Revue

Une expérience de communauté philosophique virtuelle en formation d'adultes

" Le texte de cet article fait partie d'un ouvrage sur la formation à distance dans l'enseignement supérieur, à paraître aux éditions De Boech en janvier 2007, sous la direction de Jean-Claude Manderscherd. "

Une nouvelle manière de faire cours, faire classe..

Depuis six ans existe, d'abord basée à l'Université de Lyon, puis au Département Carrières sociales de l'IUT de Belfort, et enfin à l'Université de Franche-Comté, une formation qui a d'abord pris la forme d'un diplôme universitaire préparé en deux ans après le DEUG, et constitue désormais une filière licence-mastère de sciences de l'éducation. Cette formation s'adresse à des professionnels de la santé (infirmiers, assistantes sociales, éducateurs spécialisés, etc.) et comporte, outre des enseignements généraux de sciences de l'éducation, un fort volet consacré aux divers aspects de l'éducation à la santé. La principale originalité de cette formation est qu'elle est assurée intégralement à distance, par Internet. Aucun document papier n'est envoyé ; tous les cours, les exercices, les travaux des étudiants et leurs corrections sont transmis par le Web.

Dans le cadre de cette formation est dispensé un enseignement de philosophie de l'éducation et de la santé. Il rassemblait une quinzaine d'étudiants au départ, et s'est progressivement étendu jusqu'à une cinquantaine. Contrairement à d'autres types de formation à distance où les fonctions d'enseignement, de correction et de tutorat sont séparées, l'enseignant assure à la fois le cours, propose des activités, les évalue, répond aux demandes d'aide et d'éclaircissements des étudiants.

L'entrecroisement de ces fonctions dans un réseau unique d'échanges (une simple liste de diffusion), donne lieu à des phénomènes de groupe qu'il est intéressant d'analyser. À première vue, la dynamique qui se développe présente des points communs avec la dynamique des groupes classiques : on y trouve des phénomènes d'opposition, de leadership, d'affinités, etc. Mais un examen plus attentif montre que derrière cette similitude apparente la réalité diffère sensiblement. Les décalages temporels, le rythme des échanges, l'absence de relations non verbales font que l'évolution des conflits, les formes de leadership, d'entraide, de coopération, ne correspondent pas à celles qu'on peut observer dans des groupes en présentiel.

ORGANISATION GÉNÉRALE DE LA FORMATION

Le module, intitulé " Philosophie de l'éducation et de la santé ", est proposé en première année pour une durée d'un semestre. Il est obligatoire. Pour l'année 2002-2003, 19 étudiants étaient officiellement inscrits à ce module. Dans la pratique, 15 ont régulièrement participé aux échanges et remis des travaux permettant la validation du module. Le message suivant a été mis par l'enseignant sur le site au début du cours afin de préciser le cadre et les consignes :

  1. Ce cours est en principe semestriel. Il est organisé en cinq périodes de trois semaines chacune, ce qui nous conduira probablement à terminer courant mars.
  2. Pour chaque période sera déposé, dans la rubrique " Documents ", un chapitre du cours. La première chose que vous ayez à faire est évidemment de le lire, éventuellement en l'imprimant pour pouvoir y revenir plus commodément, souligner les passages qui vous semblent importants, etc. S'il y a des points qui vous paraissent obscurs, allusifs ou contestables, je vous demande de m'en faire part à l'aide d'un message diffusé sur le site (et non à mon adresse personnelle), afin que tous les étudiants puissent en avoir connaissance, ainsi que de la réponse que je donnerai. Cette possibilité pour chacun de savoir tout ce qu'écrivent les autres, y compris le professeur, est essentielle, et pour vos camarades de l'an dernier, c'était l'un des principaux attraits de cette formation. Il convient donc de ne réserver les messages personnels au professeur que pour les problèmes qui nécessiteraient une certaine confidentialité.
  3. À la suite de chaque chapitre se trouve une bibliographie. Bien entendu, elle n'est qu'indicative : il n'est pas obligatoire, et d'ailleurs il serait impossible, dans le temps limité dont vous disposez, de lire tous les ouvrages mentionnés. C'est donc à vous, en fonction de vos intérêts, de vos disponibilités, de choisir le ou les ouvrages que vous décidez de lire. Il va de soi que si, au cours de votre lecture, vous avez quelque difficulté que ce soit dans la compréhension d'un point, je suis là pour vous aider à les résoudre!
  4. À la suite du cours figurent un certain nombre de travaux proposés : " essais " à rédiger, sujet de discussion, textes à expliquer, recherches documentaires à mener. Je vous rassure tout de suite : je ne vous demande pas de les faire tous ! Je sais que vous avez bien d'autres occupations et c'est donc à chacun d'entre vous d'estimer ce qu'il peut faire : un peu plus pour tel chapitre, un peu moins pour un autre. Néanmoins, il me paraît essentiel que pour chaque séquence, chacun d'entre vous se manifeste par au moins une intervention - soit la réalisation d'un des travaux proposés, soit une réflexion personnelle soumise à la discussion de tous. J'attache beaucoup d'importance à la régularité de cette participation, même modeste : c'est la condition pour faire vivre cet enseignement à distance et le rendre véritablement interactif. C'est pourquoi j'indique dès à présent qu'un des paramètres de l'évaluation finale sera pour moi la régularité de votre participation.
  5. Outre ces exercices relatifs à chaque séquence, l'évaluation terminale se fera également par la réalisation d'un mini dossier (une dizaine de pages) sur un sujet de votre choix, à caractère philosophique. Il est encore trop tôt pour le déterminer, mais vous pouvez commencer à y réfléchir et me soumettre vos propositions. (...) Je m'engage à réagir sur chacune des interventions (travaux, remarques, questions, réflexions personnelles) que vous ferez, même si mon emploi du temps fait que parfois quelques jours, voire une semaine s'écoulent entre votre envoi et ma réaction. N'hésitez pas à me relancer si nécessaire, car il peut arriver que devant l'abondance des contributions (ce qui en soi est bénéfique) j'en oublie une par inadvertance. Je vous souhaite maintenant bon travail, et j'attends vos contributions.

Comme on le voit, le message initial indique d'emblée que la modalité normale de la formation est la liste de diffusion où tout ce qui est adressé à l'un est également disponible pour tous les autres ; la relation duelle (et confidentielle) de l'enseignant à chaque étudiant est réservée aux situations exceptionnelles, et dans la pratique elle ne sera presque jamais utilisée, même si, comme on le verra, la question sera posée à un moment de l'évolution du groupe. Les exercices proposés à la suite de chaque chapitre du cours étaient volontairement très diversifiés, comme par exemple :

  • Questions classiques sur un texte.
  • " Question-débat " appelant, non une dissertation traditionnelle, mais plutôt une " intervention " pouvant en susciter d'autres, et déboucher ainsi sur une sorte de forum.
  • Q-sort ( ex. : définitions de la santé) avec justification des choix et des rejets - " Portrait chinois " [" si c'était...], par exemple sur l'autorité.
  • Dilemme moral (ex. : cas de Heinz).
  • Récit autobiographique de " mon éducation " (familiale et scolaire).
  • Recherches de textes illustrant les différentes métaphores de l'éducation exposées dans le cours.

Cette diversification avait un double objectif :

  • rassurer, mettre en confiance des étudiants qui étaient pratiquement tous en cours d'emploi, et étaient donc éloignés des formes scolaires du travail philosophique comme la dissertation et l'explication de textes. Il s'agissait de leur donner une nouvelle vision du philosopher, qui compense les éventuels échecs qu'ils pouvaient avoir connus dans leur approche de la philosophie scolaire. On le verra par leurs réactions, cet objectif a été très largement atteint ;
  • permettre à chacun de trouver son " style " propre, d'adopter la démarche lui convenant le mieux. Ici également, on verra que la mise en commun des travaux a permis à certains d'expérimenter des formes de travaux pour lesquelles ils éprouvaient a priori peu d'affinité.

LE RAPPORT DES ÉTUDIANTS AU COURS

1) Appréciations des étudiants sur le cours

On note, tout au long de la formation, un certain nombre d'appréciations spontanées, non sollicitées, sur le cours. Ces appréciations sont visiblement liées au caractère nouveau pour eux de ce type d'enseignement, qui à la fois les déconcerte et les enthousiasme. Voici quelques exemples de ces réactions :

Merci pour vos remarques concernant mes travaux.

Vous avez la faculté de toujours nous faire réfléchir à des aspects auxquels nous n'avions pas pensé dans la réalisation de nos travaux, et c'est très formateur. Finalement, même lorsqu'un exercice est "livré", il n'est pas terminé car, de vos réflexions, découlent toujours d'autres enseignements et interrogations.

Cette formation est décidément un véritable défi !

On le voit, l'étudiant ici découvre que la forme non scolaire de l'enseignement - remise des travaux et réactions de l'enseignant " en continu " - transforme complètement la signification même de l'exercice. Celui-ci n'est plus une production définitive donnant lieu à une évaluation instantanée, mais plutôt un point de départ susceptible de prolongements. Ce qu'on appelle " l'évaluation formative ", qui dans l'enseignement scolaire est si difficile à réaliser, se réalise donc ici pour ainsi dire spontanément, sans y penser, sans qu'il soit besoin de dispositif particulier.

Une autre réaction témoigne que les conditions particulières de l'enseignement à distance (travail dans la solitude, mais toujours avec la perspective du regard virtuel de l'autre) favorise une sorte d'introspection. Alors que dans un cours " présentiel " on est entièrement absorbé par l'activité d'écoute et de prise de notes, la lecture à domicile, sans durée imposée, permet une réflexivité permanente qui se traduit dans les messages adressés à l'enseignant :

Bonjour François,

Voici mon exercice 1 de la 2e période... J'ai énormément apprécié l'énoncé de cet exercice. N'y voyez aucune obséquiosité, c'est juste que je me suis rendu compte que durant toute sa réalisation, j'avais un sourire sur mon visage. Je suis tout à fait conscient d'avoir un problème récurrent avec l'autorité, et par rapport à votre cours, je pencherais aisément pour les anarchistes du XIXe siècle pour qui elle incarne une société répressive (avec plus de modération bien évidemment !).

J'ai adoré l'expression "l'autorité, comme l'endive, a besoin d'ombre pour prospérer"... C'est tellement vrai, et tout cela évoque de multiples situations vécues!

Ces réactions s'expriment souvent sur un mode humoristique :

Bonjour François,

Je suis ravie d'avoir retrouvé de vieux copains de lycée... Je veux parler de Kant, Rousseau, et Platon. J'avais oublié comme ils étaient brillants ! Je me suis placée en orbite à côté d'eux ! Quelle vue ! Merci pour vos cours qui me boustent le cerveau! Bonne lecture !

Quoi ! Ce cours s'arrête déjà là ! L'année passe vite ! C'est gai un cours ou l'on peut discuter, émettre ses idées. Je pense d'après les échos que beaucoup d'étudiants ont adoré votre cours. D'abord, il était clair et organisé, et les travaux étaient gais à faire puisqu'il appelait à se documenter et à réfléchir.

De plus, à l'aide de mon dossier final, je me suis rendu compte de l'importance de l'apport de la philosophie dans la gestion de la paix.

2) Phénomènes d'autorégulation : le " contrat didactique spontané "

On constate également que les étudiants, spontanément, proposent et adoptent des règles qui n'étaient pas incluses dans les consignes de départ.

Désolée, je suis un peu débordée ces temps-ci, mais je ne manque pas de me concentrer sur les devoirs à rendre. J'essaie de ne pas lire ceux des autres tant que je n'ai pas fait les miens. En revanche, je lis tous les messages les accompagnant. J'ai d'ailleurs été ravie de voir que je n'étais pas la seule à avoir depuis longtemps un rapport assez mauvais avec l'autorité, ne serait-ce qu'avec l'idée d'autorité (cf Manu), donc c'est vrai que j'ai du mal à être très objective quant aux exercices à faire, notamment celui du portrait chinois. Je me suis tout de même amusée à le faire, et je me suis permise d'apporter une petite touche de provocation, parfois digne d'une adolescente boutonneuse... J'espère que malgré tout, vous prendrez autant de plaisir à le lire que j'en ai pris à le rédiger.

La règle ici énoncée (" ne pas lire les devoirs des autres tant que je n'ai pas fait les miens ") n'avait pas été formulée par l'enseignant. Elle s'est imposée à cette étudiante comme un principe, alors même que pour d'autres ce fut l'inverse : ils lisaient systématiquement les devoirs déjà produits par les autres avant de faire le leur, en justifiant leur démarche par divers arguments : ne pas répéter ou refaire ce qui a déjà été fait, se donner des idées de départ sans risquer d'être accusé de copier, puisque la transparence totale fait que toute tentative en ce sens serait immédiatement décelée, et serait donc absurde. Il y a là un phénomène de " contrat didactique spontané ", qui n'est plus passé avec l'enseignant et à son initiative, mais entre l'étudiant et lui-même, l'enseignant n'étant alors convoqué qu'à titre de témoin.

Dans le même registre, on peut relever des initiatives spontanées d'appropriation du cours, témoignant de l'invention de stratégies personnelles :

Bonjour François, bonjour tout le monde,

Je viens de terminer une journée de travail personnel consacrée aux travaux dans le cadre du cours de philo de l'éducation. Fatigué, mais satisfait de tant de réflexions. Dans mes pratiques personnelles, j'ai l'habitude de résumer les cours que je reçois afin de mieux me les approprier. François, pourriez-vous lire le résumé joint et me dire si je demeure fidèle à votre pensée ? Tout commentaire est bienvenu. Comme je l'indique dans le document sur l'exercice 1, la philo n'a pas toujours été ma tasse de thé, mais depuis quelques années j'essaie de rattraper mon retard.

Cette initiative aura un écho, puisque à la suite de ce message plusieurs autres étudiants proposeront, eux aussi, à l'enseignant d'examiner et d'évaluer leur résumé. On imagine mal de telles initiatives dans un cadre scolaire traditionnel, alors qu'ici elles paraissent, une fois encore, surgir tout naturellement du fait que le cadre de la liste de diffusion permet de confondre très étroitement les fonctions d'enseignant et de tuteur, alors que dans d'autres formules d'enseignement à distance, elles sont dissociées.

3) Expression spontanée des difficultés ou des interrogations concernant les processus d'apprentissage : un processus d'autorégulation

Il en va de même des problèmes de compréhension ou de suivi des consignes, qui d'ordinaire sont détectées par l'enseignant dans le cadre classique d'une " pédagogie de remédiation ", alors qu'ici c'est l'étudiant lui-même qui formule le premier diagnostic :

Bonsoir,

Je viens de trouver dans mes messages : 2 exercices d'Armelle : portrait chinois et étude de cas. Étaient-ce des exos perso ou j'ai loupé quelque chose ?

En plus il est question de deuxième session ??!!!.?? là j'angoisse.... deuxième session depuis QUAND ?

Il est à noter que dans le cas de cet étudiant, ce sont ses camarades et non l'enseignant qui lui donneront les informations concernant le déroulement du cours et l'organisation des sessions. On peut donc observer que l'instauration d'une véritable " communauté virtuelle éducative " suscite des processus d'autorégulation spontanée, de telle sorte que l'enseignant, s'il continue de superviser l'ensemble des échanges et des productions, n'est plus astreint à intervenir chaque fois " en personne ".

LE RAPPORT DES ÉTUDIANTS À L'ENSEIGNANT

Nous avons déjà vu comment le cadre de la communauté virtuelle permettait une liberté beaucoup plus grande de l'expression des étudiants vis-à-vis du cours. Cette liberté se retrouve lorsqu'il s'agit des interventions de l'enseignant portant sur les travaux produits. On sait combien, dans le cadre scolaire traditionnel, la contestation des appréciations de l'enseignant est difficile, parce qu'elle semble menacer l'autorité même de celui-ci. Dans le cadre de la communauté virtuelle en revanche, ces appréciations suscitent de très nombreuses réactions, comme par exemple celle-ci :

Bonsoir François,

Merci d'avoir réagi si vite, je profite de mon droit de réponse.

Je n'ai pas le sentiment d'avoir eu une position tranchée dans mon discours, je cite :" L'établissement de règles en commun et le devoir pour tous de s'y conformer pareillement est incontournable, mais çà ne me semble pas déterminant pour redonner du sens à l'apprentissage des savoirs, tant pour l'enseignant que pour l'enseigné". Vous entendez :"J'estime que l'instauration de rapports démocratiques dans l'établissement scolaire n'est d'aucun intérêt pour la transmission et l'acquisition des savoirs, pour le développement des apprentissages". J'entendais : "L'instauration de rapports démocratiques dans l'établissement scolaire est incontournable, autrement dit : nous n'avons pas le droit d'en faire l'économie, il n'est même pas envisageable de faire autrement

(...) Quand je dis "et en admettant que ce le soit [...], discréditer plus encore l'école aux yeux des apprenants et à accentuer le malaise du corps enseignant", vous entendez:" je pense que les rapports démocratiques peuvent même être nuisibles à la transmission et à l'acquisition des savoirs (perte de temps, désordre, bavardages inutiles)." Là, j'ai du mal à croire que vous ayez compris cela et que vous n'ayez pas réagi à la première lecture. Personnellement, je n'aurais pas laissé passer de tels propos sans réagir immédiatement. Alors loin de moi l'idée que l'instauration de rapports démocratiques soit inutile voir même plus grave: nuisible.

(...) Je crois quand même que là ou j'ai fait une erreur, c'est d'avoir relié la notion d'autorité démocratique à l'école. (Cf votre réponse à la contribution de Manu : "Je suis d'accord avec vous sur le fait que c'est peut-être seulement dans le cadre familial qu'une autorité vraiment démocratique est possible, car la discussion, l'explication, la concertation y sont aisées en raison de la taille réduite du groupe familial et en raison du temps disponible".)

J'avoue me perdre un peu dans ces débats, et je n'ai pas toujours la réponse attendue, mais ne m'en veuillez pas, je sais toujours par contre, ce que je n'ai pas voulu dire. D'où cette explication qui je le souhaite, clarifiera un peu les choses.

Bien cordialement, Laure.

On peut noter que l'expression " droit de réponse " n'avait été à aucun moment employée par l'enseignant ; son usage par l'étudiante indique bien qu'elle se place d'emblée dans le cadre d'un débat ayant des formes juridiques garantissant la réciprocité des échanges plutôt que dans le cadre scolaire d'une subordination ou soumission a priori de l'enseigné à l'autorité de l'enseignant. Par ailleurs, on relèvera également la référence à une remarque de l'enseignant faite à la production d'un autre étudiant (Manu). On le voit bien sur cet exemple, le travail de clarification, d'approfondissement et d'explication ne se fait plus dans le cadre duel de la relation professeur/élève, mais dans un cadre collectif, communautaire, où l'évaluation de l'un est immédiatement reprise et intégrée par les autres.

LE RAPPORT DES ÉTUDIANTS ENTRE EUX

C'est évidemment dans ce domaine que les observations sont les plus nombreuses et les plus riches. On peut regrouper les interventions et réactions des étudiants aux propos de leurs pairs en quelques catégories particulièrement significatives :

1) Développement de débats spontanés

Il s'agit ici de discussions qui ne correspondent pas à des questions posées par l'enseignant, mais qui surgissent de manière imprévue, souvent même au détriment des sujets officiellement proposés. Ainsi une étudiante, Delphine, soulève-t-elle un problème qui va susciter des échos persistants :

Suite à l'étude du texte d'Alain, je me permets de poser une question à qui voudra bien l'entendre, à savoir ce qu'il faut penser, si on admet que l'instruction est impossible dans le cadre familial, des parents qui justement dispensent eux-mêmes les cours à leur progéniture ?

Le débat, qui n'avait pas été sollicité par l'enseignant, va se prolonger plusieurs semaines, et conduire l'enseignant non seulement à y intervenir lui-même, mais à proposer des textes ou des références susceptibles d'éclairer la question. Ici encore, on peut confronter ce processus à celui d'une discussion " en présence " dans une classe : certes, il arrive souvent que des questions surgissent qui n'étaient pas prévues par le professeur, mais en général, une fois l'heure terminée, le cheminement " normal " reprend et la discussion reste sans lendemain ; ou bien si elle se prolonge, c'est en vertu d'une décision discrétionnaire de l'enseignant, qui choisit d'en faire un thème de travail. Ici en revanche le développement du débat suit un cours " naturel " : il s'éteint de lui-même s'il ne rencontre pas d'écho, et s'amplifie également de lui-même dans le cas contraire, sans aucunement perturber le déroulement du travail programmé par ailleurs. L'enseignant dispose ainsi d'indicateurs autrement plus fiables et plus précis pour juger de l'importance à lui accorder dans la programmation ultérieure du cours.

2) Expression, dans le cadre de l'enseignement, de préoccupations personnelles liées à la " vie réelle "

Il arrive aussi que la " vie réelle " fasse irruption dans le cadre du cours, non pas pour le perturber, mais au contraire pour rendre plus concrètes les interrogations philosophiques sur l'éducation et sur la santé. Ainsi cette intervention de Catherine, qui fait part d'un événement très douloureux qu'elle vient de subir, à la fois pour exprimer une détresse personnelle et pour poser un problème essentiel :

Militants associatifs, délégués du personnel, nous nous battons mon mari et moi-même depuis déjà longtemps pour défendre la dignité humaine.

Vendredi 6 décembre, en allant au travail, il a été victime d'un accident de la circulation.

Très dépendant (momentanément), il se retrouve, membres brisés, en service orthopédique du CHR de Nantes.

La tête à l'envers, sur mon temps de garde-malade, je m'imprégnais des cours de philo et je me battais avec la compréhension du Choix d'éduquer de P. Meirieu. Je rêvais à un monde parfait...

La réalité de l'hôpital m'a remise devant notre réalité du moment. Non seulement j'ai épaulé quotidiennement mon pauvre compagnon, mais j'ai dû chercher à comprendre l'organisation du service, la nature de ses blessures, leur gravité, leurs conséquences éventuelles, les soins prodigués... J'ai dû parlementer pour qu'il ait accès à un minimum de paroles, de compassion, de douceur dans le geste, d'hygiène parfois.

Au bout d'une semaine, j'ai craqué et je me suis fâchée ! Nous nous sommes heurtés à une foultitude de détails qui lui empoisonnent la vie. Mais le plus dur, c'est le manque de communication (qui se répercute à tous les niveaux) et de prise en compte "sociale" du malade.

En m'excusant de perturber le cours, je vous lance cette question à vous, chers collègues étudiants :

Le malade blessé soigné dans une grande structure hospitalière est-il un Sujet ?

À bientôt pour le rendu d'un exercice...

Catherine

Cette intervention suscitera de très nombreuses réactions, qui se développeront sur un double registre : témoignages de sympathie personnelle, paroles de réconfort et d'encouragement, mais aussi réponse à la question posée. Or ce qui est intéressant, c'est qu'il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer les deux, de séparer le psychologique du philosophique, l'affectif du questionnement universalisant. La communauté virtuelle éducative, parce qu'elle met le corps entre parenthèses (mais sans aucunement le supprimer, car il demeure à l'arrière-plan des échanges, comme on le voit bien dans cet exemple), incline certainement plus aisément à cette perspective universalisante que le cadre présentiel de la classe, où le corps est vécu par l'enseignant plus comme une perturbation (bruits, agitation, etc.) que comme une source de réflexion.

3) Phénomènes de tutorat spontané

Tout au long de la formation, on a relevé de nombreux messages appelant à l'aide, par exemple à propos d'une notion incomprise dans le cours, ou d'une incertitude relative à tel ou tel exercice. En principe, ces demandes d'aide s'adressaient à l'enseignant, qui, dans ses consignes de départ, avait explicitement invité les étudiants à exprimer leurs difficultés de compréhension ou d'exécution. Mais dans la pratique, il est arrivé souvent que l'enseignant, étant pris par diverses occupations, ne puisse répondre à ces demandes avant plusieurs jours, voire une semaine ou deux. Et lorsqu'il s'apprêtait à le faire, il constatait que la demande avait déjà été traitée par un ou plusieurs étudiants, souvent aussi bien (voire mieux...) qu'il ne l'aurait fait lui-même.

Ici encore, ces phénomènes témoignent de ce que la solidarité inhérente à la constitution d'une véritable communauté éducative n'est pas affaire d'exhortation - à aucun moment l'enseignant n'avait invité explicitement les étudiants à cette entraide - mais d'un climat qui s'instaure par l'intensité et la régularité même des échanges. L'année précédente en effet, ces phénomènes de tutorat spontané avaient été beaucoup moins nombreux, sans doute parce que la taille nettement plus restreinte du groupe (8 étudiants réguliers) n'avait pas permis la même fréquence d'émission des messages (333 messages en 2002-2003, contre 98 en 2001-2002). On le voit, la fréquence des échanges semble être, par rapport à la taille du groupe, dans un rapport de proportion plutôt géométrique qu'arithmétique - du moins jusqu'à un certain seuil, car il est permis de penser qu'au-delà d'un certain nombre, les échanges deviennent plus difficiles ou se polarisent autour de quelques leaders, comme dans les groupes réels. Cet optimum reste encore à déterminer de manière précise. Pour notre part, nous serions tentés d'estimer qu'il se situe entre quinze et vingt.

4) Phénomènes d'encouragement et de soutien spontané entre étudiants

Sans aller jusqu'à une aide tutorale explicite, de nombreux messages apportent une sorte de soutien informel, plus affectif que cognitif, à des pairs ressentis comme en difficulté. En voici quelques exemples parmi bien d'autres :

Bonsoir Armelle,

Il semble que tout le monde se tourne vers toi pour t'aider à ne pas perdre pied, et c'est super !

J'espère que tu auras pu enfin accéder à toutes les salles et aux cours s'y rapportant, mais surtout ne sois pas trop stressée par le temps qui passe, je suis sûre que tu arriveras à tout gérer en temps en heure.

Bon courage, et à bientôt

Claudine

Ce qui est intéressant dans ce message, c'est qu'il manifeste une prise de conscience explicite du caractère collectif, unanime, du soutien à cette camarade qui avait exprimé ses difficultés. Souvent, ces messages prennent la forme d'un " constat d'identification " : on soutient l'autre en relevant des similitudes avec lui, en avouant qu'on a soi-même des problèmes un peu semblables :

Bonjour Claudine,

J'ai été beaucoup touché par les propos que tu tiens à travers tes exercices de philo. Ton discours m'a ému et je me suis senti très proche de tes dires.

Je ne pense pas que les parcours non universitaires soient des freins à la réflexion philosophique. J'ai beaucoup apprécié ton humilité, alors que tes propos témoignent de capacités intellectuelles importantes et bien présentes. Je n'ai moi non plus jamais vraiment fréquenté l'université, plus par choix que par inaccessibilité. Avec le Duepss, c'est la première fois que je tente un vrai titre universitaire.

Les destinataires de ces messages expriment régulièrement l'importance qu'ils ont pour eux et la richesse de leurs apports :

Bonjour chères et chers collègues embarqué(e)s sur le Duepss.

Je tiens à vous et nous remercier et féliciter pour la profondeur des commentaires que je viens de lire en mettant de l'ordre dans ma boîte de philo. Pour ma part, les points qui m'ont le plus questionné dans tous ces échanges sont les suivants :

(...)Je tiens à souligner la richesse des propos de Brigitte qui m'a époustouflé, les métaphores de Joseph qui m'ont beaucoup amusé (du 1er boeuf qui accède à une eau limpide à l'âne que l'on ne peut faire boire s'il n'a pas soif) et les parcours personnels de Delphine, Claudine et Nordine qui m'ont impressionné (bravo pour ces cheminements et dépassements personnels).

Vivement la suite, c'est génial de pouvoir échanger des idées comme cela et à travers les océans.

Olivier W.

Parfois, ces échanges entraînent de véritables " réactions en chaîne " : la difficulté avouée d'un étudiant, comme celle de Claudine :

Bonsoir,

(...) Je n'ai de par mon cursus scolaire aucune base concernant la discussion, la dissertation philosophiques, et c'est probablement là que mes limites commencent à se faire sentir. J'essaie de récupérer un retard de méthode sans certitude d'y parvenir, et je vous remercie vraiment pour votre offre d'aide si quelque chose me posait problème dans le cours ou par rapport aux questions posées. Je suis consciente qu'il me faut énormément de temps pour venir à bout d'un exercice, et que cela finira par me pénaliser, ne serait-ce que pour la validation du module dans les temps. Je réfléchis encore pour savoir si je le tenterai cette année. Pas de certitude encore.

Bien, j'en termine avec mes états d'âme et vous dis,

À bientôt,

Claudine

... suscite des protestations comme celle-ci :

Excuse-moi d'intervenir dans tes échanges avec François, mais permets-moi de nuancer tes propos sur tes difficultés : vu la qualité de tes écrits, je m'étonne un peu de ton pessimisme. Je ne sais rien sur le temps qu'il te faut, mais je peux lire la richesse habituelle de tes écrits. Un petit mot d'encouragement...Olivier

Il est intéressant de noter ici qu'Olivier, bien que sachant parfaitement que tout est accessible à tous, s'excuse " d'intervenir " dans les échanges de sa camarade avec l'enseignant : on le voit, la pleine transparence qui caractérise la communication dans la communauté virtuelle éducative n'empêche nullement que des échanges duels puissent s'instaurer, jusqu'à une sorte de " confidentialité simulée " où les participants ont connaissance des dialogues singuliers qui s'instaurent , mais s'interdisent, sauf exception à justifier, d'y intervenir. On peut relever là l'instauration spontanée d'une sorte de " code de bonnes manières " qui n'est à aucun moment explicité, et encore moins formalisé, mais qui n'est pas moins exigeant pour autant.

Dans le cas que nous présentons, cette intervention " intempestive ", mais justifiée permet à l'étudiante d'expliciter ses difficultés :

Bonjour vous deux,

Merci pour vos messages d'hier qui m'ont, je dois le reconnaître, fait chaud au coeur. C'est vrai qu'après le débat sur l'autorité démocratique, je me suis beaucoup remise en question, et que je me suis sentie aussi, beaucoup remise en question. J'ai du faire un gros effort sur moi-même pour ne pas tout laisser tomber. Je ne sais pas trop ce qui est de l'ordre du complexe ou de la culpabilité, c'est quelque chose dont nous avions déjà débattu lors du 1er cours de philo, mais c'est vrai que je vis assez mal mon inégalité de parcours scolaire et que du fait, je me sens parfois exclue du groupe, comme si on ne me reconnaissait pas le droit d'y appartenir. C'est ce qui fait que j'ai mal vécu la réponse de François à ma participation au débat. Bien sûr, je sais aussi que c'est ridicule, et qu'il a répondu comme il l'aurait fait pour tout un chacun, et en cela je le remercie, car finalement, le contraire serait m'épargner et donc reconnaître implicitement ma différence d'avec vous tous, et bien sur, je ne pourrais pas avancer parce que les dés seraient pipés. INSOLUBLE !!!, VITE UN PSY pour m'aider à dénouer l'écheveau de mon âme torturée!

Allez, j'arrête là, j'ai comme tout le monde des jours avec et des jours sans, mais je travaille à la construction de pleins de jours avec.

Merci encore à tous les deux qui avez tenté de restaurer mon petit ego (peut-être que finalement je fais un gros complexe de supériorité, et que je ne supporte pas d'être remise en question ?

Allez savoir ! POUAH!!! quelle horreur!)

Bon allez, cette fois je vous laisse vraiment, car vous avez, comme moi ,autre chose à faire que vous lamenter sur moi.

Amicalement à vous,

Claudine

Dans ce second message se trouve révélé un fait que le premier message avait passé sous silence : l'étudiante avait " mal vécu " la réponse de l'enseignant à sa participation au débat. Dans son dialogue avec l'enseignant, elle n'avait pas exprimé ce malaise, se contentant de justifier telle ou telle de ses affirmations. C'est l'intervention d'un pair qui l'amène à le reconnaître explicitement, mais il n'est pas sans intérêt de noter qu'elle le fait en s'adressant à un camarade, et non à l'enseignant lui-même - tout en sachant fort bien que celui-ci lira le message ! Un tel phénomène de " duplicité simulée " (je fais semblant de croire que l'enseignant ignorera ce que je dis, tout en sachant qu'il ne l'ignorera pas) serait difficilement concevable ailleurs que dans une communauté virtuelle...

En fin de compte, la transparence absolue de la communauté virtuelle apparaît profondément ambivalente : d'un côté, elle permet des manifestations de soutien instantané et de partage des difficultés, mais de l'autre elle accentue la tentation de comparaison perpétuelle qui peut conduire à un découragement que l'ignorance des autres aurait peut-être évité. Un message témoigne particulièrement bien de cette ambivalence :

Bonjour Claudine,

Je vois que je ne suis pas seule à me remettre en question. J'ai l'impression d'être à la queue de la formation, d'être la petite dernière qui possède une culture trop superficielle pour suivre cette formation somme toute fort ardue... Si tu as éprouvé quelques difficultés avec François, quant à moi c'est avec Sophie où j'ai pris sa remarque en "pleine figure" ce qui m'a amené à me poser la question suivante : "ai-je ma place dans cette formation ?"... Je n'ai pas (encore) de réponse mais c'est vrai qu'après avoir consulté toutes les cartes mentales, j'ai bien été obligée de me ranger à l'avis de Sophie : trop "simple" !!!

Alors de deux choses l'une : soit j'abandonne (déjà) au risque de le regretter, soit je persévère (quitte à me prendre encore quelques "claques") et si je réussis les validations c'est que finalement j'ai tout de même ma place dans cette formation. J'attendrai donc la sanction de nos professeurs en fin de semestre... Il faut dire, de surcroît, que je suis démoralisée par la qualité des interventions autant des tiennes que des autres comme Olivier, Françoise, Brigitte et j'en passe...

La difficulté de cette formation c'est que tout le monde peut consulter les devoirs de tout le monde, c'est donc plus qu'un défi et je tremble à chaque fois que je clique sur "envoyer"... Rendre une copie, d'habitude, c'est entre le professeur et soi et, à la limite rien de dramatique si le professeur nous répond par quelque remarque qui "blesse", car finalement on ne sait pas pour les autres, dans l'espoir que pour les autres c'est pareil, voire pire. Mais là, tout est fait au grand jour. Niveau transparence c'est le top, mais niveau intimité prof-étudiant, c'est zéro... C'est également le jeu de cette formation (grrrr....) et il est vrai que j'apprends beaucoup à vous lire...

Tout cela pour te dire, Claudine, que tu n'es pas seule... et que tes interventions sont de qualité (mais comme dit ce n'est l'avis que d'une étudiante médiocre... complexe d'infériorité ou réaliste ??? allez savoir !!!)

Bon courage à tous, Laure.

Le fait que " tout le monde peut consulter les devoirs de tout le monde " est perçu, non plus comme une chance, mais comme un "défi " ; la qualité des interventions des autres peut conduire à une démoralisation. On voit, dans ce texte, avec quelle lucidité Laure analyse la différence entre le rapport pédagogique scolaire traditionnel, où tout se passe " entre le professeur et soi ", de telle sorte que même des évaluations négatives ne blessent pas le narcissisme de l'ego, car on peut toujours imaginer que c'est la même chose pour les autres ; et le rapport inhérent à la communauté virtuelle éducative, où " tout est fait au grand jour ", et où, de ce fait, chacun se fait de soi-même un juge bien plus impitoyable que le regard du professeur.

C'est ce qu'exprime fort bien, non sans humour, un autre message contemporain du précédent :

Bonsoir François & bonsoir à tous

Drôle d'ambiance ce jour dans la salle de philo, ça chuchote pas mal !!

J'ai lu l'ensemble des messages, et juste pour y mettre mon grain de sel, je voudrais dire qu'il m'arrive à moi aussi de douter de la qualité de mon travail, que certains d'entre vous font (involontairement) du mal à mon petit ego : certains développent parfois des notions qui m'époustouflent et qui me remettent en question : qu'est-ce que je fais là ? Que vient faire un responsable de halte-garderie là au milieu ? Ai-je véritablement un rôle à jouer dans cette formation, à part y jeter quelques boutades, néologismes et autres historiettes ?

Certes, je doute,... mais c'est sain de douter, il me semble !!!

Après tout, le point de mire est un diplôme et non pas un concours, alors pourquoi se "mettre la pression soi-même" vis-à-vis des autres étudiants ?

Allez ! Haut les coeurs (demain c'est la St-Valentin!)

Cordialement (même si ce n'est pas un mail très déontologique !!!)

MANU

Il y a là un réel problème dans la gestion d'un tel type de communauté, et si l'on veut éviter le simple retour à l'intimité de la relation pédagogique traditionnelle (rapport duel prof/élève ou étudiant), il faudra réfléchir aux stratégies susceptibles de ménager le narcissisme de chacun.

Il est à noter qu'à la suite de ce message, l'enseignant a donné au groupe l'intitulé de sa boîte personnelle afin de permettre à ceux qui le désiraient, de communiquer avec lui en dehors du regard des autres. Mais cette possibilité n'a été saisie qu'une seule fois, et pour une raison qui n'avait rien de significatif. D'ailleurs, une étudiante au moins a considéré qu'elle risquait de dénaturer l'originalité de la formation :

Votre idée de messagerie personnelle semble intéressante mais risquerait peut-être de dénaturer le principe même de cette formation... la difficulté est de s'adapter à cette transparence mais je pense que nous pouvons la surmonter, c'est mon avis tout du moins.

5) Phénomènes d'analyse spontanée des productions du groupe

Toutefois, la connaissance des travaux des autres est loin de n'avoir suscité que ces réactions de découragement ou de culpabilisation. Elle a également été l'occasion, pour certains, de se placer spontanément dans la position de l'enseignant pour développer, sinon une synthèse, du moins une analyse comparative des productions, avant même que l'enseignant ne le fasse. Ainsi cette intervention de Brigitte, consécutive à une série de récits sur le thème de " mon éducation " :

À François Galichet, et à tous..

Je prends connaissance de vos remarques à propos de l'analyse de mon éducation, et j'ai comme vous me l'avez suggéré relu les récits de Manu, Laure, Olivier et Emma, ce qui me permet de les connaître mieux.

En premier lieu, je constate chez les hommes une certaine pudeur à rentrer dans une analyse trop intime, les femmes semblent avoir plus de facilité à se livrer. Et contrairement aux apparences, ce n'est pas un exercice facile. En ce qui me concerne je pourrais recommencer l'analyse et faire ressortir d'autres éléments comme par exemple l'injonction que l'on me faisait souvent : "  Arrête de regarder ton nombril " et la frustration permanente que cela a engendré. Et comme Laure, j'entendais : "  les enfants ne sont pas importants en soi ", et presque : "  ils n'ont pas de vie propre ". Je comprends en lisant le récit de Laure qui m'a beaucoup touchée, comment avec une éducation si rigoriste on a du mal à dire "non" à ses propres enfants..

Il est intéressant de constater que nous sommes un peu tous ce qu'en analyse transactionnelle on appelle des ""enfants rebelles". Soit en réaction à une autorité ressentie trop étouffante, soit comme Manu par rapport à un refus d'un système hiérarchique qui sonne faux pour des enfants en quête des sens, d'essence même. Par respect, peur de ne pas être aimé, nous avons joué le jeu de ce que nos parents attendaient ne nous, mais ce n'était qu'une adhésion de surface. Dès que nous avons pu prendre la tangente, le chemin de "traverse" dont vous parlez, nous l'avons fait chacun à notre manière. L'enfant ne sait-il pas lui-même ce qui ne lui convient pas en matière d'éducation ? Il a l'intuition quand quelque chose sonne faux, et le manifestera physiquement où psychologiquement. Comme le dit Laure, il suffit de l'observer, de l'écouter, de le faire collaborer à son éducation. C'est une manière aimante d'éduquer sans pour autant le soustraire aux cadres et aux lois familiales (qui peuvent être définies, discutées explicitées ensemble).

Et enfin, ce n'est pas un hasard au regard de nos biographies si nous somme étudiants du Duepss, passionnés d'éducation, en recherche constante de notre vérité...

Qu'en pensez-vous tous?

Bien amicalement

Brigitte Garcia

On observera, dans ce texte, le passage progressif du " je ", qui se place en extériorité et/ou en surplomb vis-à-vis des récits de ses pairs, au " nous ", qui dégage le noyau significatif commun, l'aspect universel qui transparaît au travers des expériences singulières de chacun. On relèvera également sa capacité à relier ses propres conclusions aux contributions d'autrui (Laure, Manu), à manifester les échos que ces dernières éveillent en elle. On notera enfin l'appel à une relance, à une question d'ouverture qui invite des pairs à réfléchir sur leurs propres motivations à suivre cette formation, dans une démarche véritablement métacognitive.

LA QUESTION DES EFFECTIFS

Ainsi qu'il a été dit dans l'introduction, le passage du diplôme universitaire au statut de licence officiellement reconnue s'est traduit par une augmentation considérable des effectifs. Pour le cours de philosophie, le nombre des étudiants est passé de 19 à 51. On aurait pu craindre que cet accroissement fasse perdre à la formation ses caractères spécifiques, tels qu'ils viennent d'être analysés. C'est pourquoi un questionnaire d'évaluation a été diffusé en fin de formation, afin de recueillir les appréciations des étudiants sur la formation qu'ils venaient de vivre. L'analyse des réponses fait apparaître que même avec un grand effectif, il est possible de maintenir les bénéfices propres à la FOAD.

Ainsi, à la question: Par rapport aux enseignements traditionnels que vous avez suivis tout au long de votre scolarité, quels sont, d'après vous, les points sur lesquels la FOAD (Formation à distance) apporte un " plus " ? On peut relever ces réponses, assez représentatives de la tonalité générale :

  • Gestion du temps/rythme de travail selon disponibilités/facultés propres à chacun.
  • Elle favorise la participation active au cours et est non stressante. On ne vit pas la peur ou la trouille des études.
  • La possibilité d'étudier en travaillant et la possibilité de choisir son devoir. On n'a pas l'impression qu'on étudie.
  • La possibilité d'échanger, de communiquer avec des étudiants résidant dans beaucoup de pays.
  • Points forts FOAD : possibilité de travailler à son propre rythme, échanges plus intéressants, possibilité de revenir à tout moment sur les commentaires du professeur et des camarades.
  • Permet à l'étudiant de s'adapter en fonction de son niveau et des ses attentes.
  • Permet à l'étudiant de s'organiser (pas toujours le cas pour les formations par correspondance).
  • Plus personnalisée que les cours d'amphi ou même que les TD de fac.
  • Demande une réflexion personnelle plus approfondie (pas de tuteurs, collègues pour vous aider ou vous conforter).
  • Plus pratique car mise en application dans le travail de tous les jours et cela immédiatement. Très motivant.
  • Valide des acquis et non une performance.

En particulier, la FOAD semble particulièrement bien adaptée au caractère très international et interculturel de la formation (les étudiants étaient originaires d'une vingtaine de pays différents, d'Europe occidentale et orientale, d'Afrique et des Caraïbes) :

C'est surtout le brassage des cultures qui a comme corollaire la pluralité des opinions selon qu'on soit Européen ou Africain. On voit que les conceptions sur certaines questions diffèrent que ce soit sur les finalités de l'éducation, l'autorité, la morale, la maladie ou la santé. C'est vraiment une richesse dont seule la formation à distance m'a permis de bénéficier. Je crois que maintenant, je suis convaincu que la diversité culturelle est une richesse inestimable.

Elle permet également de mieux prendre en compte les expériences professionnelles et extrascolaires des étudiants :

Étant facilement autodidacte et menant une vie qui ne me permettrait pas de suivre une formation " traditionnelle ", ce genre de formation me convient parfaitement. Votre cours après nous avoir donné quelques bases nous laissait une grande liberté de recherches personnelles, ce que j'apprécie beaucoup. Ceci permet une organisation plus personnelle au niveau du temps mais aussi des sujets abordés et elle trouve, à mon avis, parfaitement sa place, dans une telle formation, dont les étudiants ont, pour la plupart, déjà un métier et des expériences professionnelles.

Une telle formation dépend fortement de la qualité du cours donné et de la personnalité de l'enseignant - mais cela est aussi vrai dans une formation traditionnelle. Votre cours et votre engagement personnel à nos côtés ont fait de ce cours une vraie réussite : l'enthousiasme des étudiants, leur désir de bien faire, leur assiduité dans votre classe en sont la meilleure preuve !

Toutefois, l'augmentation des étudiants engendre mécaniquement une augmentation des messages à lire, ce qui n'est pas sans poser des problèmes de temps et de disponibilité :

Je trouve qu'il est assez difficile et fastidieux de suivre toutes les conversations qui se déroulent dans " les classes ". Lorsque d'un jour sur l'autre on reçoit 150 mails (comme c'était le cas au début de l'année) ça embrouille pas mal et presque tous doivent être ouverts afin de savoir si le contenu peut nous intéresser ou non (l'objet ne m'a pas toujours permis de me faire une idée précise). J'avoue que de ce côté-là, j'ai lâché prise.

Pour ces raisons, il paraît souhaitable de ne pas dépasser un effectif de 25 à 30 par salle, et aussi de développer les pratiques de travail collaboratif. C'est dans ce sens que la formation s'orientera dans les années à venir.

CONCLUSION

En fin de compte, il est possible de comprendre et d'expliquer la communauté virtuelle éducative à partir de deux modèles antagonistes.

D'un côté, on peut être tenté de n'y voir qu'une extension, une amplification de la relation pédagogique traditionnelle, notamment scolaire. Le passage au virtuel permettrait seulement d'accroître considérablement le périmètre de celle-ci, de lui fournir de nouveaux outils, de nouvelles ressources, mais il ne modifierait pas significativement les caractéristiques et les conditions de l'apprentissage. Les concepts d'autorité pédagogique, de contrat didactique, de conflit socio-cognitif etc. demeureraient valables sans avoir besoin d'être réexaminés et remaniés à la lumière de ce nouveau type de communauté éducative. Et de fait, l'on constate que bien des expériences d'enseignement à distance restent structurées selon des catégories relevant du modèle scolaire ou universitaire habituel : distinction du cours magistral et des travaux dirigés, du professeur et du tuteur, de l'évaluation continue et terminale, du travail " en classe " et " à la maison ", etc.

D'un autre côté, on peut la considérer comme une révolution, un bouleversement radical de la situation éducative, qui la ferait basculer vers une sorte de communauté libertaire, évoquant les conceptions de Rogers ou d'Illich : chacun apprendrait à son rythme, à partir de sources (Internet, etc.) qui lui permettraient de s'intégrer dans des réseaux où l'autorité s'effacerait au profit de l'échange, la transmission au profit de la communication.

L'expérience que nous avons tenté d'analyser montre qu'aucun de ces deux modèles n'est adéquat. L'instauration d'une véritable communauté éducative virtuelle ne supprime pas les catégories fondatrices de la pratique pédagogique et didactique, mais elle les déplace, elle oblige à les repenser, à les transposer dans un nouveau contexte. Nous avons vu par exemple que l'autorité de l'enseignant n'est nullement abolie par le passage au virtuel ; mais elle doit s'exercer autrement, admettre l'imprévu, manifester une souplesse qui n'est pas forcément de mise dans le contexte scolaire. De même encore, les phénomènes de groupe existent dans la communauté virtuelle comme dans la communauté présentielle de la classe ; mais ils prennent d'autres formes, liées aux caractéristiques de la relation entre les membres du groupe (transparence absolue des échanges, décalages temporels des travaux produits, etc.). Enfin la compétition inhérente à toute situation collective d'apprentissage n'est pas supprimée, mais elle acquiert une ambivalence qui n'existait pas, ou du moins pas au même degré, dans le groupe-classe traditionnel.

De cette ambivalence témoigne notamment ce message, adressé à une étudiante qui avait fait part au groupe de sa décision d'abandonner la formation :

Bonsoir Laure

Je viens de lire ton message, et ...les bras m'en tombent! Je fais comme tout le monde et je lis tous les écrits. Et les tiens m'enrichissent tout autant que ceux des autres étudiants. Tu as mis le doigt sur la difficulté de cette formation, qui est l'accès pour tous aux devoirs de chacun, mais aussi aux corrections qui sonnent parfois comme une sentence et représentent alors une blessure narcissique. Mais Olivier a raison quand il dit que cela fait aussi la richesse de cette formation. J'apprends beaucoup sur moi depuis le début de cette formation, et j'apprends beaucoup de vous, et cette émulation est pour moi une sensation très positive, même si j'ai comme toi manifestement, parfois envie d'abandonner. Mais ce que je sais aussi, c'est que je m'en voudrais vraiment si je le faisais, car je me couperais alors de vous, et ce lien m'est déjà très précieux. Cette formation m'enrichit énormément.

(...)Tout ceci étant dit, pardon à François pour avoir utilisé sa salle pour nous épancher, mais cela me semblait nécessaire, toutefois, pour ma part, je propose, Laure que nous continuions tous ensemble le plus loin possible, et que les profs n'hésitent pas surtout, à nous remettre sur les rails, c'est nécessaire de temps en temps.

Claudine

Trois dimensions de l'apprentissage apparaissent indissociablement liées dans les processus mis en place par la communauté philosophique virtuelle : apprendre, c'est à la fois apprendre des savoirs objectifs, des connaissances issues du cours, des documents étudiés, des interventions du professeur ; c'est aussi apprendre des autres (" j'apprends beaucoup de vous "), grâce à la transparence totale qui permet de connaître " en temps réel " les réactions et les productions de ses pairs vis-à-vis de ces savoirs objectifs ; c'est enfin "  apprendre sur soi ", du fait que cette même transparence permet la confrontation constante de soi à autrui et d'autrui à soi.

On ne saurait manquer de comparer la transparence de la communauté éducative virtuelle au " monde panoptique " analysé par Foucault dans Surveiller et punir. Dans l'analyse de Foucault, la transparence est un moyen de contrôle et de normalisation des individus ; elle permet " un assujettissement réel ", " des effets homogènes de pouvoir ". On a récemment fait remarquer que la transparence d'expériences médiatiques comme celle du " Loft ", sous des aspects apparemment libertaires, n'en était pas si éloignée.

Dans le dispositif que nous venons d'analyser en revanche la transparence, même si elle est imposée au départ (le dispositif n'est pas soumis à discussion, et du reste sa simplicité même l'impose comme une évidence), se donne au contraire comme un " défi ". Elle n'est pas un moyen de surveillance au service de l'enseignant, comme dans la classe traditionnelle, autre illustration du modèle panoptique, où l'enseignant est le seul à connaître les productions de tous, tandis que chaque élève ne connaît que les siennes. Le fait ici que la transparence s'applique aussi à l'enseignant change tout. Elle soumet ce dernier aux mêmes obligations et aux mêmes contraintes que les étudiants ; elle lui interdit les privilèges du secret, de l'évaluation péremptoire qui se justifie par elle-même. Chacun a connaissance, à la fois de tous les travaux évalués et de toutes les évaluations ; ce que l'enseignant dit à chacun, il doit pouvoir le justifier devant tous. On peut penser qu'il y a là l'émergence d'un modèle pédagogique qui, pour la première fois peut-être, fait de l'exigence éthique d'universalité non plus une simple obligation morale, mais une nécessité inscrite dans les choses mêmes. C'est peut-être cette nouveauté qu'exprime Armelle lorsqu'elle écrit :

Bonsoir Marie-Pierre,

Bonsoir à tous,

Je profite de la classe virtuelle de philo pour dire que ce que je trouve génial dans cette formation, ce sont tous ces échanges forts en émotion et solidarité. Peut-être communiquons-nous plus facilement par le net que nous ne le ferions si nous étions réunis dans une même salle de classe ?

Armelle

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