Revue

Journées d'études de L'ACIREPH : Enseigner la problématisation en philosophie

Dijon, 26-28 octobre 2006

Dijon, 26-28 octobre 2006

Après avoir consacré en 2004 un colloque à "apprendre à raisonner", l'Acireph (Association pour la Création d'Instituts de Recherche sur l'Enseignement de la PHilosophie)1 vient d'organiser des journées d'étude sur la problématisation en philosophie. Ces journées, à travers tables rondes, ateliers et conférences, ont permis d'avancer dans la clarification de cette question et de réfléchir sur les pratiques mises en oeuvre dans les classes pour apprendre aux élèves à problématiser.

En ouverture de ces journées, et après avoir rappelé que la problématisation est un objectif essentiel de l'enseignement de la philosophie aujourd'hui (cf. les programmes de 2003 : "une culture n'est proprement philosophique que dans la mesure où elle se trouve constamment investie dans la position de problèmes et dans l'essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles") et qu'elle est aussi un paradigme commun à l'enseignement de toutes les disciplines (et même à toutes les formations), Nicole Grataloup a formulé trois interrogations :

  1. Que veut dire problématisation en philosophie ? S'agit-il d'inventer des problèmes ? De les identifier ? De les comprendre ?
  2. Est-il légitime d'enseigner la problématisation en philosophie ou bien est-ce un objectif trop ambitieux pour les élèves ?
  3. La problématisation, est-ce que cela s'apprend, s'enseigne ? Et si oui, comment ? En donnant soi-même, dans son cours, l'exemple de cette démarche ? En faisant faire aux élèves des exercices méthodologiques ? En mettant en oeuvre, par les débats en classe, une pédagogie problématisante ?

La table ronde a fait émerger la controverse qui va structurer les travaux et les discussions de ces journées : l'apprentissage de la problématisation est-il le seul moyen, pour les élèves, de se constituer une culture philosophique ou bien l'exigence de problématiser est-elle l'obstacle qui empêche les élèves d'acquérir une telle culture ? Pour M. Tozzi, qui préconise une entrée transversale par la problématisation plutôt que par les notions et les auteurs, il ne suffit pas d'enseigner aux élèves des connaissances pour que ceux-ci développent des compétences. M. Tozzi fait l'hypothèse de l'apprentissage de la problématisation (par la dévolution du problème aux élèves et la pratique de la discussion) plutôt que de son enseignement (à partir de l'histoire de la philosophie ou par son propre cours).

Pour C. Victorri, la problématisation est le seul moyen pour l'élève de s'approprier une culture. Il ne suffit pas que le professeur montre, par son cours, ce qu'est la problématisation ; l'explication des problèmes ne suffit pas non plus. Il faut mettre les élèves dans des situations qui les obligent à prendre de la distance (débats contradictoires, etc.). Pour A. Sénik, au contraire, l'exigence et le mot lui-même de problématisation sont un obstacle : ils empêchent les élèves de comprendre ce qu'on attend d'eux. Ce n'est pas aux élèves de problématiser, mais au professeur d'enseigner aux élèves les problèmes posés par les philosophes et de leur faire comprendre les thèses divergentes pour qu'ils s'orientent dans la pensée des autres (c'est-à-dire des philosophes). A. Sénik propose donc de remplacer l'objectif (inaccessible, selon lui, aux élèves de Terminale) de problématisation, par un travail de réflexion et de jugement sur un problème clairement posé et documenté par le professeur de philosophie. Pour R. Dogat aussi, l'obsession de la problématisation met les élèves en difficulté. Les élèves n'ont pas à inventer des problèmes nouveaux ; mais il ne suffit pas non plus d'exposer les problèmes pour que les élèves les comprennent. Selon Aristote (dans les Topiques), il y a un problème quand il y a une alternative : il faut donc faire trouver aux élèves des alternatives.

Les conférences de M. Fabre (professeur à l'université de Nantes et dont une des recherches porte sur l'épistémologie du problème) et de C. Orange (professeur à l'université de Nantes et à l'IUFM des Pays de la Loire, recherches sur le problème en sciences et dans les apprentissages scientifiques) ont permis de poser un cadre théorique à partir de la logique de l'enquête de Dewey, de l'épistémologie bachelardienne du problème scientifique, de la philosophie générale du problème chez Deleuze, de la problématologie (fondée sur la rhétorique) de Meyer et aussi de la logique de la découverte de Popper.

À partir de Platon et Aristote, il y a dans l'histoire de la pensée, explique M. Fabre, un oubli du questionnement. Chez Platon, l'interrogation n'est plus qu'un simple déclencheur, les réponses supprimant les questions. Platon construit une image de la pensée comme savoir (des réponses sans questions) et non pas comme apprendre. Aristote parachève ce processus : la différence entre problème et proposition ne tient plus qu'à la forme linguistique (proposition : la démocratie est le meilleur des régimes ; problème : la démocratie est-elle ou non le meilleur des régimes ?). Or, montre M. Fabre (cf. Situations-problèmes et savoirs scolaires, PUF, 1999), la logique de la recherche rompt avec celle des propositions. Le problème est antipropositionnel. Le "propositionnalisme" consiste à réduire le langage à des énoncés coupés de leur contexte d'énonciation et à réduire le sens à la référence, alors que la proposition est en fait une réponse qui se fait oublier comme telle. La philosophie du problème, à l'inverse du propositionnalisme, met au premier plan la pensée interrogative : tout énoncé affirmatif ne prend son sens que comme réponse à une question. La philosophie du problème est également anticartésienne, en ce sens que la problématisation ne se réduit pas à la résolution de problèmes, laquelle présuppose que les énoncés des problèmes soient déjà bien formés (cf. Descartes, Règles pour la direction de l'esprit) ; or le "problème du problème", c'est précisément de construire l'énoncé du problème. L'épistémologie non cartésienne de Bachelard est une épistémologie de la construction des problèmes et non pas seulement de leur résolution. Deleuze dénonce quant à lui, dans l'image dogmatique du savoir, un pédagogisme latent (c'est le maître qui énonce les problèmes, la tâche des élèves n'étant que de les résoudre). Le savoir scolaire, en effet, ne se donne-t-il pas ordinairement sur le mode propositionnaliste de propositions posées comme vraies hors de tout contexte ? La problématisation est donc un processus multidimensionnel, mais elle n'est pas pour autant une remise en question de tout : elle s'appuie sur des échafaudages (même provisoires), elle suppose une pensée contrôlée par des normes (prédéfinies ou à construire) et elle délimite l'espace de la recherche. Enfin, M. Fabre a dégagé les divergences qui existent entre les "quatre mousquetaires" de la philosophie (ou plutôt des philosophies) du problème.

La conférence de C. Orange a porté sur l'apprentissage des sciences par la problématisation. La problématisation est une condition de possibilité des savoirs scientifiques. Pour les élèves, un concept restera un savoir scientifique (apodictique et pas seulement assertorique) s'ils n'oublient pas le problème dont il est issu ; ils n'entrent dans un savoir scientifique que s'ils entrent dans l'idée de nécessité. C. Orange le montre sur l'exemple du mouvement du bras en CP-CE1 : la problématisation du concept d'articulation correspond à une nécessité construite par tension entre un registre empirique (constat à la fois d'une continuité et solidité du bras et du pliage du bras) et un registre des modèles (il y a des os qui ne doivent pas être disjoints ; les os doivent bouger au niveau du coude) dans le cadre épistémique d'un registre explicatif (le mécanisme). Il ne s'agit donc pas seulement de décrire une articulation, mais d'en concevoir les conditions de possibilité : il faut à la fois que ça tienne et que ça plie. C. Orange montre, sur le cas de la problématisation du concept de milieu intérieur chez C. Bernard, qu'il en est de même dans le travail des chercheurs. Quelles sont donc les conditions pour pouvoir débattre et construire un problème : il faut construire une référence commune (un registre empirique partagé), il faut qu'il y ait des idées différentes, il faut que le registre explicatif soit partagé. Cela correspond à ce que Popper nomme, dans La connaissance objective, "travailler sur un problème".

De la discussion qui a suivi ces conférences, on peut retenir quelques idées-forces. Les élèves n'inventent pas les problèmes : ils re-problématisent et construisent des concepts à un certain niveau de conceptualisation et de problématisation. Chez les chercheurs et chez les élèves, dans les deux cas, il y a travail sur un problème. Il ne s'agit pas d'acquérir d'abord des connaissances puis de problématiser : pour apprendre des connaissances, il faut comprendre celles-ci comme des réponses à des problèmes. On ne problématise pas non plus à vide, de même qu'on ne pense pas sans étudier les dossiers (Bachelard critique les philosophes qui aiment penser sans étudier). En donnant aux élèves les dossiers correspondant aux textes philosophiques, les professeurs permettent aux élèves de comprendre les textes en les problématisant et en les reconstruisant en quelque sorte. Pour qu'il y ait débat et problématisation, il faut, selon C. Orange, trois conditions : une référence commune, plusieurs thèses, un accord sur le type de débat.

DISPOSITIFS DE PROBLÉMATISATION

Ces journées ont aussi été l'occasion de réfléchir, en ateliers, sur des dispositifs de problématisation. Citons :

  • le travail interdisciplinaire : par exemple sur la mémoire, en croisant les lettres, l'histoire et la philosophie. Cela pose le problème du choix d'objets de travail se prêtant à l'interdisciplinarité.
  • le colloque des philosophes, où un groupe d'élèves incarne le point de vue d'un philosophe et un autre groupe le point de vue divergent d'un autre philosophe (par exemple Hume et Kant).
  • le débat contradictoire, où des groupes d'élèves soutiennent une thèse et d'autres groupes la thèse opposée à partir de deux corpus de textes, par exemple sur la question : le langage permet-il d'exprimer nos pensées ? C'est la rencontre entre les thèses contradictoires des philosophes et les difficultés d'expression des élèves (vécues et reconnues par eux), qui a permis d'entrer dans le problème du langage, à la fois comme obstacle et comme médium d'expression de la pensée.
  • le travail de jugement sur un problème posé et documenté par le professeur : par exemple, les élèves doivent, après avoir discuté les arguments utilitaristes et les arguments de type kantien, juger s'il faut autoriser ou non les recherches sur les cellules de l'embryon. Ce travail se veut moins un travail de problématisation que de réflexion et de jugement.

On s'est interrogé aussi sur la spécificité de la problématisation en philosophie. En philosophie, on n'a pas de quoi trancher alors qu'il faudrait pouvoir trancher, il y a de l'indécidable car une question en entraîne une autre, il y a des désaccords et il ne peut en être autrement, les problèmes fondamentaux continuent de se poser. Un problème philosophique est un problème qui me concerne en tant qu'homme, un problème pour lequel il y a, non pas aucune réponse, mais plusieurs réponses à valeur universelle, des réponses normatives et non pas des réponses factuelles, informatives, explicatives ; un problème est philosophique quand il s'inscrit dans la tradition philosophique.

Enfin, ces journées ont permis d'entendre une conférence remarquable de Pierre Pastré (professeur au CNAM) sur la notion de compétence (son historique, sa définition, son enjeu pour la didactique professionnelle) et une passionnante conférence de Bernard Victorri (directeur de recherches au CNRS en sciences du langage) sur le problème scientifique de l'origine du langage à la lumière des découvertes les plus récentes sur l'origine de l'homme.

En conclusion, ces journées ont permis de clarifier le problème de la problématisation dans l'enseignement de la philosophie. Il s'agit, pour les élèves de Terminale, non pas d'inventer des problèmes, mais de travailler sur des problèmes, selon l'expression de Popper. Mais le désaccord n'a pas été entièrement levé sur la nature de cette activité : ce travail consiste-t-il, pour les élèves, à comprendre les problèmes philosophiques (construits par les philosophes) posés et documentés par le professeur de philosophie, ou bien à reconstruire eux-mêmes (et avec l'aide du professeur) ces problèmes à un certain niveau (ou registre) de conceptualisation et de problématisation ?


(1) L'Acireph a publié : Enseigner la philosophie aujourd'hui : pratiques et valeurs, CNDP-CRDP Languedoc-Roussillon, 2001 et Les connaissances et la pensée. Quelle place faire aux savoirs dans l'enseignement philosophique ?, Bréal, 2003.

Télécharger l'article