Revue

Un corpus de quatre seances en cycle 3 (juin 2005)

Il s'agit d'une classe de CM1/CM2, comportant neuf élèves de CM1 et dix-sept de CM2. Cette classe est située dans un REP (réseau d'éducation prioritaire) de centre ville, et rassemble des enfants de milieu sociaux extrêmement hétérogènes. La classe fonctionne avec une organisation pédagogique inspirée de la pédagogie institutionnelle : plusieurs temps de parole y sont institués, notamment le "quoi de neuf" quotidien et le "conseil d'enfants" hebdomadaire.

Le "moment de philosophie" est pratiqué dans cette classe de manière non systématique : huit séances ont eu lieu de janvier à mai 2005. Suite à diverses occasions de travail en commun, l'enseignante titulaire de la classe et une autre enseignante (déchargée pour faire de la recherche et de la formation) ont émis le souhait de mettre en place ensemble des séances de travail avec cette classe. Au-delà des objectifs connus de ces séances d'initiation à la pensée, les deux enseignantes poursuivaient des objectifs liés à ce contexte. Il s'agissait de choisir une question et de l'approfondir au cours de plusieurs séances, en expérimentant un dispositif nouveau, orienté vers plus d'écoute, plus d'observation, plus de recours à l'écrit.

DISPOSITIF CHOISI

Il était sensiblement différent de celui des habitudes de la classe. Le groupe a été partagé en deux, de manière aléatoire - alors que la classe était habituée à discuter en classe entière. La moitié des élèves était "débatteurs", assis en cercle sur des chaises au centre de la classe, l'autre moitié était " observateurs", assis aux bureaux disposés autour de la classe. Un enfant "débatteur" était désigné comme donneur de parole - alors que jusque-là c'est l'enseignante qui donnait la parole. L'utilisation du micro comme bâton de parole était maintenue. Pendant le débat (d'une durée de quinze minutes), les débatteurs devaient lever la main pour parler et disposaient du micro dans l'ordre de leur "inscription". Les observateurs n'avaient pas droit à la parole, mais disposaient d'une feuille pour prendre des notes s'ils le désiraient. Ces feuilles d'observations pouvaient être rendues aux enseignantes en fin de séance, de manière facultative. Après le débat, un tour de table des observateurs leur donnait la parole une fois à chacun : soit pour s'exprimer sur la question, soit pour s'exprimer sur le débat. Autre nouveauté : avant de commencer l'échange et après exposé de la question, l'ensemble du groupe était invité à un temps de réflexion personnelle avec possibilité d'écriture. Ce temps remplaçait le temps de réflexion personnelle proposés auparavant. Á chaque séance, les enfants changeaient de rôle.

Á la fin de la séance 4, tous les enfants ont été invités à répondre par écrit aux questions suivantes :

  • As-tu de nouvelles idées sur la question après ce débat ?
  • Qu'as-tu pensé du débat aujourd'hui ? Coche si tu étais débatteur/observateur.
  • Qu'as-tu pensé des quatre séances de débats philosophiques avec la nouvelle façon de travailler ?

Á chaque séance, une des enseignantes était en dialogue avec les enfants, tandis que l'autre était observatrice.

THÈME CHOISI

Au cours de l'année, l'existence des camps de concentration avait été évoquée au "Quoi de neuf ?", à l'occasion du 60e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz. Cette question devait être approfondie en histoire, en fin d'année scolaire. Un enfant avait alors suggéré : "On pourrait aussi en parler en philo". Cette remarque était fort pertinente, mais comment aborder une telle question dans une visée philosophique ? La profondeur et la complexité du sujet, la motivation des enfants ont incité les enseignantes à se lancer, s'autorisant aux tâtonnements successifs quant à la formulation des questions.

Finalement quatre séances ont été proposées, autour d'une même question, avec quatre directions de travail différentes.

  • Séance 1 : recherche avec les enfants d'une formulation convenant au groupe, pour choisir après un vote entre quatre formulations : "Est-il normal qu'un humain tue des millions d'autres hommes ?".
  • Séance 2 : éloignement volontaire du contexte historique et commentaire collectif d'une phrase de Paul Ricoeur : "On a toujours su qu'il ne fallait pas tuer, mais on a toujours tué".
  • Séance 3 : travail sur la liste des affirmations issues de la séance 2 ( qu'est-ce qui pourrait justifier de tuer ?), et recherche de nouveaux questionnements ou jugements argumentés.
  • Séance 4 : retour au contexte historique avec une nouvelle formulation de question, proposée cette fois par les enseignantes : "Comment peut-on expliquer qu'un homme ait décidé d'organiser la mort de millions d'humains, et que de nombreuses personnes lui aient obéi, et aient été d'accord pour l'aider à réaliser son plan ?"

Les séances 2, 3, 4, ont été enregistrées et retranscrites (la séance 1 ayant subi un problème technique). L'ensemble des écrits des élèves (rendus aux adultes) a été transcrit.

ANALYSE SUBJECTIVE DE L'EXPERIENCE PAR L'ENSEIGNANTE DE LA CLASSE

Impression générale

Tout d'abord, je voudrais dire mon grand intérêt pour cette expérience, très riche pour moi comme pour les élèves, et ressentie comme telle par le groupe. Cette richesse en "plus", par rapport aux séances habituelles de philosophie en classe, provient de plusieurs éléments :

  • la mise en place du nouveau dispositif, introduisant un enfant donneur de parole, des enfants observateurs du débat et l'utilisation systématique de l'écrit. Ce dispositif s'est révélé très riche ;
  • la présence d'un adulte tiers, et qui plus est ayant déjà l'habitude de pratiquer de telles activités, agissant tantôt comme animatrice, tantôt comme observatrice. Cette présence a été très enrichissante, soutenue par le travail commun en amont et en aval des séances : situation rare et précieuse de partenariat pédagogique entre pairs ;
  • le choix de la question elle-même ; éminemment importante pour tout être humain, et le fait de la poursuivre pendant quatre séances ; ce qui a permis un cheminement individuel et collectif de la pensée des enfants et l'entrée de la réflexion dans la complexité.

Dans le même temps, je voudrais aussi dire la difficulté de cette entreprise, qui n'a pas été aisée à vivre, tout simplement pour les mêmes raisons qui en ont fait l'intérêt et la richesse :

  • le nouveau dispositif a été ressenti comme contraignant : par l'introduction volontaire de frustration, il a généré des remous chez les élèves et des difficultés d'organisation pour moi ;
  • la présence du tiers "spécialiste" a déstabilisé les habitudes du groupe-classe - et de moi-même...
  • le choix du sujet a imposé une rigueur de réflexion et une austérité morale, qui ont été par moments lourds pour le groupe et ont rebuté plusieurs enfants ("la question est trop difficile" écrivent-ils).

Á propos du comportement des enfants

J'ai défendu ailleurs l'idée que l'activité de débat philosophique, dans une classe se référant à la pédagogie coopérative et pratiquant régulièrement des temps de paroles, ne pouvait pas se centrer sur la question de l'expression de soi et de l'écoute de l'autre, car ces compétences sont en oeuvre au quotidien dans une telle classe. Certes les enfants peuvent s'exprimer et doivent s'écouter au cours du débat philosophique, mais cela n'est pas spécifique puisqu'ils le font également au cours du "quoi de neuf" et du conseil d'enfants.

Je dois avouer que cette position m'a mise personnellement en difficulté au début de cette expérience, car j'ai eu le sentiment de livrer à ma co-équipière un terrain qui se prétendait particulier, c'est-à-dire une classe dans laquelle les enfants étaient censés savoir s'exprimer et savoir s'écouter... à eux d'être à la hauteur de cette attente ! Or il est évident que ces compétences, quelles que soient les pratiques pédagogiques, sont un chantier toujours sur l'ouvrage, qu'il est toujours difficile de s'exprimer comme de s'écouter... a fortiori dans un dispositif nouveau et contraignant, sur un sujet si difficile, face à deux adultes mal à l'aise dans leur trop grande attente...

La première séance a été décevante et difficile. La salle était mal installée, le matériel insuffisamment préparé, la question longue à préciser. Les enfants ont été surpris par la contrainte de la répartition des rôles "observateurs-débatteurs". Les observateurs ont vécu leur obligation de silence avec déplaisir et ne se sont pas saisis de la possibilité d'expression écrite, tandis que plusieurs débatteurs se sont "donnés en spectacle", visiblement plus soucieux de leur image que de leur pensée.

Il nous a fallu de la détermination et une grande confiance mutuelle pour persévérer... ce que nous fîmes avec satisfaction, puisque dès la deuxième séance (moyennant quelques améliorations du dispositif matériel), le comportement des enfants a retrouvé une qualité d'expression et d'écoute intense. Ici au contraire, le partage du groupe s'est avéré fructueux : presque tous les enfants "débatteurs" se sont exprimés, et bon nombre des observateurs ont pris des notes écrites très riches.

Pour un certain nombre d'enfants, ces séances ont été l'occasion d'éclosion de modalités ou de contenus d'expression, particulièrement me semble-t-il au cours du "tour de table des observateurs", celui qui suit immédiatement la situation de silence forcé et de frustration. Ici le regard de l'enseignant permanent du groupe-classe est précieux, car les remarques qui suivent ne valent que par la connaissance du contexte propre à chaque élève.

Ainsi C..., élève de CM1 discrète, s'exprimant peu habituellement d'autant plus qu'elle est un peu "écrasée" par un groupe de CM2 nombreux et plutôt brillant. C... a pris des notes très organisées, indiquant le prénom des enfants intervenants, explicitant la diversité des points de vue (elle écrit  "un tel n'est pas d'accord avec..."), puis indiquant son propre point de vue (elle écrit "moi, ..." ), qu'elle exprime en partie quand vient son tour de parler.

Ainsi A..., élève marginalisé dans la classe, en grand échec scolaire, qui souffre de bégaiement et ne s'exprime que très peu habituellement dans le moment de philosophie, et qui exprime un point de vue clair et percutant lors du tour de table des observateurs.

Ainsi M..., élève de CM2 brillant à l'oral mais en difficulté à l'écrit, qui découvre le plaisir de la prise de notes et qui prépare avec son soin son intervention finale, qu'il lit à voix haute à la classe étonnée.

Ainsi K..., N... et S..., élèves de CM1 en difficulté dans la réflexion et l'abstraction, qui ont pu à plusieurs reprises s'exprimer et s'intégrer avec pertinence dans la réflexion lorsqu'ils étaient en position de débatteurs, alors qu'ils étaient le plus souvent silencieux dans le dispositif en grand groupe. Ces trois enfants ont su faire un bilan écrit du dispositif en constatant que "plus d'enfants peuvent parler".

SUR LE FOND DU DÉBAT

Autour des processus de pensée et de l'approche des concepts (première approche juste après les séances)

Au-delà des aléas d'expression et d'écoute, et notamment ceux de la première séance, au-delà des avancées personnelles dans l'expression individuelle, je reviens à l'idée que si les enfants ont d'autres lieux de parole pour dire leur réalité personnelle et singulière, ils peuvent au cours du débat philosophique se centrer sur la tentative d'accès à une pensée "reliée à l'universel".

C'est, je crois, ce qui s'est produit ici, puisque les enfants se sont frottés à cette question du mal absolu ("tuer", malgré l'interdit fondamental) au-delà de leur vécu égocentrique.

Plusieurs problèmes se sont présentés du point de vue du fond :

  • la question du contexte historique : permet-il d'expliquer une situation, et faut-il chercher à le démêler lorsqu'on prétend se placer dans un champ philosophique ?
  • la question de la responsabilité et de l'intentionnalité : est-on coupable lorsque l'on donne la mort sans l'intention de la donner ? Peut-on moralement admettre la notion de légitime défense ? et celles de suicide ou d'euthanasie ?
  • la question de l'interdit fondamental : s'impose-t-il comme une norme morale évidente pour tous ? Est-il le même pour l'homme et pour l'animal ?
  • Du point de vue méthodologique, enfants et adultes ont été confrontés à plusieurs difficultés - toujours source de réflexions :
  • comment formuler une question d'ordre philosophique autour d'un fait historique ?
  • Comment comprendre une phrase généralisante, comme celle de P. Ricoeur, avec l'emploi du "on" ? Désigne-t-il chacun de nous ou "le genre humain" ?
  • Qu'est-ce qu'un argument ? un jugement ? un jugement argumenté ? un exemple ? une preuve ? une hypothèse ? l'exemple peut-il servir d'argument ? (Ces catégories ont été approchées au cours de la séance 3, puisque les enfants ont travaillé sur un corpus de leurs affirmations, présenté dans un tableau classé par les adultes).

Autour de la construction du sens moral (deuxième approche après un an de recul)

Lorsque nous avons relu ces corpus, lorsque nous avons relaté cette expérience à des pairs, le regard des uns et des autres s'est porté sur la question de l'interdit fondamental. En effet il apparaît assez nettement que les enfants ne se rangent pas derrière un "tu ne tueras point" qui serait un appui moral structurant. Cette attitude reflète bien la situation morale de notre société, qui n'impose aucune trame morale collective forte et commune à tous.

On peut alors légitimement s'inquiéter : les enfants sombreraient-ils dans un pragmatisme cynique ("après tout, on peut bien tuer si c'est utile") ou dans un relativisme forcené ("tous les actes des humains se valent et les pires barbaries sont tolérables puisque explicables") ? La philosophie, telle que nous la pratiquons à l'école élémentaire, encouragerait-elle ces tendances en livrant la pensée des enfants à elle-même, en n'intervenant jamais à propos du contenu ?

Après un examen précis des propos des enfants, nous pensons que ce n'est pas le cas, mais qu'au contraire cette discussion est l'occasion pour eux de prendre conscience de l'interdit fondamental, et de revenir sur les dangers du pragmatisme et du relativisme, qui s'expriment ici comme un reflet du monde dans lequel vivent ces enfants.

Voyons de plus près ces propos :

  • on voit des enfants qui hiérarchisent les situations ("tuer en faisant exprès n'est pas comme tuer sans faire exprès") ;
  • on voit des dénonciations virulentes du non-sens fondamental de l'acte de tuer, lié au sentiment d'humanité commune, au-delà de toutes les justifications pragmatiques ("de toutes façons tuer ça ne sert à rien... ça n'a pas de sens... l'autre est un humain comme nous... on n'aimerait pas qu'on nous le fasse") ;
  • on voit apparaître en filigrane chez quelques enfants des éléments de principes moraux manifestement inculqués ("ça ne se fait pas" ; "il faut suivre son destin"). Placés dans le cadre d'une discussion libre, ces propos sont pour moi non des entraves, mais autant de bâtons de marche sur lesquels les enfants s'appuient pour penser.

En conclusion, on peut faire l'hypothèse suivante. Les esprits enfantins sont placés aujourd'hui dans une situation collective bien déstabilisante : absence d'éducation morale explicite, à l'exception de quelques milieux et avec des risques d'intégrisme, a-moralisation des médias à travers la publicité et la gestion de l'actualité. Dans ce contexte, l'activité de discussion à visée philosophique pratiquée à l'école élémentaire, lorsqu'elle aborde les questions morales, permet une construction de repères moraux par la pensée et l'échange entre pairs, et non par l'inculcation.

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