(Traduction par Johanna Leroy-Treber)
CONTENUS, MÉTHODES ET ATTITUDE
Depuis longtemps philosopher avec des enfants et des jeunes n'est plus un simple souhait. Trois impulsions stimulent un philosopher non universitaire :
- le philosopher avec des enfants comme mouvement propre ;
- la philosophie à l'école ;
- le philosopher libre lors de consultations philosophiques, de cafés philo, ou bien avec des groupes d'enfants ou de jeunes...
Ces trois impulsions mènent souvent une existence parallèle, mais peuvent s'enrichir mutuellement, par exemple lors d'un travail collectif autour d'un concept didactique dans le cadre d'une formation initiale ou continue d'enseignants. Souvent la formation consiste simplement en la transmission de savoirs techniques lors de cours accélérés ou dans le cadre d'un enseignement à distance, munis de quelques conseils pratiques. Une raison essentielle de cette carence est qu'il n'est pas suffisamment clarifié pour quelle pratique d'enseignement il faut former, si toutefois on considère la philosophie comme nécessaire. Mais la carence didactique est au fond un problème philosophique, et prend sa source dans la position hermaphrodite de la philosophie elle-même. La philosophie est d'un côté, depuis ses débuts socratiques, un processus vivant de penser autonome de tout un chacun. De l'autre côté, elle est, depuis l'académie de Platon, et surtout depuis Aristote, une discipline qui peut être enseignée et apprise, destinée aux spécialistes, avec des termes peaufinés, des systèmes et des disciplines spécifiques telles que la métaphysique, l'éthique ou la logique. À quoi devrait alors ressembler une philosophie qui se situerait entre une philosophie de tout le monde et une philosophie de spécialistes ?
C'est incontestable aujourd'hui, en tout cas en principe, et ce n'est pas non plus contesté, qu'enfants - et jeunes - ne devraient pas apprendre la philosophie en tant que savoir théorique, mais le philosopher en tant que savoir-faire. En tout cas ceci est clair en ce qui concerne le philosopher en tant que principe d'enseignement, puisque l'on part de problèmes concrets pour philosopher, et non des problèmes de la philosophie. Ainsi, par exemple, on ne traite pas en cours de biologie la question générale de Thomas Nagels, à savoir s'il était possible de comprendre d'autres êtres vivants ou des psychismes étrangers, mais on débouche sur la question concrète de savoir si on peut vraiment savoir ce qui fait du bien à une chauve-souris ; ou on traite dans l'enseignement religieux non pas les preuves de l'existence de Dieu, mais on débouche sur la question de savoir s'il y a un Dieu, même si le big-bang est à l'origine du monde.
Ainsi, en philosophie en tant que matière, il s'agit finalement du philosopher et non du savoir théorique philosophique - il s'agit de la pensée logique et non de la logique, du jugement éthique et non de l'éthique, de réflexions métaphysiques et non de métaphysique. Comme en médecine, où le but est la santé du patient et non le savoir du médecin ou celui du chercheur, il s'agit en philosophie de l'amélioration des pratiques réflexives et quotidiennes de celui qui philosophe, et non d'une accumulation de savoirs philosophiques. Pourtant, malgré l'unité de principe relative à la prédominance du philosopher en tant que processus sur la philosophie en tant que savoir spécifique, il reste didactiquement controversé quelle quantité de savoir philosophique on a besoin pour pouvoir philosopher soi-même ou pour pouvoir favoriser l'activité du philosopher chez les autres. Est-ce que, par exemple, on doit être expert dans les preuves de Dieu ou dans la théorie de la connaissance pour pouvoir philosopher, avec un progrès sensible, sur le commencement du monde ou sur la compréhension des chauves-souris ? Quel savoir philosophique - en plus d'un savoir pédagogique ou psychologique - une formation au philosopher devrait-elle transmettre, et comment peut-elle se dérouler pratiquement ?
La question : "De quelle quantité de philosophie a-t-on besoin pour philosopher ?", nous mène au dilemme déjà évoqué de l'existence hermaphrodite de la philosophie. Incontestablement, presque chacun peut philosopher, comme le souligne par exemple Jaspers d'un point de vue de la philosophie existentielle, ou comme en est convaincu Popper du point de vue de la philosophie analytique ; mais tout aussi incontestablement presque personne ne peut philosopher, mis à part les grands philosophes. Dans les deux cas, un savoir philosophique serait superflu : ou bien (presque) chacun peut de toute façon philosopher, ou bien (presque) personne ne peut philosopher, et surtout pas les enfants. Le dilemme et la polémique pour savoir qui peut philosopher, et de combien de philosophie on a besoin pour cela, peuvent toutefois se résoudre. De toute évidence, le concept de philosophie est utilisé ici avec des sens différents, essentiellement trois :
- Le philosopher naturel, souvent encore maladroit : on acquiert avec les premières expériences (déjà prénatales) des modèles fondamentaux d'actions et de langage et, étonné, on interroge le monde et sa propre position dans celui-ci. Questions que l'on peut de mieux en mieux exprimer "linguistiquement" dans un sens large (verbalement, par des images, des mimiques ou gestes etc. ; ou discursivement), et échanger avec autrui.
- Le philosopher élémentaire, le simple bon sens : on approfondit ses réflexions sur ses déterminants et représentations, on pose des "questions d'enfants" essentielles et on clarifie ses représentations lors d'échanges avec autrui.
- La philosophie "scientifique", universitaire, du savoir de l'expert : on élabore, dans la tradition et dans la discipline spécifique, des systèmes conceptuels généraux et des théories relatifs aux problématiques spécifiques.
Ces trois distinctions peuvent être vues sous des angles différents.
- D'un point de vue méthodique, ces philosopher se développent en tant que différenciation et stylisation d'expériences et de modèles linguistiques d'un philosopher naturel. Toutefois, les passages sont flous, et les trois phases ne doivent absolument pas être comprises de manière normative au sens de Piaget, en tant que développement du philosopher primitif jusqu'au philosopher scientifique. Au contraire, comme pour le médecin, la norme la plus élevée ou le but est l'amélioration des pratiques réflexives et aussi quotidiennes de ceux qui philosophent. Pour ce faire, d'une part, les "questions d'enfants" naturelles sont le motif permanent et les expériences et réflexions apportées le point de départ. D'autre part cependant, les réflexions de la tradition philosophique sont des stimulations utiles pour un approfondissement autonome.
- Ensuite, d'un point de vue historique, on peut particulièrement bien étudier les passages du philosopher naturel, via le philosopher élémentaire, au philosopher scientifique au début de notre histoire de la philosophie dans les premiers dialogues de Socrate et les dialogues tardifs de Platon.
- Enfin, d'un point de vue didactique, un processus semblable se répète en tant que processus d'apprentissage du philosopher. En effet le philosopher élémentaire se rattache au philosopher naturel des enfants ou des jeunes (ou du profane en général), renforce leur confiance en leurs capacités réflexives, et utilise les potentialités autocritiques de celles-ci pour l'élucidation, avec l'aide aussi du savoir philosophique de l'expert. Ce faisant, l'enseignant peut et doit partir des questions et expériences apportées, bien souvent ensevelies, par les élèves, mais doit aussi enrichir le processus d'approfondissement à l'aide de son savoir philosophique. Ceci en posant des questions stimulantes, en ignorant des pistes (supposées) fausses, en relevant des idées (supposées) intéressantes, en mettant en exergue des résultats intermédiaires et des questions ouvertes, et en proposant de discuter éventuelles réponses de la philosophie. Lors du processus du co-philosopher, on peut aussi par moments échanger les rôles de l'enseignant et de l'apprenant. Ainsi, les enfants et les jeunes peuvent, par leur questionnement ferme, déconcerter et enrichir le penser expérimenté des adultes, avec aussi celui des experts.
Avec la distinction d'un philosopher naturel, élémentaire et scientifique, la polémique (qui peut philosopher ?), est au fond réglée : en principe, chacun peut philosopher, bien que de manière différente. Mais la polémique interne, très ancienne des philosophes, ce qu'est au juste la philosophie, n'est toutefois pas encore élucidée - interprétation de l'univers, méditation sur des questions existentielles de l'homme, clarification conceptuelle et argumentative de notre penser et parler, sagesse et art de vivre, amélioration du monde ou contemplation ? Suivant Wittgenstein, il n'y a pas de concepts corrects que nous pourrions développer à partir d'une connaissance supposée de l'être des choses, et donc pas non plus de concept correct de philosophie. Nous pouvons seulement aspirer à une utilisation élucidée et plus ou moins sensée de nos concepts et représentations. Ainsi, au-delà des désaccords habituels, on peut différencier l'utilisation du concept "philosophie" dans un consensus large de sa tradition suivant son contenu, son attitude et sa méthode.
En ce qui concerne le contenu, premièrement, la philosophie peut en principe se rapporter à toutes les questions ou tous les problèmes du quotidien ou de la science. Mais en approfondissant sa réflexion, elle débouche inévitablement, et ceci depuis ses débuts, sur des questions fondamentales concernant notre capacité de connaître, d'agir et de vivre. Toutefois, de telles questions, par exemple si nous pouvons vraiment connaître quelque chose avec certitude, ce qu'est la justice ou le sens de la vie, sont posées aussi dans le quotidien et dans la science, dans la religion ou la poésie. Celles-ci seules ne constituent donc pas encore la philosophie.
Il faut par ailleurs, et c'est la deuxième condition nécessaire, traiter ces questions avec une attitude spécifique. La philosophie ne se contente pas de phénomènes, opinions ou prémisses apparemment évidents, mais elle les remet en question, radicalement, depuis leurs racines. Toutefois, l'attitude d'une remise en question radicale ou d'un étonnement n'est pas non plus suffisante pour définir la philosophie de manière appropriée. Il y a aussi des sceptiques de nature, à qui en principe tout semble douteux, et la science aussi est caractérisée par une attitude interrogative sous forme de formation d'hypothèses.
Il faut donc ajouter au contenu et à l'attitude de la philosophie, troisièmement, des méthodes spécifiques. Certes, des enfants ou des profanes peuvent aussi poser des questions philosophiques et tenter d'y répondre avec une attitude d'un radical étonnement. Mais ce qui leur manque en règle générale, c'est la capacité de creuser de telles questions et réponses possibles et d'en approfondir la connaissance, dans le but non seulement d'avoir une opinion, mais aussi de la fonder le mieux possible et d'en prendre conscience. Suivant le modèle de Socrate, père de la philosophie, on comprend souvent les méthodes du philosopher comme une rationalité étroite d'analyse conceptuelle et argumentative, avec une commune recherche de vérité par le dialogue. Si on regarde de plus près cependant, et tenant compte de la diversité des méthodes des différentes orientations ultérieures, on peut trouver justement dans la pratique méthodique de Socrate (et également dans la première réflexion sur la méthode formelle d'Aristote, L'éthique à Nicomaque VII 1), c'est à dire au début de notre histoire de la philosophie, des manifestations de rationalité très variées, mais étroitement liées entre elles ; et jusqu'à aujourd'hui, elles sont en fait appliquées ainsi ou de manière similaire - bien qu'avec des accents différents - dans l'enseignement de la philosophie (cf. Martens 2003) :
- décrire une situation, un problème ou un objet de manière nuancée, détaillée et claire, ce que je perçois et observe pour éveiller l'étonnement ( méthode phénoménologique dans un sens large) ;
- prendre conscience du présupposé des phénomènes, du sien propre comme de celui des autres, ainsi que lire des textes (pas seulement philosophiques) pour percevoir des différences d'interprétation et des consensus ( méthode herméneutique) ;
- examiner les concepts et arguments centraux pour traiter les problèmes de la compréhension linguistique ( méthode analytique) ;
- aiguiser et peser le pour et le contre des différentes conceptions, pour tenter une solution révisable et argumentée le mieux possible ( méthode dialectique) ;
- permettre l'émergence de la fantaisie et des idées et les traiter pour donner un espace à des pensées nouvelles, inhabituelles ( méthode spéculative).
Ces cinq méthodes sont à considérer comme un "modèle des cinq doigts" intégratif. Dans la discussion philosophique vivante, on ne peut guère les différencier nettement, mais elles vont ensemble comme les cinq doigts d'une main. C'est justement par la nécessaire interaction que les méthodes philosophiques de description, de compréhension, d'explication, de contradiction ou de supposition se distinguent des méthodes de compréhension semblables, scientifiques ou non. Ainsi, le "modèle des cinq doigts" intégratif peut attirer l'attention sur l'unité des méthodes de la connaissance du quotidien ou de la science, mais aussi de celles de la science philosophique. Il permet d'exploiter pleinement le potentiel de la pensée philosophique des enfants et des jeunes, mais aussi celui de la philosophie scientifique elle-même.
En aucun cas cependant, le savoir et la compétence méthodiques de la philosophie ne doivent et ne peuvent remplacer la nécessaire connaissance du contenu. Il n'y a pas, à proprement parler, de contenus ou de questions que seule la philosophie peut revendiquer. Mais, c'est particulièrement la philosophie qui traite en fin de compte, dans sa tradition jusqu'à aujourd'hui, de phénomènes ou de questions qui normalement sont négligés ou supposés réglés pour le quotidien, la science ou la religion. En ce qui concerne les contenus typiques de la philosophie, Kant propose une répartition - non contraignante - à laquelle se réfèrent aujourd'hui également beaucoup de programmes et manuels scolaires : Qu'est-ce que je peux savoir ? Qu'est-ce que je dois faire ? Qu'est-ce qui m'est permis d'espérer ? Qu'est-ce que l'homme ? ( Logique A 25/26). Certes, les questions de Kant nécessitent une interprétation ou une explicitation ; il faut aussi les compléter par des questions sur le beau et le laid, ou sur la réalité ; en outre elles ne doivent nullement être posées et résolues dans le sens de la philosophie transcendantale de Kant en tant que question sur la "condition de principe de la possibilité de ...". Malgré ces restrictions, les quatre questions de Kant mettent à la disposition une structure de recherche et de catégorisation applicable à différents contenus et thèmes philosophiques, et donnent une orientation générale à un philosopher concret, clair et nuancé.
Pour finir, il faut à nouveau souligner l'attitude spécifique du questionnement radical, étonné. Sans doute ne peut-on jamais répondre définitivement à ces questions fondamentales de la philosophie, et elles continueront à se poser à chacun de nous de manière toujours nouvelle. Pourtant, lors du philosopher, il ne s'agit pas seulement de questionner sans fin, mais aussi de tenter de trouver des réponses fondées sur les meilleurs arguments. Et pour cela, les deux sont nécessaires : une compétence pratique des méthodes jointe à une connaissance de contenus ou de réflexions déjà existantes. Philosopher est toujours une réflexion méthodique sur quelque chose. Compétence méthodique et connaissance du contenu forment ensemble une unité inséparable de la "boîte à outil et du coffre à trésor".
BOÎTE À OUTILS ET COFFRE À TRESOR
L'idée d'une boîte à outils philosophique s'intègre dans une longue tradition. Mentionnons par exemple les pièges des argumentations et des différenciations de notions dans le dialogue Euthydème de Platon ainsi que les cours sémantiques du sophiste Prodikos, loués ironiquement par Socrate comme une aide pratique dans des cas litigieux. Aujourd'hui aussi, on privilégie le plus souvent, par exemple dans la philosophie pour enfants de Lipman (Martens 1999, p 59), les "outils" ou "techniques" sophistiques tout à fait utiles de l'analyse conceptuelle et argumentative, ou ceux de la conduite de dialogues néo-socratiques, puisqu'ils sont relativement faciles à identifier et à manier. C'est valable aussi pour la "Boîte à outil pour des penseurs malins" destinée à l'école primaire de Doris Daurer (Daurer 1999, p. 77), et pour "Philosopher's Toolkit" de Baggini/Fosl pour les études supérieures (Baggini/Fosl 2003). Une boîte à outils avec une vaste gamme de méthodes par contre est jusqu'à présent une exception (Dauber 2004, Tiedemann 2004). En plus, la boîte à outils devra être enrichie par des méthodes didactiques générales comme la discussion, la description d'images, la lecture de textes ou le jeu de rôle (Peterssen 1999). D'ailleurs, elle devra exister en au moins trois versions différentes pour les divers lieux d'apprentissage du philosopher, le jardin d'enfants et l'école primaire, le collège et le lycée. Et puis elle devra être régulièrement complétée et triée en fonction des expériences personnelles, comme un classeur pour enseignant et élève.
L'idée d'un coffre à trésor, ensuite, vient de l'expression générale "trésor de pensée" de la philosophie. Même Socrate, renommé pour son philosopher oral, spontané, enrichit ses dialogues d'après les dires de son élève Xénophon, grâce à la lecture du "Trésors des sages" (gr. thesauros ; Xénophon, Mémoires, I 6, 14 ; cf Platon, Phédon 98 b). Le coffre à trésor proposé contient tout d'abord cinq matières principales, conformément aux différentes méthodes :
- des descriptions pertinentes des phénomènes ;
- des modèles d'interprétations utiles ;
- d'importantes différenciations de concepts et types d'argumentations ;
- des positions essentielles de controverse ;
- des expériences de pensée stimulantes, des métaphores, comparaisons et mythes.
En outre, chacune des cinq matières est subdivisée suivant les quatre questions de Kant, ce que des philosophes ont à dire au sujet des "questions d'enfants" élémentaires sur la connaissance, l'action, l'espérance et la condition humaine. Ainsi, pour un philosopher spéculatif, imaginatif (la cinquième matière), les mythes et paraboles de Platon sont particulièrement stimulants :
- ainsi, pour la question sur la connaissance, "l'exemple du cercle" pour les degrés de connaissance ( Septième lettre 341 b ; nom, définition, représentation et compréhension de l'idée) ;
- pour la question sur l'action juste, la parabole de "Gygès et l'anneau" ( République II 359 c ; l'anneau nous rend invisible : agissons-nous seulement bien par peur de la punition lorsque nous sommes vus, ou parce que tout simplement c'est bien, même si nous ne sommes pas vus ?) ;
- pour l'espérance, la représentation de la mort comme sommeil éternel ou comme une continuation du philosopher socratique avec les héros grecs décédés ( Apologie 40 c) ;
- pour la question de la condition humaine, l'image de l'équipage ( Phèdre 246 a ; les chevaux sauvage et docile symbolisent les instincts naturels et la volonté de l'homme, l'aurige symbolise sa raison).
Pour donner un exemple de philosophie plus récente pour la première matière, les émissions radiophoniques de Walter Benjamin des années trente, qui ont été éditées sous le titre Lumières pour enfants (Francfort 1985 ; Oeuvres complètes, tome V ; cf Martens 1999, p. 173), sont particulièrement riches par rapport :
- à la connaissance : on peut particulièrement recommander l'émission radiophonique "Visite dans l'usine de laiton" (la description de l'usine de laiton rend évident que l'on ne peut comprendre les nombreux détails sans des concepts généraux ou la structure de l'ensemble) ;
- à l'action : écouter "Les bootleggers ()" (les conflits autour de la contrebande d'alcool peuvent se résoudre plus facilement par des dispositions légales que par la violence) ;
- à l'espérance : dans "Procès de sorcières" (seules l'humanité et la vaillance de quelques-uns mettent un terme à l'oppression) ;
- à la condition humaine : cf "Cagliostro" (la certitude de l'homme apparemment raisonnable et éclairé mène à l'aveuglement).
Une sélection semblable peut être réalisée pour d'autres textes fondamentaux de la philosophie, classiques ou modernes, et est d'ailleurs déjà réalisée dans beaucoup de programmes scolaires, manuels, recueils de textes ou ouvrages d'initiations. Dans beaucoup de cas, des résumés lexicaux suffisent ; mais sont aussi souhaitables - le mieux sous forme numérique - des extraits de textes appropriés, qui pourraient être retravaillés pour une utilisation spécifique (ce que Kant déjà avait attendu du philosophe populaire Garve). Par ailleurs, il faudra ajouter des exercices relatifs au contenu, et des propositions didactiques pour les différents thèmes. Ils constitueront des exemples pour l'utilisation à l'école et pour l'acquisition du savoir philosophique dans la formation d'adultes. Comme la boite à outils, le coffre à trésor peut aussi être enrichi et trié par les enseignants et les élèves en fonction de leurs propres expériences philosophiques.
Épictète raconte une anecdote, suivant laquelle un visiteur dit à un athlète, se vantant de ses appareils d'entraînement les plus récents, que ceux-ci n'ont pas de valeur s'il ne pouvait pas en faire un usage approprié lors de la compétition (Épictète, Diss. 1.4.13-17). De la même façon, la valeur de la philosophie en tant que connaissance se manifeste seulement au moment du philosopher, en tant que pratique. Je propose dans ce but pour finir un exemple pratique, censé démontrer l'utilité et l'utilisation possibles de la "boîte à outils et du coffre à trésor". Concernant la boite à outils, nous pourrions avoir besoin par exemple de méthodes d'observation de phénomènes, de lecture de textes, d'argumentations, de la méthode néo-socratique, de jeux de rôles. Concernant le coffre à trésor sont conseillés : l'éthique utilitariste et déontologique de J. Bentham et de S. Mill et celle de Kant, l'éthique de la responsabilité et de la conviction de Max Weber, la théorie de la connaissance suivant Platon et Kant, la polémique du positivisme.
Dans l'exemple, des enfants d'une classe de CM 2 (on peut imaginer des variantes depuis le jardin d'enfants jusqu'au lycée), sont confrontés à la situation suivante, que l'on peut soit décrire soit lire à haute voix (étayée aussi par des images) (cf. Tiedemann 2004) :
"Imaginez que vous êtes roi et que vous devez trancher un cas litigieux : qui doit recevoir une récompense pour le sauvetage du fils du roi ? Des témoins rendent compte au roi de ce qu'ils ont vu à une certaine distance : dans un lac, un garçon d'environ dix ans se débattait comme un forcené, faisait des signes et émettait des sons incompréhensibles. Près de la rive, il y avait deux personnes : un handicapé dans un fauteuil roulant et un joggeur. Le handicapé roula aussitôt près du bord, prit une branche et tenta d'aider le garçon, mais n'y arriva pas. Par contre le joggeur fit d'abord comme s'il n'avait rien vu ni entendu. Mais lorsque le garçon cria : "Au secours, je suis le fils du roi !", il sauta aussitôt dans l'eau et amena le garçon sans peine vers la rive. Maintenant, qui des deux a mérité une récompense, le handicapé ou le joggeur ? Comment vous décideriez-vous si vous étiez à la place du roi ?
Pour philosopher sur la situation proposée, les quatre manières suivantes s'offrent à nous :
1/ D'abord on devrait laisser parler les enfants dans une discussion libre et ouverte.Rapidement, deux groupes vont se constituer, qui veulent récompenser soit le joggeur (pour la réussite), soit le handicapé (pour la bonne intention). Mais les deux solutions vont probablement laisser les enfants insatisfaits : réussir, mais sans coeur ou chaleureux, mais sans succès. Finalement il en résultera une proposition de compromis : la récompense devrait être répartie entre les deux : une part pour le succès, l'autre part pour la bonne intention. Mais est-ce que le compromis est convaincant ? Peut-être que les enfants reprennent l'histoire : est-ce que les gigotements et les cris du garçon signifiaient bien une urgence ou pouvait-il s'agir simplement d'une mauvaise plaisanterie ? Est-ce que le handicapé et le joggeur pouvaient vraiment reconnaître le caractère urgent ? Est-ce que le joggeur était réellement si dur et le handicapé si serviable ? De toute évidence, il s'agit dans ce cas non seulement d'une question éthique, pourquoi une action est-elle bonne, mais aussi d'une question relative à la théorie de la connaissance, comment peut-on connaître quelque chose réellement. On va donc procéder comme un détective et examiner les contradictions et la crédibilité des témoins, clarifier les faits, interroger le garçon lui-même, reconstituer la scène etc. De toute évidence, le coffre à trésor des savoirs est utile pour l'ensemble de la didactique : est-ce qu'on laisse aller la discussion dans une direction exclusivement éthique ("Qu'est-ce que je dois faire ?") ou est-ce qu'on tient compte aussi de la dimension de la théorie de la connaissance ("Qu'est-ce que je peux savoir ?") ? En tout cas, en philosophie, comme aussi au tribunal, les deux sont également importants : pour décider ce qu'on doit faire, nous devons relativement bien connaître de quoi il s'agit au juste.
2/ Au lieu de la discussion non guidée, on peut aussi, deuxièmement, proposer une discussion guidée dans la forme suivant la méthode de l'entretien néo-socratique. Par exemple, demander des précisions relatives aux concepts et arguments imprécis, exiger des exemples et aider à mettre en rapport les différents points de vue. Pour ce faire, "La boite à outils pour des penseurs malins" de Doris Daurer, mais aussi les règles générales des discussions suivant Kienpointner, ou les règles de l'entretien socratique suivant Nelson et Heckmann seront très utiles (Martens 2003, p. 163, 130). Après un certain temps pourtant, même la discussion la plus vivante va faiblir et laisser assez souvent le sentiment insipide d'avoir seulement "causé", mais n'avoir rien appris ou mieux compris.
3/ Afin de progresser plus clairement dans la connaissance, une tentative peut consister, troisièmement, à diriger la discussion non seulement dans la forme, mais aussi dans le contenu grâce à des questions impulsant de nouvelles réflexions. Lorsque, par exemple, le doute émerge par rapport aux déclarations des témoins, on peut les inciter à rappeler la situation en question et demander, si et comment on peut réellement connaître quelque chose (une question vivement discutée en philosophie depuis Platon, en passant par la polémique empirisme / rationalisme entre Descartes, Locke et Kant, jusqu'à la polémique du positivisme et le débat actuel sur le constructivisme). Au cas où les enfants n'aborderaient pas eux-mêmes les questions étymologiques, on devrait absolument les leur suggérer : nous ne pouvons juger quelque chose que si nous en avons construit une représentation la plus exacte possible. Lorsque, ensuite, il s'agit de la question éthique même (pourquoi on doit offrir de l'aide ou agir bien ?), on peut stimuler la précédente discussion des enfants et demander si on doit faire le bien parce que l'on espère une récompense ou parce que l'on craint une punition, comme le joggeur ou parce que c'est simplement bien, comme le handicapé (une polémique entre le Fondement de la métaphysique des moeurs de Kant et L'utilitarisme de Mill). Evidemment, on ne peut pas traiter directement de telles questions dans un CM 2, encore moins lire les textes correspondants. Mais des connaissances générales philosophiques tirées du "coffre à trésor" sont d'un grand secours, voire indispensables pour l'enseignant afin de pouvoir écouter, trier et approfondir le questionnement lors des premiers pas philosophiques. Et les enfants aussi peuvent et doivent reconnaître, au moins approximativement, la dimension philosophique du cas problématique, par exemple à travers l'expérience de pensée de "Gygès et l'anneau".
4/ Quatrièmement, on peut encore mieux utiliser le savoir philosophique de l'enseignant pour favoriser la compréhension, si, au lieu d'une discussion ouverte, directive dans la forme ou dans le contenu, on expérimente la dialectique pro et contra dans un jeu de rôle. La méthode classique de l'enseignement acquiert une qualité spécifiquement philosophique, si l'on expérimente dans son propre corps ou si on perçoit phénoménologiquement les fluctuations de la réflexion et qu'on les réfléchit analytiquement. D'après M Tiedemann (Tiedemann 2004) on pourrait par exemple mettre en place le jeu de rôle comme suit :
"Le roi doit prendre une décision. Il est assis au milieu de cinq chaises alignées. Deux conseillers peuvent se tenir derrière lui. Au bout de chaque rangée de chaises se trouve un groupe, qui veut gagner le roi à sa position (celle du joggeur, et celle du handicapé). Les arguments sont apportés à tour de rôle. Si le roi juge un argument valable, il glisse sur la chaise d'à côté en direction de l'équipe correspondante. Si le roi est arrivé au bout d'une rangée, le jeu est terminé."
Lors de jeux de rôles on ne peut prévoir le résultat : souvent le roi arrive effectivement au bout d'une rangée, souvent pourtant il glisse, indécis, d'un côté et de l'autre et ne peut prendre une décision univoque. Souvent aussi il propose une solution échappatoire (contraire à la règle du jeu) : la récompense doit être partagée. Les deux groupes peuvent avancer de bonnes raisons pour leur position : le handicapé a fait de son mieux malgré son insuccès ; mais le roi doit au joggeur la vie de son fils, malgré son manque de coeur. Lors du jeu de rôles, les enfants d'un CM2 peuvent ainsi faire l'expérience par eux-mêmes que les autres, arrivant à un jugement contraire, peuvent eux aussi avoir de bonnes raisons qui exigent le respect mutuel. Ils vivent le processus difficile d'une décision de jugement, en étant ballottés d'un côté et de l'autre par les différents arguments et sentiments.
Mais comment peut-on non seulement juger d'une manière différente la polémique, mais si possible aussi la résoudre ? Comment peut-on non seulement interroger philosophiquement, mais aussi répondre philosophiquement ? Envisager des arguments et le respect de ceux qui pensent autrement serait sûrement déjà un enrichissement. Mais au-delà, l'enseignant peut résumer au tableau la proposition des enfants, à savoir partager en deux la récompense, ceci sous forme de compromis : nous devons faire le bien, parce que ceci est utile à nous-mêmes et aux autres (le joggeur) ; mais nous devons aussi faire le bien, sans espérer un avantage, parce que c'est tout simplement bien (le handicapé). Ce compromis est aussi le sens de l'impératif catégorique de Kant en ce qui concerne le moyen et le but (en complément à la loi universelle) : "A tout moment, agis de façon à ce que tu utilises l'humain non seulement en toi mais aussi en autrui, en même temps comme but, jamais seulement comme moyen" ( Fondement de la métaphysique des moeurs, BA 66/67).
Même si on ne croit pas les enfants d'un CM2 capables de comprendre les termes de l'énoncé de Kant, on peut tout à fait tenter de le clarifier : pour survivre, il est inévitable que nous devons nous utiliser mutuellement comme moyens : les enfants ont besoin des parents, les élèves des enseignants, les acheteurs des vendeurs, les automobilistes des policiers, les patients des médecins etc. Certes, nous avons le droit d'utiliser l'autre pour nos buts, mais non pas pour l'exploiter, en l'escroquant ou en exigeant de lui quelque chose de mal. Nous devons toujours respecter l'autre en même temps comme un être humain, qui ne revêt pas seulement le rôle de parent, enseignant, vendeur ou policier. Mais pourquoi, pourrait-on continuer à questionner, devrions-nous respecter l'autre en tant qu'homme, et non pas l'exploiter dans son rôle ou vivre comme "loup parmi des loups" (Hobbes) ? Est-ce parce que la raison nous l'impose (Kant), le Christ ou la religion l'exige, ou est-ce parce que notre compassion humaine le suggère (Schopenhauer) ? Il est évident que si on continue à réfléchir de façon radicale, on se meut au milieu de questions et réflexions de la tradition philosophique. Les enfants aussi vont donner des réponses tout à fait semblables suivant leur culture religieuse ou idéologique, et sans formation philosophique préalable on ne peut les comprendre à leur juste valeur ; on pourrait les éliminer de manière dogmatique.
4a/ Dans des classes supérieures, et comme procédé supplémentaire, on pourrait, avec un sens élargi de la "boîte à outils et du coffre à trésor", approfondir le cas au-delà de la solution déjà mentionnée, grâce à une analyse conceptuelle et argumentative plus détaillée et une lecture de texte approprié. Il est clair que l'alternative stricte du jeu de rôles proposé : "réussir mais sans coeur" versus "chaleureux mais sans succès" n'est pas soutenable philosophiquement (Mill vs Kant ; ou éthique de la responsabilité vs éthique de la conviction de Max Weber). Vu sous l'angle strict de l'analyse conceptuelle et argumentative, aucun des deux, ni le handicapé ni le joggeur, ne doit recevoir la récompense. D'une part, un bon coeur ne suffit pas : il existe aussi une fausse pitié ou une action irréfléchie. Ainsi, il est possible que le handicapé ait même mis en danger le garçon par son empressement aveugle ou son ambition, et qu'il n'avait pas instamment prié le joggeur d'aider. De l'autre côté, l'égoïsme et le succès du joggeur ne suffit pas non plus, parce qu'il ne profite pas à chacun, et il pourrait même nuire à l'égoïste lui-même (altruisme en tant qu'égoïsme bien calculé avec le problème du profiteur). Maintenant, si le roi devait payer malgré tout une prime spéciale, une pour la bonne volonté et une pour le succès, c'est une décision subjective qui lui appartient ; ceci pourrait ensuite par exemple servir comme motivation pédagogique pour ses propres actions, de tenter absolument les deux ensemble.
Cet exemple peut ainsi montrer l'utilité que pourrait avoir la "boite à outils et le coffre à trésor" pour la préparation et la réalisation de processus de pensée philosophiques dans les différents degrés de l'enseignement. La philosophie scientifique ne peut revendiquer ici aucune domination, elle doit mettre à disposition le savoir nécessaire comme dette hisorique. Des expériences en formation continue, accompagnant des professionnels de l'enseignement non spécialisé dans la matière "philosopher avec des enfants", dans le land Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, confirment de telles attentes de la part des praticiens. Au début, les personnes interrogées avaient "un intérêt plutôt réformateur et pédagogique que philosophique (...)". A la fin de la formation toutefois, environ 70 % d'eux déclarèrent que grâce à la prise en compte de la philosophie, ils étaient plus en mesure de comprendre des questions philosophiques (et aussi celles des enfants), et qu'ils n'auraient jamais "imaginé la grande diversité des interprétations que la philosophie a produit dans son histoire" (Pfeiffer 2004, p 27). Certes, on peut admettre que l'on peut avoir soi-même aussi beaucoup de ces idées et que - comme lors de préparations de voyages - beaucoup de choses sont inutiles ou pourraient même être gênantes pour ses propres expériences. Mais avec un savoir varié et bien trié, que ce soit explicitement avec une "boite à outils" et un "coffre à trésor", ou implicitement avec des connaissances générales, on profite bien plus du penser par soi-même. Toutefois les enseignants de philosophie, si bien formés qu'ils soient, font l'expérience qu'avec leur supposé savoir philosophique (et leurs capacités pédagogique et didactique), lors de la pratique du penser autonome dans le cadre du philosopher avec des enfants ou des jeunes, ils doivent, et chaque fois d'une manière nouvelle, faire leurs preuves.
Lire à voix haute, raconter (éventuellement avec des images) l'histoire suivante :
"Imaginez que vous êtes roi et que vous devez trancher un cas litigieux : qui doit recevoir une récompense pour le sauvetage du fils du roi ? Des témoins rendent compte au roi de ce qu'ils ont vu d'une certaine distance : dans un lac, un garçon d'environ dix ans se débattait comme un forcené, faisait des signes et émettait des sons incompréhensibles. Près de la rive, il y avait deux personnes : un handicapé dans un fauteuil roulant, et un joggeur. Le handicapé roula aussitôt près du bord, prit une branche et tenta d'aider le garçon, mais n'y arriva pas. Par contre le joggeur fit d'abord comme s'il n'avait rien vu ni entendu. Mais lorsque le garçon cria : "Au secours, je suis le fils du roi !", il sauta aussitôt dans l'eau et amena le garçon sans peine vers la rive.
Maintenant, qui des deux a mérité une récompense, le handicapé ou le joggeur ? Comment vous décideriez-vous si vous étiez à la place du roi ?
Le roi doit prendre une décision. Il est assis au milieu de cinq chaises alignées. Deux conseillers peuvent se tenir derrière lui. Au bout de chaque rangée de chaises se trouve un groupe, qui veut gagner le roi à sa position (celle du joggeur, et celle du handicapé). Les arguments sont apportés à tour de rôle. Si le roi juge un argument valable, il glisse sur la chaise d'à côté en direction de l'équipe correspondante. Si le roi est arrivé au bout d'une rangée, le jeu est terminé."
Méthodes et contenus philosophiques et pédagogiques
Raconter l'histoire, jouer la scène:
- discussion ouverte : qui doit recevoir la récompense ?
- discussion dirigée (forme) (= entretien néo-socratique)
- discussion dirigée (contenu) (questions suggestives)
- dialectique pro et contra dans un jeu de rôles
Boîte à outils :
- méthode dialectique (philosophique)
- jeu de rôle (pédagogie générale)
Coffre à trésor : éthique déontologique vs utilitariste (Kant vs Bentham / Mill) ; éthique de la conviction vs éthique de la responsabilité (Max Weber).
Proposition de solution : l'impératif catégorique de Kant en tant que lien du penser but / moyen.