Le discours de la méthode n'est pas l'unique clé de la pratique philosophique. Lire et écouter s'exposer les différents modes de pratique, comprendre les enjeux sociétaux, scolaires et scientifiques ne font qu'éloigner du principe premier, de la vérité de la pratique philosophique, ce sans quoi il n'est rien : le praticien. Praticien : celui qui connaît la pratique d'un art ou d'une technique. Distinction essentielle qui oppose l'artiste à l'artisan, le transmissible à l'intransmissible, et qui est au coeur le plus intime de ce qu'est un praticien. Car il y a différentes méthodes de pratiques, il y a donc transmission. Mais doit-on réduire le praticien à une simple compétence, fusse-t-elle multiple, à une pure technique, fusse-t-elle savante, au mouvement d'une machine sans âme ? Tel est l'un des enjeux de mon propos. Le praticien est aussi celui qui exerce et soigne au contraire de celui qui cherche. Transposition médicale que je m'approprie afin de mettre en lumière l'opposition majeure qui habite - qui hante plutôt - le praticien. Il doit être l'un, mais ne peut pas faire le sacrifice de l'autre : il pratique, mais cette pratique périrait sans recherche. Plus encore, pour certains, la pratique est la forme fondatrice de la recherche. Quant aux soins qu'il prodiguerait, qui peut en apporter la preuve plus que le témoignage ? Ou chercher un principe thérapeutique dans cette pratique ? Rien de l'exposé de son rôle, ni l'analyse de l'emploi de différentes méthodes ne permettent de répondre à la question première : quel est le sens d'être praticien ? Est-ce un choix ? Est-ce un passe-temps, un simple loisir dans une société les multipliant ? Qui sont ces femmes et ces hommes mettant en pratique la philosophie ?
À peine esquissé, le portrait du praticien est déjà tendu de contraires forts et ancestraux. Qui est ce personnage abritant une chose et son contraire ? Paradoxe irrésolu pour certains, simple animateur pour d'autres, vulgarisateur grossier ou charlatan, c'est sur les épaules même du praticien que portent les critiques les plus acerbes, les plus fallacieuses, mais aussi les plus pertinentes. Il est temps d'ôter le masque de la méthode du visage du praticien et de regarder dedans. La méthode est le phénomène du praticien, un simple effet, un outil adapté à celui qui l'emploie et à la tâche qu'il doit accomplir. Alors cessons d'exercer une divination de l'être par ses outils, et cherchons dans le creux du masque les qualités qui doivent être nécessairement les siennes.
J'aborderai quatre points : la vertu de la cruauté, la place de l'étranger, le dramaturge et le shaman.
Penser une vertu à la cruauté est la première de toutes les exigences nécessaires afin de comprendre le portrait du praticien. La cruauté est le chemin nécessaire du vrai. Et il est du rôle du praticien de marcher sur le chemin du Vrai lors d'un atelier, et d'y entraîner les participants avec lui. La cruauté convoquée par le praticien est d'une nature double : la première forme en est le doute permanent face au discours, incarner le banquier nietzschéen qui n'encaisse que de l'argent comptant. La promesse du sens à venir n'a aucune valeur aux yeux du praticien. La deuxième forme de cruauté est celle de la logique, du lien substantiel, de la concision, tous au profit d'une clarté despotique. La cruauté est de voir le vide d'un discours, de voir l'absence de liens entre deux affirmations, de voir et dire ce que les choses sont, pour elles-mêmes, hors de toute nécessité interprétative. La cruauté devient vertu quand le vide est dévoilé, l'absence de liens éclairée, la confusion d'un discours arraché au leurre d'une fausse exhaustivité, car elle impose le critère impérieux du vrai.
Cette cruauté est la première essence du praticien, un noyau impénétrable et sans reflet. Hors de cette cruauté, le principe même de l'atelier philosophique est galvaudé. Antonin Artaud annonce de son côté un théâtre de la cruauté. Il en fut très durement critiqué. Pourtant, pour lui, je le cite : "Du point de vue de l'esprit (la) cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible et absolue". Nous sommes dans ces mots immédiatement en présence de la raison d'être de la pratique. Pourrions-nous, oserions-nous penser l'objet philosophie avec d'autres mots que ceux d'Antonin Artaud ? Quelle serait alors cette philosophie vidée de rigueur, de décision implacable et de détermination irréversible et absolue ?
Ainsi, le praticien qui ne ferait pas sienne cette cruauté n'est pas un praticien philosophique, il n'est pas celui qui voit et dévoile, il se réduit à une animation complaisante du groupe, à une mollesse intellectuelle au bénéfice d'un statut social et convivial. Le praticien se résume alors au semblable, à l'ordinaire, et annihile ainsi la réelle profondeur de l'atelier, anéantit tout bénéfice possible, toute création de richesses, aussi bien pour lui que pour les participants. Dès lors, le praticien compatissant emprunte un statut professoral d'érudit, d'historien ou de grammairien, présupposant le vide chez les participants pour l'emplir. En aucun cas ce statut professoral ne doit se confondre avec celui du praticien : le praticien travaille le plein pour mettre à jour le vide, les interstices, les ruptures et les contradictions. Le praticien est un chercheur de faille, un chasseur de dysfonctionnement logique, un traqueur de vide.
Nous venons de voir naître le bénéfice issu de la cruauté. Mais il est aussi une chose qui périt. Ce qui meurt dans la nécessité de cette cruauté est l'aspect commun du praticien d'avec les participants. Cette perte rompt tout principe sympathique, car personne ne peut ou ne veut se reconnaître en lui, se réclamer de la même nature, et donc ne peut en rien partager un quelconque sentiment, une quelconque émotion avec lui. La cruauté hissée en étendard par le praticien est une lame à double tranchant, car la cruauté originelle est celle qu'il s'applique afin d'être praticien. Il se soumet lui aussi aux mêmes contraintes inhumaines du doute et de la logique, mais seul, sans l'aide du groupe, dans le silence de son esprit.
Oser la vertueuse cruauté de la logique au service du vrai est un sommet de cruauté humaine, car il écarte des chemins habituellement empruntés par les autres humains. Le praticien empruntant cette voie nécessaire est seul au-devant du monde.
Le mot étranger résonne d'un double sens : l'étrange, ce qui n'en finit pas d'être singulier et curieux, mais également terrible et épouvantable d'une part, et d'autre part l'étranger, celui qui est d'une autre nation, n'appartient pas au groupe de référence, celui qui n'est pas connu. Étrangeté, inconnu, exclusion du référent ordinaire mais aussi épouvante, voilà encore des qualités nécessaires au praticien.
Malgré une apparence commune, presque banale, car le praticien est monsieur tout le monde, le fameux "même" sans distinction ni distance, il est dans le même temps cet étranger épuré, capable de questionner les piliers de l'opinion, d'oser dévoiler le discontinu là où tous jurent d'un vrai monolithique. Le statut d'étranger oblige le praticien à la découverte d'un monde ignoré et de ses institutions. L'Institué, ce qui est établi et légitimé, est masqué par un aveuglement total à l'autochtone ; donc seul le statut d'étranger face à l'Institué du monde ouvre au questionnement fort et vrai. Ce questionnement impossible aux natifs leur est un objet d'épouvante, faisant craindre l'effondrement et la destitution de l'objet auquel il s'applique. Mais tel n'est pas le rôle de l'étranger, il n'est pas un levier révolutionnaire : il questionne et part déjà vers un autre lieu du monde, vers d'autres Institués à découvrir et à questionner. Là encore, c'est en étranger que le praticien sera accueilli. Il doit être un étranger en tout lieu. En cela, et c'est une des grandes difficultés de ce statut, il n'est plus jamais chez lui nulle part. Être étranger en tout point, c'est renoncer à l'idée de foyer et vivre comme un exilé. Car il est étranger où qu'il aille, questionnant, observant d'un oeil cruel et innocent, il n'est jamais dans le repos d'un monde familier. Mais la question n'aura de cesse que d'être posée : d'où vient cet absolu étranger ? Ni d'ici, ni d'à côté, ni de plus loin encore. Il est d'un Ailleurs curieux d'abstraction. Il est aux limites du monde, souvent banni d'une forme sociale d'humanité, car sa posture le projette dans le regard de l'autre aux portes d'une folie.
Endosser ce statut d'étranger est la marque de l'être même du praticien. Il accepte la perte du confort grégaire dans le seul but de marcher vers la vertu qu'il sait être la plus haute.
Ainsi, le praticien, cet étranger, infatigable et intarissable questionneur, opère bien plus de la déconstruction et de l'impuissance que de l'affirmation systémique et de la promesse de la Foi. Il érige le silence et l'aporie, la rupture et le vide comme des indicateurs d'une pensée qui perd sa forme, d'une pensée épurée d'Institué, la pensée d'un étranger à soi-même. Dans ces mots se résume le deuxième fondement du praticien : ne pas accepter la pollution de ses propres opinions sur la pensée. Il se retire en lui-même, dans une retraite silencieuse, afin de pouvoir pleinement questionner, sans connivence, ni parti pris. Durant l'atelier, il abandonne son identité, créant un vide et convoque l'altérité, l'étranger en lui. Le praticien est un homme sachant remiser sa personne dans l'ombre, et se confronter au monde sous les traits inconnus de l'être étranger.
L'atelier philosophique est un lieu théâtral : une scène où se nouent et dénouent des intrigues, des tensions de pensée, et où tous les participants sont acteurs. Le rôle du praticien est de révéler la force et d'organiser la matière produite. Car il n'écrit pas les répliques, il est uniquement un metteur en scène, un dramaturge en ce sens où il possède l'art de la composition dramatique. Il est nécessaire au praticien de tendre ou de détendre le fil de la saynète qu'est chaque atelier, dans l'unique but de mettre en lumière donc en valeur un concept, une problématique, un enjeu important. Ainsi, le praticien joue du mode même de l'atelier pour y introduire au moment qu'il juge opportun un interstice comique, plus léger, entre deux instants où la dramaturgie est plus présente. Le but de cette dramaturgie n'est pas tant de proposer uniquement une forme ludique (qui bien souvent échappe aux participants) mais de créer un relief, une perspective qui organise la pensée, créant une articulation visible et une axiologie directement issue des propos des participants. Par sa position extérieure à la création pure, le praticien est le garant des unités ouvrant au sens : unité de thème, unité d'outil, unité de mode (qui renvoie à la forme spécifique de l'atelier).
Lors de l'atelier philosophique, le praticien a le rôle paradoxal du dramaturge présent sur scène au milieu d'acteurs bien qu'il n'en fût pas un, mettant en scène en temps réel les répliques non connues par avance des participants. À ce titre, il est le rôle nécessaire, sans en être le principal, de la pièce qu'est chaque atelier. Il oblige les acteurs à ne pas errer sur cette scène, à découvrir un sens aux pas symboliques de leurs discours. Et curieusement, bien que non-acteur, le praticien n'en est pas moins un personnage, car il vit dans l'unique lieu du théâtre de l'atelier philosophique. Le statut créatif du praticien est essentiel à la compréhension de son portrait. Il est devant la nécessité de recréation permanente de son personnage, des contraintes à imposer pour donner forme à l'atelier. Tout atelier est autre, donc différent du précédent et du suivant, non pas du fait du contenu, mais de sa forme dramatique, celle qui est à modeler par le praticien.
Pour autant, le principe de l'atelier n'est pas spectaculaire : l'atelier philosophique est une répétition unique d'une pièce qui ne sera jamais jouée, elle reste en l'état d'inachèvement, d'ébauche, de travail en cours. Le praticien doit accepter les imperfections nécessaires à cette forme du travail de la pensée : un brouillon construit par une multitude que la relecture n'uniformisera pas. Le praticien doit être à la fois exigeant quant à la direction des acteurs participants, et tolérant quant à la forme finale. Ainsi, le praticien sait que l'atelier philosophique n'a pas d'autre finalité que son déroulement, et ne peut pas avoir d'autre forme dernière que celle d'une esquisse vertigineuse et insatisfaisante.
Ce dramaturge philosophique qu'est le praticien sait que la puissance de l'atelier est dans le présent de son action, seule unité de temps limité et disponible. Il lui est nécessaire de faire le deuil de l'atelier parfait, cette pièce absolue dont il serait le dramaturge invisible, absent, mais reconnu et revendiqué. Le coeur de l'atelier philosophique est le théâtre où se joue la permanence des répétitions, une somme de brouillons et de ratures qui n'égalera jamais un soir de première, lui étant toujours supérieur, car nous touchons au vivant, à l'inconclu, au mouvement de la pensée, au contraire d'un spectacle donné dans toute sa fixité, la cristallisation de sa puissance.
Le shaman est la dernière et première nature du praticien, la limite de l'indicible, la marque d'un au-delà où la pensée se rompt, car le shaman est le premier sage historique de l'humanité. Rien en ce domaine ne lui fut précédent. Dans l'ombre temporelle du shaman, il n'est que bruit stérile du néant, notre nuit d'avant l'humain. Tous, philosophes, savants, prêtres et médecins, ont dans leurs généalogies un ancêtre commun : le shaman.
Nous touchons à la clé de voûte, point maximum de tension du portrait du praticien. La première mise en garde est de ne pas laisser le vertige mystique nous emporter, de ne pas s'arc-bouter contre le romantisme ambiant d'une néo-conscience et de laisser ces notions inadéquates car folkloriques et pittoresques nous traverser. L'essence du shaman, au contraire de l'étranger, tient en ces mots : celui qui sait. Quel est l'objet d'un tel savoir que les autres ignorent nécessairement ? Le savoir du shaman est la connaissance de sa nature double, métaphysique et physique, d'être un homme posant un pied dans chaque monde. Ainsi, le shaman s'oppose à tous ceux qui sont d'une nature unitaire ainsi qu'à ceux ignorants de leurs réalités doubles. Tous les autres savoirs du shaman découlent de ce savoir premier. Sa nature métaphysique est l'altérité de sa conscience, condition nécessaire au dialogue avec le monde immatériel des esprits. La nature physique du shaman est celle du corps et du présent, d'un monde de connaissances : vertus médicinales des plantes et maîtrise du feu. Il est à la fois l'homme plein et l'homme creux.
La nature métaphysique du praticien philosophique s'exprime par sa capacité à réduire sa personne au silence et convoquer l'étranger en lui. Sa nature métaphysique se confirme dans la nécessité d'incarner dans la réalité la valeur abstraite de la logique. A ces titres, le praticien est un pont entre les mondes : celui de la matière reine et celui des objets abstraits, des idées. La force d'un praticien est d'être empruntée par les participants de l'atelier afin d'accéder au monde des idées. La nature physique du praticien est celle du savoir : méthodes et connaissances philosophiques nécessaires au bon fonctionnement de l'atelier dont il a la charge. Ainsi, shaman et praticien sont d'une même nature double : métaphysique et physique.
Affirmer le lien naturel entre le praticien philosophique et le shaman est un geste volontaire marqué d'un retour à l'origine qui revendique la pratique philosophique comme fille légitime de la mère de toutes les sagesses. Le praticien est exemplaire d'anachronisme, par sa culture de l'impuissance et de l'ébauche au coeur d'une société fondée sur la toute-puissance et le spectacle permanent. Mais la vérité du praticien est d'être atemporel. À l'identique du shaman, il est le signifiant d'humanité cherchant, doutant dans ses mots. Archaïque et permanent d'inactualité, tel est le trait temporel du praticien, shaman philosophique.
La communauté d'entre eux se poursuit. À l'identique du shaman guérisseur, le praticien soigne : si la philosophie est un soin de l'âme comme l'aiment à penser les anciens, j'affirme que ce n'est pas dans son étude, profondeur morte, mais dans sa pratique, dans le moment où la vie et la philosophie sont en prise l'une contre l'autre, tentant dans un grincement mental de s'articuler sans rompre. Là est le soin que prodigue la philosophie. Alors le praticien joue son rôle le plus creux possible afin de laisser place à la confrontation immédiate du participant et de la philosophie.
À l'identique des shamans ancestraux, le praticien philosophique maîtrise le feu cruel, le manipule et n'en souffre pas. Pour cela, le praticien doit pour le moins être en compte avec sa propre douleur, faute de quoi il risque de s'exposer à un retour de flammes et de s'embraser sous la morsure d'une question ravivant chez lui une souffrance insoupçonnée. Ainsi, nul ne peut devenir praticien ou shaman avant que d'avoir découvert la vision terrifiante de la fêlure de son être.
Plus qu'un atelier, plus qu'une répétition théâtrale, il faut maintenant observer la pratique philosophique comme un rituel, le temps de la convocation de forces immatérielles dans le monde : la logique et le soi. Le praticien est celui qui convoque, par sa nature même, en lui mais aussi en chaque participant, arrachant au quotidien, à la matière et au rythme de la vie. Il crée un lieu où le temps s'efface, où la vie s'arrête, afin que chaque participant puisse abolir sa nature unitaire ou découvrir sa nature double, et contempler dans une nouvelle perspective de pensée la réalité de l'existence de deux mondes.