En 1990, Marina Santi et moi, nous nous sommes rencontrés par hasard en Yougoslavie. Nous étions sur le point, tous deux, d'entreprendre un voyage qui débutait avec un workwhop organisé par l'Université de Dubrovick. Il s'agissait d'un cours de formation à l'utilisation de la Philosophy for children donné par Matthew Lipman et par son assistante Ann Sharp, cours suivi par d'autres collègues européens, certains déjà experts de ce programme et d'autres débutants comme nous. Nous étions tous les deux animés d'une bonne dose d'enthousiasme et même de cette part d'ingénuité et d'inconscience nécessaires pour revêtir les habits des "pionniers". Nous avions la certitude que le projet éducatif de la Philosophy for children (P4C) contenait d'incomparables promesses, et qu'il pouvait être la réponse à beaucoup de questions que se posait, en ces années-là, quiconque s'intéressait à la didactique.
Personnellement, en tant que professeur de philosophie, je voyais alors les limites d'une didactique traditionnelle trop centrée sur la transmission des contenus historiques. D'autre part, en Italie, le débat qui avait fait se déployer en ordre de bataille opposé d'un côté les partisans de l'exposé historique et de l'autre ceux d'un enseignement par problèmes, semblait arrivé à un point mort, souvent alimenté par des raisons idéologiques et donc presque jamais traduit en termes opératoires. Un enseignement qui procédait par problématisation sans pour autant renier l'historicité du philosopher me semblait apporter une sage solution à la question. Restaient cependant encore ouvertes les interrogations sur la façon de définir un "problème philosophique", sur les options méthodologiques, sur les matériaux, et d'autres questions encore.
Dans la situation de blocage où j'avais le sentiment de me trouver alors, la P4C se présentait comme un nouveau paradigme, un horizon capable de me faire re-penser toute chose en me faisant voir tous les problèmes sous un jour nouveau. Les points nodaux de la perspective nouvelle étaient essentiellement au nombre de deux :
- le caractère actif et constructif de l'apprentissage, qui implique un renversement de la relation entre universitaires et enseignants, ce qui pousse à revoir la relation entre dynamiques subjectives et intersubjectives dans l'apprentissage, et les logiques d'organisation des contenus disciplinaires ;
- la rencontre, dans un sens nouveau, entre philosophie et pédagogie (sciences de l'éducation) où la philosophie pouvait se regarder non seulement comme une des sciences de l'éducation mais aussi comme le lieu dans lequel l'éducation prend vie en tant que formation globale et complexe (logique, sociale, émotionnelle) et dans lequel la dimension théorique et la dimension pratique des processus de formation s'entremêlent et se fondent sans laisser de résidus.
Au voyage que nous entreprîmes alors, Marina et moi, s'est associée, chemin faisant, Maura Striano. Ensemble nous avons cru qu'il valait la peine de faire connaître en Italie la P4C, nous attelant d'une part à traduire les matériaux (aujourd'hui publiés dans la collection "Impariamo a pensare" - Apprenons à penser - de l'éditeur Liguori) et de l'autre à commencer des expérimentations sur le terrain et à former les premiers groupes d'enseignants.
Après quinze ans d'activités, beaucoup de chemin a été parcouru et la P4C italienne est sans conteste une réalité reconnue aussi bien au niveau national qu'international.
Il y a en Italie en ce moment bon nombre de formateurs et d'universitaires-ressources. Deux centres qui s'occupent de recherche, de formation et d'expérimentation du programme sont opératoires : le CRIF (Centre de recherche pour l'enseignement philosophique) de Rome (site Web : "http://www.filosofare.org") que j'ai créé et que je dirige, et le CIREP de Rovigo, fondé et dirigé par Marina Santi.
Les activités d'expérimentation rassemblent une cinquantaine d'instituts scolaires et un nombre difficile à préciser de classes éparses sur tout le territoire national.
La formation des enseignants se fait à travers trois canaux principaux :
- Le cours national et résidentiel annuel (École d'Acuto). Arrivé à sa 7e édition, il comprend 60 heures de formation pratico-théorique et donne, au premier niveau, l'habilitation pour aider à l'implantation des sessions P4C dans les classes ; au second niveau, il habilite les enseignants experts et les formateurs.
- Les cours locaux dans les instituts scolaires ou organisés par des associations, ou dans les instituts de recherche (IRRE). Ils comprennent 50 heures de formation dans et hors de la classe.
- Les cours de perfectionnement de l'Université de Padoue.
- La recherche s'est développée à partir d'une réflexion sur les activités expérimentales et sur les dimensions épistémologiques et méthodologiques de la P4C. En comparaison avec d'autres expériences similaires, on a mis en lumière les liens étroits de la P4C avec le débat sur "les pratiques philosophiques" et le rôle "citoyen" de l'exercice du philosopher (Congrès international, Université de Padoue 2002 ; Congrès de la Montesca 2005).
La littérature nationale possède désormais un corpus consistant et se repère dans la collection "Impariamo a pensare" de l'éditeur Liguori de Naples qui inclut tous les matériaux didactiques (récits philosophiques et manuels pour les enseignants), le volume Philosophie et formation (dir. A. Cosentino), le volume des actes du congrès de Padoue (à paraître). D'autres nombreux articles et essais ont été publiés dans diverses revues spécialisées ( cf.la bibliographie sur le site "http://gold.indire.it/nazionale/").
Le miroir de toute cette activité est le site officiel du CRIF "http://www.filosofare.org".
Certes, beaucoup de problèmes restent encore à affronter et d'autres à venir. Le premier d'entre eux est lié à la formation des enseignants dans leur rôle de "facilitateurs" du dialogue philosophique. Il s'agit-là d'une tâche difficile et implicante qui requiert de multiples compétences dont l'acquisition passe par un long apprentissage de réflexion-en-action liée à la structuration de contextes adéquats. L'expérience mûrie au cours de toutes ces années a montré que le modèle de formation professionnelle contenu implicitement dans la P4C et expérimenté à partir de ses prémisses en cohérence avec son développement didactique, représente un tournant par rapport aux pratiques de formation et de mise à jour des connaissances qui s'épuisent, la plupart, dans la transmission de connaissances déclaratives et, de ce fait, sont déconnectées de la pratique. Personnellement, je remarque que la P4C contient des ressources importantes et des suggestions capitales pour la re-conceptualisation de la formation initiale au service des enseignants, et cela dans une perspective qui va au-delà de la seule utilisation du programme.
Mon expérience personnelle dans le domaine de la formation des enseignants à l'Université de Calabre m'a permis de mettre en évidence aussi bien des perspectives prometteuses que des liens et des problèmes sur lesquels discuter et approfondir la réflexion. Il apparaît clairement que l'acquisition des outils pour travailler avec la P4C ne consiste pas à ajouter simplement des compétences au bagage professionnel des enseignants. De ce point de vue, le résultat le plus significatif est qu'une formation à l'utilisation de la P4C finit par devenir, si elle est conduite de façon adéquate, une formation qui touche tout le domaine de la professionnalité et tend à mettre en jeu la totalité de la personne, aussi bien dans ses dimensions cognitives et épistémologiques que relationnelles et psychologiques.
Dans tous les cas, le modèle de formation de la P4C paraît en mesure de donner des réponses efficaces au besoin diffus d'innovation, très fortement ressenti par les enseignants. La raison de ce succès est liée à deux besoins significatifs : a) la fusion de la théorie et de la pratique, b) le rôle joué par le contexte.
Il me semble pouvoir dire que le programme de la P4C contient une gamme d'implications de nature variée (épistémologiques, pédagogiques-didactiques, philosophiques) qui la place au centre de la scène actuelle de l'éducation en Italie, en particulier à cause des récentes réformes qui tournent toutes autour du principe d'autonomie. Si l'autonomie ne doit pas être seulement un transfert des pouvoirs d'organisation et de gestion du centre vers la périphérie, si elle représente essentiellement un principe pédagogique, alors son projet fondamental consiste à promouvoir l' habitus de la recherche comme une capacité à penser en termes d'auto-émancipation et d'engagement courageux : un sapere aude adressé aux étudiants, mais aussi aux enseignants, comme un appel à se soustraire au danger permanent de tomber dans cet état de "minorité" que Kant définissait comme "l'incapacité à se réclamer de sa propre intelligence sans être guidé par quelqu'un d'autre".
Pour conclure, il me semble pouvoir dire que si dans les années quatre-vingt-dix la "Philosophy for children" apparaissait à beaucoup comme hasardeuse, difficilement justifiable et légitimable, aujourd'hui les données sont différentes. Dans le cadre des récentes discussions et des propositions qui les ont suivies (certes pas toutes), la P4C est regardée par beaucoup de gens comme un modèle prometteur d'enseignement de la philosophie, tout spécialement quand ce programme est considéré non tant du point de vue de ses outils spécifiques (récits, manuels, etc.) que, de préférence, dans ses fondements théoriques, méthodologiques et, encore plus, dans les finalités formatives auxquelles il tend.
L'éducation de la pensée, définie dans ses multiples aspects et fonctions, peut certes se rattacher à toutes les disciplines. Mais ceci n'est vrai que dans la mesure où les contenus disciplinaires sont constamment référés aux processus cognitifs et aux opérations discursives qui les ont générés. Une telle opération est déjà, par elle-même, transdisciplinaire. D'un autre côté, quand l'enseignement de la philosophie met provisoirement entre parenthèses son identité disciplinaire-académique, on peut alors se consacrer à oeuvrer plus directement sur le terrain des capacités de la pensée, en s'organisant comme un cadre de facilitation et de soutien des processus de reconstruction et de construction des horizons du sens et des "écologies mentales".
(1) Traduit par Raoul Pantanella.