant, qu'il s'agisse d'individus ou d'organisations.

- B. Giulani nous a présenté son parcours philosophique et initiatique, allant jusqu'à la création d'une école : "École Éthique" ayant pour maxime "L'éthique, c'est l'art du bonheur". Il développa ses pratiques multiples, de la conférence au café-philo en passant par la biodanza, une pratique philosophique corporelle développant la santé et la joie.

FRAGMENTS INTERNATIONAUX

- Adriana Mattar Maari (Université de Rio) explique les problèmes auxquels elle est confrontée avec ses collègues pour répondre à la demande du gouvernement brésilien d'introduire la philosophie dans l'enseignement secondaire.

- En Slovaquie (J. Sivak, Institut de Philosophie de l'Académie slovaque des Sciences), l'utilisation officielle de la dialectique ne protégeait ni du dogmatisme ni de l'immobilisme. On a donc rejeté celle-ci après l'effondrement du communisme. Mais le travail de négativité doit pourtant persister, à l'ère de la mondialisation, où le capitalisme de marché a remplacé celui de l'Etat. Du bon usage de la dialectique pour la souveraineté de la pensée, et de la nécessité de la fortifier pour une souveraineté culturelle et nationale !

- Des collègues roumains (V. et E. Guliciuk) cherchent à établir, avec le projet européen Euphidas, une métabibliothèque philosophique, à interfaces multiples et pluralité de langues : une façon d'incarner la "diversalité"...

- H. Théodoropoulou (Université d'Egée) analyse les difficultés en Grèce, terre de la philosophie, de mettre en place un nouveau projet philosophique (au-delà des deux heures très historiques en classe terminale de lycée). Car les divers programmes sont de fait imprégnés d'éléments philosophiques, mais non explicités, avec pour seule toile de fond psychologique le socioconstructivisme.

- T. Mochizuki (Université d'Osaka) montre la nécessité d'introduire la discussion et la pensée critique argumentative ( critical thinking) dans l'université japonaise, compte tenu du conformisme des étudiants dans un système d'examen d'entrée qui les épuise, en faisant trop de place à la mémorisation au détriment de la réflexion.

- M. Coppens (Inspectrice de morale laïque belge), montre comment les pratiques à visée philosophique ont " musclé " la morale non confessionnelle dans le système éducatif de la communauté française belge (2h de morale hebdomadaire dans toute la scolarité).

- Y. Laberge (Université Chicoutimi, Québec) trace la voie d'un travail interdisciplinaire qui articulerait sans confondre.

La dernière séance plénière (plus de 80 personnes dans la salle à 20h45 !), a été le lieu de l'expression d'une satisfaction d'ensemble, d'un fort désir de poursuivre les échanges, et d'un certain nombre de propositions pour la publication des communications, pour des échanges interlangues, et l'organisation d'un futur colloque.


(1) On trouvera nombre des communications, ainsi que les interventions complètes de la plénière, faites au cours du colloque sur le site,  : www.colloque-pratiques-philo.fr

(2) Voir sur ce point l'article de Feriel Ait-Ouyahia dans Diotime l'Agora n° 27 : " L'Unesco et la philosophie ".

(3) Voir son article dans ce numéro.

(4) Voir son article dans le présent numéro et le suivant.

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