Revue

Belgique : le droit à l'erreur

Témoignage sceptique d'un parcours du café-philo à la radio-philo,
avec pour fond du décor la classe

Jusqu'en 1999, j'ai animé régulièrement ce qui fut le premier café-philo de Bruxelles. Répondant alors à la démarche initiée par Marc Sautet et persuadé que cela présenterait un intérêt supplémentaire, je décidais de compléter ces débats philosophiques par une émission radio qui prendrait comme base les enregistrements de ces débats et les compléterait par des textes sur le même sujet ainsi qu'éventuellement par des extraits de films ou des interviews.

Fin 99, j'ai eu l'impression que j'avais fait le tour du café-philo de Bruxelles. De ses participants qui attendaient de moi que je leur délivre la "bonne parole", et qui après quelques débats se rendaient vite compte qu'un café-philo était là pour éveiller au questionnement, mais sûrement pas pour donner des réponses. Comme je ne pouvais pas être le "gourou" tant attendu, ils s'en allaient vite voir ailleurs. Ce qui progressivement me fit prendre conscience que de continuer d'animer ce type de soirée n'avait plus, pour moi, beaucoup d'intérêt. Et comme, entre temps, mon émission avait bénéficié de subsides du Fond d'Aide à la Création Radiophonique, j'en avais profité pour aller faire des reportages dans d'autres cafés-philos, principalement en France (au café des Phares à Paris, là où tout avait commencé, ainsi qu'à Grenoble et à Poitiers). Mon objectif avait été aussi d'élargir le propos de mon émission en essayant de comprendre pourquoi, en cette fin de 20e siècle, la philosophie retrouvait un intérêt pour le grand public et comment elle bénéficiait subitement de l'intérêt des médias. Pour comprendre ce retour en grâce, je partis à la rencontre de philosophes "professionnels", enseignants dans l'une ou l'autre université, en essayant qu'ils m'éclairent sur le sujet.

Les débats philosophiques auxquels j'ai eu l'occasion de participer me confirmèrent dans mon impression bruxelloise : le débat philosophique n'est pas chose aisée, que ce soit dans le domaine scolaire, tout comme entre adultes "consentants" au café-philo. On peut élaborer diverses règles de fonctionnement qui vont faciliter la pratique du débat, mais fort souvent on se retrouve confronté à l'amour-propre, à la volonté de puissance de tel ou tel participant ou de tel ou tel animateur de café-philo. Comme l'élève se heurte parfois à la volonté de puissance du professeur de philosophie devant sa classe, n'importe quel professeur de philosophie rencontrera parfois aussi l'élève qui veut affirmer son avis : "C'est le sempiternel : "C'est votre avis, ce n'est pas le mien !". D'où parle l'élève qui tient ce discours ? De quelle compétence fait-il état ? De quel calme bloc de bêtise chû d'un désastre obscur tire-t-il son assurance ?".

Mais si on peut affirmer, même parfois difficilement, le privilège de ses compétences face à des élèves en formation, il est nettement plus difficile de le faire devant des adultes qui ne sont pas venus là pour recevoir une leçon, sauf dans le cas où l'orateur et animateur du débat peut subjuguer son auditoire de telle façon qu'il en devient porteur de la "vérité".

La pratique du débat philosophique a connu d'ailleurs en Belgique une expérience intéressante qui m'a valu la surprise de me retrouver dans ce rôle d'"évangéliste". Durant l'année scolaire 2000/2001, notre ministre de l'éducation de l'époque se mit en tête d'organiser des conférences - débats philosophiques dans les bibliothèques publiques de la partie francophone de notre pays. Chacune d'entre elles accueillerait ainsi quatre ou cinq "bibliothèques philosophiques" ou un duo de philosophes, issus chacun d'universités belges différentes. Ceux-ci devaient présenter deux aspects différents d'un même sujet, ouvrant ainsi le débat avec le public fréquentant habituellement la bibliothèque. C'est ainsi que j'eus le plaisir à quatre reprises, avec Bruno Frère, jeune collègue alors fraîchement diplômé de l'Université de Liège, de parler du sujet : Un homme sans mémoire peut-il être libre ?

L'intérêt de ces conférences-débats était fondé prioritairement sur la confrontation de deux philosophes ayant reçu une formation identique mais différente, puisqu'ayant obtenu leur diplôme dans des universités aux orientations parfois divergentes. Le but était donc d'ouvrir ainsi à la philosophie et au débat philosophique les bibliothèques publiques et ceux qui les fréquentent. Cette expérience ne dura qu'un an, le changement de ministre lui fut fatal, mais au-delà de cette volonté initiale, bien vite là aussi, on se heurta à des écueils imprévisibles. Un public parfois absent, pour cause de publicité mal faite ou trop tardivement (la philosophie aussi à besoin de publicité), les conditions atmosphériques, et surtout un public de "spécialistes" que nous rencontrâmes à la bibliothèque principale de Liège, à deux pas de l'université, qui conquis par notre "prestation" et venu en grand nombre pour saluer un des leurs, salua notre discours d'applaudissements nourris avant et après le débat.

Que la philosophie recueille des applaudissements m'interpella sans doute plus sur l'avenir du café philosophique, que tous les débats que j'avais animés auparavant. La philosophie elle aussi entrait dans le monde des médias et de la superficialité, où, au-delà du message que nous avions voulu faire passer, le philosophe se trouvait en position d'être salué comme celui qui peut délivrer un message. La philosophie, nouvelle religion ; le débat éveilleur des consciences était bien loin.

L'évolution de mon émission radio s'en ressenti très nettement. À partir de 2000, les débats philosophiques en furent de plus en plus absents pour laisser la place à ce que je ne voulais pas faire quand j'avais commencé à la réaliser en 1997, recevoir des invités et, en fonction de l'actualité du moment ou de leur personnalité, les interviewer. Je faisais donc ce que France Culture fait régulièrement et que je ne voulais pas faire originellement. Il ne me restait donc plus qu'à invoquer le droit à l'erreur que tout un chacun peut avoir pour justifier mon revirement.

Un doute s'insinua cependant fin 2001, où je me laissais convaincre de faire un reportage au café-philo du "Verre d'Eau" à Bruxelles, mais cette soirée me confirma ce que j'avais déjà ressenti précédemment, la grosse majorité du public venait écouter béatement le discours de quelques érudits s'arrogeant le droit de détenir le savoir.

"Sur un bateau" devenait donc une émission philosophique comme les autres avec, cependant, des priorités propres à mes choix personnels et au critère de libre examen cher à l'Université Libre de Bruxelles depuis sa fondation. Je reçus donc souvent des jeunes philosophes qui n'avaient pas encore eu le droit à la parole, ou des philosophes expérimentés qui venaient de publier un ouvrage "différent". Mon propos s'orienta à partir de là sur une préoccupation majeure : quelles furent pour mes invités les philosophes importants au 20e siècle, et comment voyaient-il l'avenir de la philosophie au 21e siècle ?

Il me faudrait réécouter l'ensemble des émissions pour vous en faire un rapport complet. Pour conclure ce propos, je préfère donc vous livrer ce que j'ai retenu de ces diverses expériences.

La pratique du débat philosophique est difficile, elle peut avoir lieu dans le cadre scolaire en mettant en place des règles de déroulement précises, mais le professeur reste toujours le professeur et se doit de poser les jalons et d'éviter les débordements, tout ne peut pas se dire, ni n'importe comment. Avoir une classe de trente élèves motivés par un même sujet de débat philosophique est chose quasi impossible, même dans une classe de rhétorique de sections d'enseignement général. La difficulté peut parfois être moindre, comme je l'ai vécue personnellement, dans une classe terminale de l'enseignement professionnel, avec l'avantage indéniable du nombre plus faible d'élèves. Le tout étant alors de les motiver par rapport à leur vécu et de leur montrer que la philosophie peut être un outil pour mieux aborder et mieux penser leur avenir. J'envie presque mes collègues de morale de l'enseignement primaire qui pratiquent des ateliers philosophiques avec de jeunes enfants, qui n'ont pas encore la préoccupation du regard de l'autre.

Il n'est pas évident, en effet, de motiver des élèves obnubilés par des objectifs de rentabilité à court terme quant à leur avenir professionnel, dans cette société de consommation où tout est axé sur le plaisir immédiat. Comment leur faire comprendre qu'un cours de morale et que la philosophie que l'on y enseigne peut avoir plus d'importance pour leur futur que le cours de mathématiques, option principale qu'ils ont choisie à la fin de leurs études secondaires? Comment leur faire comprendre que le développement d'un esprit critique peut avoir un rôle déterminant quant à leur future vie d'adulte responsable ? Non seulement le professeur de philosophie doit pouvoir faire passer le message auprès de ses élèves, mais aussi parfois auprès de certains collègues, peu convaincus de l'utilité de débattre du sens de la vie, et de confronter les textes de Sartre et de Camus.

Quant à pratiquer le débat philosophique avec des adultes, cela pour moi est quasi impossible, à moins d'avoir un public qui accepte les mêmes règles de débat que des élèves et qui ont la même formation ou du moins les mêmes intérêts pour y participer. Mais même là, le démon de la volonté de puissance guette.

Dès lors, dans les deux cas, tant comme enseignant que comme réalisateur d'une émission radio philosophique, je vois mon rôle comme celui qui donnera des pistes pour penser plus librement et avec plus de discernement la réalité complexe qui est devenue la nôtre, en se confrontant à d'autres modes de pensées, d'autres façon de voir les choses. Pour que chacun puisse devenir un citoyen responsable, moins enclin à être influencé par la publicité et les discours dominants de notre société...

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