Revue

Québec : apprendre à dialoguer en maternelle

Ce texte présente une expérimentation avec des enfants québécois de maternelle (5 ans), qui vivent l'approche de Philosophie pour enfants (P4C) pour la première fois. L'expérimentation a été de courte durée; elle s'est échelonnée de la mi-février à la mi-mai. L'objectif visait à étudier la capacité de dialoguer des enfants d'âge préscolaire. Les questions qui ont orienté notre recherche sont : lorsqu'ils sont guidés par une approche philosophique adéquate, les enfants de maternelle sont-ils capables de dialoguer ( dia-logos) avec leurs pairs ? Sont-ils capables d'être critiques ? Quel est le rôle de l'enseignante dans le développement de l'agir communicationnel chez les enfants ? Deux types d'analyse, issus d'un cadre théorique à deux volets, ont été utilisés pour répondre à ces questions. Le premier volet réfère aux critères d'Habermas (A. Delsol) et le second, à une typologie des échanges entre pairs, mise en avant par Daniel et ses collègues.

Dans les sections suivantes, nous décrivons d'abord les deux volets du cadre théorique sur lesquels nous nous sommes appuyés. Puis, après avoir introduit les modalités de l'analyse, nous présentons les résultats et, finalement, la conclusion.

ÉTHIQUE COMMUNICATIONNELLE D'HABERMAS

La théorie de l'agir communicationnel (Habermas, 1973) propose un paradigme intéressant pour expliquer le social à partir du processus " communicationnel " dans lequel le langage joue un rôle important. Habermas définit l'agir communicationnel comme l'effort d'intercompréhension qui est effectué par l'ensemble des participants d'un groupe d'interlocuteurs. Chaque locuteur s'efforce donc de rendre intelligible son propos tout en s'intéressant sincèrement aux choix de l'autre, même s'ils sont différents de ses propres points de vue.

Habermas distingue fondamentalement deux sortes d'agir.

  • L'agir stratégique : les acteurs orientent leurs actions vers le succès et le gain de quelque chose, toutes les techniques et les ruses sont utiles pour atteindre un projet envisagé y compris d'utiliser l'autre comme un moyen.
  • L'agir communicationnel : la confrontation entre les acteurs a pour finalité l'entente.

La relation de type stratégique suppose qu'il y ait également une interaction sociale. Comme dans le cas d'une partie d'échec, chaque partenaire modifie et ajuste ses comportements en fonction de ceux de son partenaire mais le but reste de gagner. On pourrait étendre cet exemple à d'autres relations qui rythment le quotidien de la vie, et également aux relations interpersonnelles de nature institutionnelle telle que : juridiques, économiques, politiques, etc. Mais la remarque d'Habermas est catégorique, ce sont les interactions de type " communicationnel " qui peuvent expliquer la genèse des institutions de nos sociétés modernes. L'agir communicationnel, en orientant sa finalité vers l'entente, coordonne les actions et plans d'actions entre les partenaires. Cette recherche de l'entente met en évidence les valeurs qui structurent et fondent les éléments d'une société dont les caractères se déploient à la fois comme système et comme monde vécu. Nous ne retiendrons pas l'aspect théorique de " système ", car il renvoie à des formes sociales de type impersonnel comme le monde de l'entreprise, et ne concerne pas vraiment notre étude sur la Philosophie pour enfants. Par contre, la notion de monde vécu s'en rapproche davantage.

Voici un exemple proposé par J.-M. Ferry1. Une personne demande à une autre personne un verre d'eau. Un tel énoncé peut produire trois types de problématisation : objective, sociale et subjective.

  • Domaine objectif, description du réel et des faits, les formes linguistiques sont assertives. Par exemple, l'interlocuteur pourrait répondre : " mais où voit-il un point d'eau dans cette salle ? "
  • Domaine social, ce sont les normes qui légitiment les relations interpersonnelles. L'interlocuteur pourrait dire : " C'est normal puisque vous êtes en train de faire une conférence. "
  • Domaine subjectif, c'est le monde opaque de la psychologie et des sentiments de chacun. L'interlocuteur pourrait penser, par exemple, " Veut-il m'humilier aux yeux des autres ? ".

Ces trois formes distinctes se coupent et s'entrecoupent dans toute situation discussionnelle, et notamment quand le groupe tente d'orienter son action vers l'entente. La mise en questionnement de ce monde vécu se déploie donc lors de la recherche du meilleur argument. Le monde vécu représente alors les évidences que nous partageons avec les autres. Dès que celles-ci commencent à faire problème, il est nécessaire de déployer une activité discursive dont le noyau dur est l'entente. La discussion se déploie à travers les actes de la parole (fonction illocutoire), et chaque interlocuteur tente à la fois de se faire comprendre et cherche à comprendre les choix de l'autre. L'agir communicationnel, en prétendant à la validité, implique alors une critique rationnelle de chaque proposition : preuve, démonstration, réfutation, acceptation... L'acceptation du meilleur argument surgit lorsque la discussion épuise les éléments critiques émis par les interlocuteurs et tient pour acceptable l'argument proposé.

Habermas ne s'intéresse pas à l'argumentation du point de vue de la logique pure ou de la logique sémantique, mais selon un point de vue pragmatique : attitude, attentes et anticipation des idéalisations produites au sein de la discussion. Cette approche n'interdit pas d'être sensible à la logique, mais en dernier ressort, elle instaure un nouveau paradigme dont les principaux présupposés sont comme suit : chaque interlocuteur a la capacité de comprendre donc de partager un même monde avec les autres ; chaque individu a une disposition à sortir de soi (à se décentrer) et à faire l'expérience d'une inclination où l'on ne cherche pas à marquer des positions mais à clarifier des problèmes; cette possibilité de sortir de soi en direction des autres autorise une recherche authentique d'une vérité, laquelle a son origine dans l'interaction des échanges de la discussion. C'est à ce titre qu'un groupe d'interlocuteurs peut se mettre en recherche du meilleur argument, sachant qu'il n'y a pas d'argument définitivement meilleur.

Les présupposés de l'agir communicationnel peuvent présenter un grand intérêt pour la PPE. En effet, tenter de mettre un groupe en communauté de recherche c'est proposer la recherche de l'entente. Dans ce cas, les concepts d'agir stratégique et d'agir communicationnel peuvent éclairer les démarches mises en oeuvre dans un atelier de philosophie pour enfants. La problématisation du monde vécu peut également se retrouver dans le contexte de la PPE, les domaines objectif, social et subjectif qui sont vraisemblablement susceptibles d'être reliés aux échanges des enfants. D'autre part un des principes de l'éthique communicationnelle suppose l'égalité de tous. Or, on peut noter que s'il existe une dissymétrie entre le savoir de l'enseignant et celui des apprenants, par contre face à la vérité, ce rapport reste symétrique. C'est dans cette recherche et dans le cadre des échanges interpersonnels visant l'intercompréhension que se déploie l'éthique communicationnelle. La recherche du meilleur argument supposera donc une égalité de tous les participants car l'entente ne deviendra possible que si ce principe d'égalité est effectivement réalisé.

Dans le cadre de la présente étude, nous estimons que pour susciter la réflexion des enfants, l'enseignante peut utiliser tout un éventail de questions reliées à l'agir communicationnel :

  • question fermée n'ouvrant que sur un oui ou un non;
  • question ouverte : "Pourquoi... qu'est-ce qui...";
  • demande d'explication : pourquoi penses-tu cela ?;
  • demande d'explicitation : expliquer de telle manière que l'explication puisse être supposée accomplie;
  • demande d'argumentation : expliquer selon un point de vue démonstratif et logique, en apportant des preuves, objections, réfutations...;
  • solliciter un conflit sociocognitif sur le contenu d'une idée.
  • Ces questions nous serviront de critères pour analyser les types d'interventions de l'enseignante.

TYPOLOGIE DES ÉCHANGES

Dans cette section, d'une part, nous présenterons le second volet de notre cadre théorique, relié à cinq types d'échanges entre les élèves. D'autre part, nous introduirons le contexte de l'étude et décrirons la manière dont les sessions de PPE ont pris place durant l'expérimentation.

De l'échange anecdotique au dialogue critique

Dans une autre perspective, à savoir le pragmatisme deweyen et lipmanien, dialoguer est différent de converser (voir Splitter et Sharp, 1995). Aussi, le dialogue n'est pas un mode spontané d'échange comme l'est la conversation; ce faisant, il nécessite un apprentissage systématique et régulier, au moyen d'une praxis.

Une étude antérieure2 effectuée avec des élèves de 10-12 ans, fréquentant des classes d'Australie, du Mexique et du Québec, révèle que les échanges entre les élèves qui font de la philosophie au primaire ne sont pas homogènes. Au contraire, ils se distinguent selon cinq types : l'anecdotique, le monologique, le dialogique non critique, le dialogique quasi-critique et le dialogique critique (Daniel et al., 2002). L'objectif de la présente étude est de vérifier si les échanges des enfants du préscolaire (5 ans) peuvent s'inscrire dans cette typologie. Voici une description de chacun des types d'échange.

- L'échange est considéré anecdotique lorsque les jeunes " parlent " de façon non structurée à propos de situations qui leur sont personnelles. Dans ce cas, les élèves ne sont pas dans un processus de recherche, ils n'ont pas de but commun à cerner et ils se laissent peu ou pas influencer par les interventions des pairs. En outre, ils ne justifient pas leurs points de vue et leurs opinions sont présentées comme des conclusions.

Échange de type anecdotique - des critères
  • Échange avec une pluralité d'objectifs subjectifs (sans objectif commun)
  • Échange qui se réduit à une série d'anecdotes personnelles
  • Ces anecdotes sont essentiellement adressées à l'enseignante
  • Le discours fait ressortir une pensée concrète basée sur l'expérience perceptuelle
  • Incapacité pour les jeunes de justifier leurs énoncés, même lorsqu'ils y sont incités par l'enseignante
  • Incompréhension de concepts abstraits lorsque l'enseignante les introduit dans l'échange
  • Peu d'intérêt pour les perspectives des pairs ; ils ne posent pas de questions
  • La classe se réduit à un groupe d'individus isolés (versus une microsociété ou encore une communauté de recherche)
  • Les enfants ne font que parler

- L'échange est appelé monologique dans la mesure où les élèves commencent à entrer dans un processus de recherche, mais orienté essentiellement vers la recherche de " la " bonne réponse. Chaque intervention d'élève est indépendante des autres. Les élèves ont de la difficulté à justifier leurs opinions.

Échange de type monologique - des critères
  • Les réponses des élèves sont brèves (quelques mots et non une phrase complète)
  • Réponses indépendantes les unes des autres comme si chacun poursuivait un monologue intérieur
  • Énoncés non spontanément justifiés. Ils le sont uniquement lorsque stimulés par l'enseignante
  • Résoudre un problèmes équivaut à rechercher la bonne réponse
  • Selon l'élève, l'enseignante connaît toutes les bonnes réponses
  • Satisfaction de l'élève se trouve dans l'approbation de l'enseignante

- Un échange est dialogique,lorsque les élèves commencent à former une communauté de recherche, c'est-à-dire lorsqu'ils construisent leurs interventions à partir de celles des pairs et qu'ils s'investissent dans la réflexion en étant motivés par un problème commun à résoudre ensemble. Or, l'expérimentation menée des élèves australiens, mexicains et québécois nous a permis de constater qu'un échange de type dialogique n'était pas d'emblée critique. Aussi nous avons retracé trois types d'échange dialogique :

- Un échange a été qualifié de dialogique non critique lorsque les élèves de 10-12 ans respectent les différences d'opinion, construisent leur point de vue à partir de ceux émis par les pairs et commencent à justifier leurs propos. Toutefois, à ce niveau, les élèves n'évaluent pas les points de vue ou les perspectives en jeu ; ils n'évaluent pas la validité, l'utilité, la viabilité des énoncés ou des critères.

Échange de type dialogique non critique - des critères
  • Début de communauté de recherche entre les élèves
  • Les élèves " dia-loguent "
  • Respect des différences de points de vue
  • Construction des idées à partir de celles des pairs
  • Énoncés justifiés lorsque l'enseignante les guide dans ce sens
  • Les points de vue sont plus complexes
  • La quantité (vs. qualité) des énoncés semble le but visé par les élèves
  • La validité des points de vue n'est pas évaluée ni questionnée

- L'échange est appelé dialogique quasi critique alors que, dans un contexte d'interdépendance, certains élèves sont suffisamment critiques pour questionner les énoncés des pairs, mais que ces derniers ne le sont pas suffisamment pour être cognitivement influencés par la critique émise, de sorte que cette dernière ne conduit pas à une modification du point de vue ou de la perspective.

Dialogique quasi critique - des critères
  • Question commune à résoudre (le but commun rassemble les réflexions)
  • Liens entre les interventions des élèves (interdépendance des points de vue)
  • Questions critiques, mais qui n'influencent pas les pairs
  • Énoncés pas toujours complètement justifiés
  • Écoute et respect d'autrui pas tout à fait intégrés
  • Le résultat est que l'idée initiale est améliorée mais pas modifiée

- L'échange est appelé dialogique critique,lorsque non seulement les élèves améliorent la perspective initiale du groupe, mais qu'ils la modifient. Ils sont alors capables de considérer l'autre comme porteur de divergence et, ce faisant, comme nécessaire à l'enrichissement de la communauté. L'incertitude momentanée est acceptée comme faisant partie de toute discussion intéressante et la critique des pairs est recherchée pour elle-même, comme un outil pour avancer dans la compréhension.

Type d'échange dialogique critique - des critères
  • Interdépendance explicite entre les interventions
  • Processus de recherche installé
  • Recherche axée sur la construction du sens (vs de la vérité)
  • Recherche de la divergence
  • Incertitude ne crée pas de malaise
  • Évaluation des énoncés et critères
  • Ouverture d'esprit cf. nouvelles alternatives
  • Justifications spontanées et complètes
  • Préoccupations morales
  • Énoncés sous forme d'hypothèses à vérifier (vs. conclusions fermées)
  • Modification de l'idée initiale

En somme, le dialogue (dia-logos) est une activité complexe dont l'intention est caractérisée par la réciprocité. Il advient par le biais d'une égalité ressentie, une intersubjectivité. Le dialogue ne sert pas seulement à communiquer, mais d'abord et avant tout à construire des significations ensemble. C'est dans le dialogue critique que les idées se forment et que les perspectives évoluent. Sans être de nature distincte, l'échange de type dialogique critique est différent dans ses intentions et dans ses modalités des échanges de types anecdotique et monologique.

Les enfants de 5 ans sont-ils capables de dialoguer ? Sont-ils capables de dialoguer de façon critique ? C'est ce que la présente étude tente de saisir.

Contexte et déroulement des séances

Le contexte de l'expérimentation était relié à une prévention " primaire " de la violence, c'est-à-dire que la PPE s'adressait à une clientèle " saine ", non touchée par la violence. Les familles et l'école estimaient qu'une réflexion philosophique sur des concepts reliés au corps et à la violence seraient susceptibles d'agir de façon préventive. Le matériel utilisé était Les contes d'Audrey-Anne (Daniel, 2002) ainsi que le guide philosophique à l'intention des enseignantes, Philosopher sur le corps et la violence : un pas vers la prévention (Daniel, 2003). Le recueil des contes contient 16 courts contes philosophiques écrits pour des enfants de 4 à 7 ans, en lien plus ou moins explicite avec divers types de manifestations de violence (physique, verbale, environnementale, sexuelle...).

Lors de la toute première séance philosophique, l'enseignante décrit aux enfants, dans un langage qui leur est facilement accessible, en quoi vont consister les séances de PPE (lecture d'un conte, collecte de questions, discussions et activités), ce qu'elle attend d'eux (écoute, respect des divergences, participation active...) et dans quel but (apprendre à mieux penser à l'aide des autres, à mieux comprendre le monde...).

Par la suite, voici comment se déroulent les séances, telles que vécues dans plusieurs classes de maternelle de la région de Montréal. Premièrement, l'enseignante raconte une des histoires du recueil de contes aux enfants sous forme de théâtre de marionnettes, puis elle demande aux enfants de résumer l'histoire dans leurs propres mots pour vérifier leur compréhension. Deuxièmement, l'enseignante demande aux enfants de questionner des situations du conte qui les ont particulièrement intéressés et dont ils aimeraient discuter ensemble. Au fur et à mesure qu'elles sont formulées, l'enseignante écrit textuellement au tableau (en mots pour ceux qui savent lire et en symboles pour les autres) leur question en prenant bien soin de l'identifier au nom de l'enfant (même s'ils ne savent pas lire, ils savent reconnaître les lettres de leur nom et ils y tiennent !). Les enfants qui énoncent une question qui a déjà été formulée voit son nom ajouté à la suite de l'autre enfant. L'enseignante questionne les enfants pour les aider à préciser leur question et pour s'assurer de son lien avec le conte et pour s'assurer qu'elle en a bien saisi le sens. Il émerge généralement de la collecte entre dix et quinze questions. Il arrive régulièrement que ces deux activités (lecture et collecte des questions) durent de 45 à 60 minutes, donc une séance complète.

La séance suivante, l'enseignante commence à traiter des questions des enfants, l'une après l'autre. En effet, les enfants de cet âge consacrent beaucoup de temps et d'efforts à la formulation de questions, le respect oblige donc de les traiter toutes. L'échange sur une question relative à la compréhension de texte sera vite résolu, tandis que celui sur une question comportant un réel problème ou un enjeu philosophique sera débattue plus longuement. Bref, un conte peut servir la réflexion des enfants durant deux voire trois semaines. Le traitement des questions s'effectue essentiellement par des échanges, mais en maternelle il est fortement recommandé d'introduire ou de clore les échanges par une activité (jeu de rôle, exercice de comparaison, dessin, activité physique favorisant la prise de conscience du corps, travail en dyades...). Naturellement, cette activité doit être en lien avec le contenu de la question et être porteuse d'apprentissages philosophiques. Il a été observé que des enfants de maternelle issus de certains milieux socioéconomiques ne valorisant pas la discussion, ou des enfants ayant des problèmes d'apprentissage ou maîtrisant mal la langue, apprenaient autant par des activités philosophiques que les enfants des classes régulières apprenaient par des échanges philosophiques (Daniel et al., 2001 ; Schleifer et al., 2003).

MÉTHODE D'ANALYSE

Dans cette section, nous précisons les modalités d'analyse et décrivons la façon dont les séances se sont déroulées durant l'expérimentation.

Modalités d'analyse

L'étude que nous avons menée est exploratoire. Il s'agit d'une étude de cas avec une classe de 20 enfants, âgés de 5 ans. Les enfants fréquentaient une école de la banlieue de Montréal et étaient issus d'un milieu socioéconomique moyen. L'animatrice des séances philosophiques n'avait pas reçu de formation préalable en philosophie ni en Philosophie pour enfants (PPE) mais elle était soutenue hebdomadairement par la chercheure qui la guidait dans sa préparation de classe.

Les séances de PPE avaient lieu à chaque semaine, entre la 1ère semaine de février et la 3e semaine de mai. La durée des séances variait selon la concentration des enfants ; elle était en moyenne de 45 minutes. Chaque séance était enregistrée sur bande audio et retranscrite intégralement immédiatement après. L'accord des parents nous a été fourni par écrit. Dans les verbatims, le nom des enfants et de l'animatrice ont été modifiés en un code de quelques lettres, par respect de la confidentialité.

Pour l'analyse, nous avons utilisé cinq verbatims d'échanges, à savoir les deux premiers (qui ont eu lieu en février) et les trois derniers (qui ont eu lieu entre la fin avril et la mi-mai). À cette fin, nous n'avons pas retenu les séquences reliées à la lecture du conte, ni à la collecte de questions par les enfants qui sont des activités individuelles et qui, de ce fait, ne rencontrent pas l'objectif de la recherche, à savoir l'analyse du processus d'apprentissage du dialoguer chez les enfants. Nous n'avons pas non plus retenu, pour fin d'analyse, les séquences caractérisées par des jeux d'équipes, des activités physiques, des activités de bricolage en dyades... qui, pour être valables, auraient exigé une démarche d'enregistrement et un équipement audiovisuel plus complexes. Pour fin d'analyse, nous n'avons retenu que les séquences comportant un échange entre les élèves. Les extraits analysés dans ce texte ont donc été choisis parce qu'ils offrent un reflet significatif des échanges entre les enfants.

Dans une première partie, nous avons effectué une analyse de type quantitatif afin de comparer les productions verbales des enfants avec ceux de l'enseignante et ainsi déterminer si les séances de PPE favorisent la production verbale des enfants. Puis nous avons étudié comment la production verbale se distribuait entre les enfants.

Dans une deuxième partie, des verbatims d'échange avec les enfants ont été analysés un par un. Une analyse de type qualitatif concernait les échanges entre les enfants à partir des critères inhérents aux cinq types d'échange décrits plus haut. Et ensuite nous avons analysé l'incidence des interventions de l'enseignante à partir des critères issus du cadre de l'agir communicationnel d'Habermas.

RÉSULTATS

Dans cette section, nous présenterons les résultats issus des analyses effectuées dans le cadre de cette étude :

  • l'analyse quantitative des productions d'énoncés des enfants;
  • l'analyse qualitative de chacune des séances de PPE, incluant les échanges entre les enfants ainsi que les interventions de l'enseignante.

Analyse quantitative des productions d'énoncés des enfants

Dans le tableau 1, l'analyse rend compte des productions d'énoncés (nombre de mots) réalisés par les enfants et l'enseignante dans les 5 verbatims présentés en annexe. Les pourcentages résument la part que ces deux parties ont dans chaque séance. Par exemple, lors de la première séance (Verbatim 1), nous relevons dans l'extrait de cette séance 280 mots, les enfants en ont produit 152 (soit 54 %) et l'enseignante 128 (soit 46 %).

Tableau 1 : nombre de mots produits par les enfants et l'enseignante

  Verbatim 1 Verbatim 2 Verbatim 3 Verbatim 4 Verbatim 5 Total
Enfants 152 54 % 259 58 % 338 65 % 310 84 % 467 82 % 1526 70 %
Enseignante 128 46 % 189 42 % 183 35 % 61 16 % 101 18 % 662 30 %
Total 280 448 521 371 568 2188

Les pourcentages du tableau montrent une tendance croissante de la production verbale des enfants et une diminution de celle de l'enseignante. En effet, lors de la première séance de PPE, la production langagière est équitablement répartie entre les enfants et l'enseignante et, à partir de la troisième séance, la production des enfants devient largement majoritaire. Cette première analyse souligne l'effet positif de la PPE sur le développement des compétences langagières du groupe-classe. En effet, les enfants ne répondent plus par " oui " ou par " non ", mais ils expriment leurs points de vue à l'aide de plusieurs mots. Et si l'on considère le fait qu'il existe un lien entre la pensée et le langage, nous pourrions soutenir l'impact de la PPE sur le développement de la pensée des enfants.

Ensuite, il convient de vérifier comment se répartissent les interventions (vs le nombre de mots). Si le nombre d'interventions des enfants et de l'enseignante est sensiblement égal cela suppose que les enfants ont peu d'autonomie au cours des discussions. En d'autres termes, si on dénombre un nombre équivalent d'interventions entre les enfants et l'enseignante, ceci indique que les enfants ne répondent que s'ils sont sollicités.

Tableau 2 : nombre d'interventions au cours des 5 verbatim

  Verbatim 1 Verbatim 2 Verbatim 3 Verbatim 4 Verbatim 5 Total
Enfants 17 19 27 27 24 114
Enseignante 10 14 12 6 11 53
Total 27 23 39 33 35 167

L'analyse des verbatim a fait ressortir (voir tableau 2) le fait que, malgré une guidance forte de la part de l'enseignante, les interventions des enfants tendent à croître, tandis que celles de l'enseignante demeurent à peu près stables entre le premier et le dernier verbatim. Il faut lire les données du tableau ainsi : pour l'extrait du premier verbatim les enfants ont pris 17 fois la parole et l'enseignante 10 fois. Le fait qu'il y ait une augmentation des interventions d'enfants souligne qu'ils n'attendent plus d'être stimulés par l'enseignante pour répondre. On peut supposer qu'une dynamique discursive se met en place au fil des séances et que les enfants gagnent en autonomie intellectuelle.

Finalement, nous avons vérifié si tous les enfants interviennent lors des séances de PPE ou bien si l'augmentation en termes de nombre de mots produits et d'interventions que nous avons constatée dans les tableaux 1 et 2 ne profite qu'à une partie de la classe.

Le tableau 3 récapitule pour chaque enfant, le nombre de mots produits au cours de chaque verbatim ainsi que le nombre d'interventions. Il faut lire les données du tableau ainsi : la première ligne concerne les productions de l'enfant AA. La colonne Verb. 1 (extrait du premier verbatim), l'enfant a pris la parole et a prononcé 20 mots, il a demandé 4 fois la parole ce qui représente une moyenne de 5 mots par intervention. Dans la dernière colonne (Total), on récapitule le nombre de mots produits au cours des 5 verbatim. Ainsi, l'enfant AA, lorsqu'il s'est exprimé, l'a fait avec 234 mots ce qui représente 234/1526 = 15,3 % de la production des mots produits par l'ensemble des enfants. AA est intervenu 21 fois, ce qui représente par rapport à toutes les interventions des enfants au cours des 5 verbatim, 21/114 = 18%. La colonne Total fait la somme uniquement des productions de mots et des interventions des enfants que nous avons nommés des " gros parleurs "; il s'agit des enfants suivants : AA, Mel, Ch, PL, A, L-S, W et Br.

Tableau 3 : répartition des productions de mots, des interventions et des moyennes de mots par intervention

Enfants Verb. 1 Verb. 2 Verb. 3 Verb. 4 Verb. 5 Total
AA (20) (4) (5) (33) (4) (8.2) (21) (2) (10.5) (61) (6) (10) (99) (5) (19.8) (234 ; 15.3%) (21 ; 18 %)
Mel (29) (4) (7.25) (119) (4) (29.8) (13) (2) (7.5)   (135) (5) (27) (296 ; 19.4 %) (15 ; 13%)
Ch (18) (2) (9) (30) (3) (10) (37) (3) (12.3) (54) (5) (10.8) (33) (2) (16.5) (172 ; 11.2%) (15 ; 13%)
PL   (14) (1) (14) (46) (4) (11.5) (64) (5) (12.8)   (124 ; 8.1%) (10 ; 8.8%)
A     (38) (3) (12.6) (74) (6) (12.3) (45) (1) (45) (157 ; 10.3%) (10 ; 8.8%)
L-S (16) (2) (8) (5) (1) (5)   (27) (2) (13.5) (72) (3) (24) (115 ; 7.6%) (8 ; 7 %)
W   (16) (2) (8) (58) (1) (58)   (38) (2) (19) (112 ; 7.3%) (5 ; 5.3%)
Br (36) (3) (12) (36) (2) (18) (13) (1) (13)     (85 ; 5,5 %) (6 ; 5,3 %)
Za   (6) (1) (6) (18) (2) (9) (8) (1) (8) (13) (2) (7.5)  
Ca     (43) (4) (10.9)   (19) (1) (19)  
Jus     (10) (2) (5)      
Al     (39) (2) (16.5)      
JU       (22) (2) (11)    
Z         (13) (2) (6.5)  
El (2) (1) (2)          
Si (31) (1) (31)          
M     (20) (1) (20)      
Nombre de : Mots Inter- venant Mot/ énoncé 152 17 8.9 259 19 13.6 338 27 12.5 310 27 11.5 467 24 19.4 1526 114 13.7
Nombre d'enfants qui interviennent 7 8 12 7 9  

La lecture du tableau n'indique pas une réelle progression d'ensemble, sinon pour le dernier Verbatim dans lequel les enfants doivent résoudre un problème éthique. Sur le groupe des 20 enfants, on peut constater que 17 auront pris au moins une fois la parole au cours des cinq séances philosophiques, il convient donc de souligner que quasiment tous les élèves participent à un moment ou un autre à la discussion qu'il s'agisse d'atelier de discussion (Verbatim 1, 4 et 5) ou d'atelier de type plus scolaire (Verbatim 2 et 3). Un point moins positif attire notre attention, la communauté de recherche ne semble toucher, à la lecture des chiffres, qu'une minorité du groupe des 20 enfants. En effet, seulement un tiers des enfants (les " gros parleurs ") totalise 85 % de la production des énoncés et 79 % des interventions.

Analyse des verbatims d'échanges

Dans les sections suivantes, nous présenterons l'analyse qualitative de chacun des cinq verbatims retenus pour l'étude. L'analyse a été effectuée à partir des deux volets du cadre théorique : la typologie des types d'échange de Daniel et ses collègues (pour l'analyse des interventions des enfants) et les critères d'Habermas (pour l'analyse des interventions de l'enseignante).

Le premier verbatim - mi-février (annexe 1.1)

En ce qui a trait à l'analyse des interventions des enfants, on note que le premier échange entre les enfants, parce qu'il est bien encadré par l'enseignante, dépasse l'exposition d'anecdotes personnelles sans relation avec la question posée. En effet, les interventions des enfants sont bien ciblées. Par contre, on note que leurs interventions sont indépendantes les unes des autres la plupart du temps, chacun proposant un point de vue différent de l'autre. Il n'y a donc pas construction d'une perspective, mais juxtaposition des points de vue. En outre ces points de vue sont adressés à l'enseignante et non aux pairs.

I : Passons à une autre situation. Laquelle est la plus agréable : quand on pousse doucement un ami ou quand on pousse violemment un ami?

El : Pousser doucement.

I : Est-ce qu'il y a des amis qui peuvent aider El et dire pourquoi c'est plus agréable?

Mel : C'est plus agréable par ce que ça fait moins mal.

L-S : On n'aura plus vraiment le goût de jouer avec cet ami-là.

AA : Ça peut le rendre très fâché.

Nous avons noté deux exceptions à la juxtaposition des points de vue : d'abord lorsqu'un enfant (AA) énonce un fait qu'un autre enfant (Ch) trouve complètement faux. Alors seulement ils se parlent entre eux.

I : Pourquoi dis-tu que ça peut le rendre très fâché?

AA : Parce qu'il peut nous mordre.

Ch : C'est pas un chien. Les amis mordent pas. C'est juste les chiens qui mordent.

Ensuite lorsque l'enseignante laisse entendre qu'AA s'est trompé trois autres enfants (LS, Br, Ch) énoncent des points de vue en lien avec l'intervention de ce dernier comme pour l'aider à donner du sens à ses propos.

I : AA, est-ce que tu t'étais trompé avec la question précédente qui concernait les chiens? Ce n'est pas grave.

LS : On est ici pour apprendre.

Br : Moi, j'ai déjà vu quelqu'un mordre une autre personne.

I : Br, tu dis que c'est possible que quelqu'un morde.

Ch : C'est surtout les bébés.

Dans ces deux derniers cas, on peut affirmer que les enfants éprouvent de l'intérêt pour les perspectives des pairs, car ils y réagissent. Mais ici encore, l'échange n'implique que deux et trois enfants. On ne peut pas dire que l'objet de l'échange représente un objectif commun à la majorité des élèves. Et les réactions sont très succinctes et restent sans réplique.

Un autre point à noter est que les interventions des enfants sont essentiellement basées sur l'expérience perceptuelle; elles sont composées de quelques mots ou de phrases incomplètes voire mal structurées. Il n'en demeure pas moins que les enfants sont capables, sous stimulation de l'enseignante, de justifier leur point de vue à l'aide d'éléments concrets.

I : Qu'est-ce qui est le plus grave, se faire mordre par un animal ou par une personne?

Mel : Par un animal.

I : Pourquoi dis-tu cela?

Mel : Bien, parce que les animaux ont des dents plus pointues.

Si : Parce que toutes nos dents sont à plat sauf deux et elles sont toutes pointues chez les animaux c'est pour cela que les animaux peuvent mordre plus fort que les humains.

La justification, parce qu'elle suscite un conflit cognitif dans l'esprit des enfants, les conduit à utiliser des habiletés de pensée plus complexes comme préciser (Mel) et comparer et argumenter (Si).

Dans l'ensemble, le premier échange de l'expérimentation est anecdotique.

Qu'en est-il maintenant du rôle de l'enseignante ? Au cours de cette séance, elle aide les enfants à justifier leurs points de vue (" Pourquoi dis-tu que...? "). Aussi, elle assure la cohérence des réponses des enfants en cherchant à orienter leurs réflexions dans une visée conceptualisante.

- Laquelle des situations est la plus agréable : flatter doucement le nez de Moustache ou flatter Moustache en pesant très fort sur son nez ?

- Passons à une autre situation. Laquelle est la plus agréable : quand on pousse doucement un ami ou quand on pousse violemment un ami ?

- Qu'est-ce qui est le plus grave, se faire mordre par un animal ou par une personne ?

La formulation des trois questions induit un double conflit cognitif. La tâche est-elle trop complexe pour les enfants? D'une part, faire un choix entre deux propositions implique un travail cognitif important : comprendre le contenu, le mémoriser et juger. D'autre part, l'emploi de la conjonction de coordination " ou " introduit une structure logico-mathématique, disjonctive et conjonctive (ET/OU) qui est complexe. Chez des enfants de cet âge, la construction intellectuelle de telle structure logique est en début de construction. On peut donc constater que ces trois questions ne peuvent pas entraîner réellement de discussion. Les enfants ne font que répéter un morceau de l'énoncé de l'enseignante. La première réponse de AA est suivie d'une demande de justification (" Est-ce que tu peux dire pourquoi ? "), à cette requête, l'enfant ne répond pas. Il faut attendre en fait une juxtaposition de point de vue pour dégager un début d'explication à partir duquel l'enseignante prend judicieusement appui pour solliciter la réflexion de l'enfant.

I : (...) pourquoi c'est plus agréable ?

AA : Ça peut le rendre très fâché.

I : Pourquoi dis-tu que ça peut le rendre très fâché ?

AA : Parce qu'il peut nous mordre.

Il apparaît plus facile à l'enfant de donner une explication quand celle-ci est basée sur une question plus simple où il n'y ait qu'une proposition. De plus, le fait que l'enseignante reformule la réponse de AA semble encourager son explicitation. En effet, reproduire son énoncé c'est reconnaître l'intérêt de l'intervention de AA, c'est également soulager un effort mnésique puisqu'il y a rappel du contenu. Évidemment la réponse de AA n'est pas tout à fait satisfaisante puisque l'enfant propose une conséquence plutôt qu'une cause. À la fin de l'extrait, l'enfant Si donne une explication similaire. Et l'intervention demandée aux autres enfants de la classe par l'enseignante pour aider l'enfant El semble avoir eu un effet négatif pour cet enfant puisqu'il n'interviendra plus à partir de ce moment.

I : Est-ce qu'il y a des amis qui peuvent aider El et dire pourquoi c'est plus agréable ?

Si l'on se réfère au monde vécu (voir éthique communicationnelle), on peut supposer que subjectivement El peut se sentir disqualifié comme pair vis-à-vis des autres locuteurs. Cela encourage ceux qui vraisemblablement semblent se considérer plus qualifiés puisque ce sont trois " gros parleurs " qui prennent la parole (AA, Mel et L-S). Le statut d'égal dans la recherche de l'entente est ici rompu.

Ce premier verbatim souligne donc la difficulté pour un enseignant d'animer un atelier de PPE. La discussion implique pour l'enseignant une vivacité d'esprit et de l'entraînement pour saisir sur le champ les bribes de pensées qui pourraient constituer l'amorce d'une discussion. Il paraît nécessaire que l'adulte soit également formé aux enjeux sous-jacents qui fondent la philosophie d'un tel type d'atelier. Il apparaît que les interventions de l'enseignante soient davantage situées du côté de l'agir stratégique.

Le deuxième verbatim - 3e semaine de février (annexe 1.2)

Premièrement on se rend compte que l'ensemble de l'extrait (présenté en annexe) est basé sur les perceptions des enfants et sur la recherche de la bonne réponse, ce qui dénote une épistémologie que nous relierions à l'égocentrisme3.

En outre, les enfants ne justifient pas leurs points de vue. Même lorsque l'enseignante les guide dans ce sens, ils offrent une réponse, mais cette dernière n'est pas toujours une raison explicative de la réponse (Ch).

I Très bien. Maintenant, si je vous dis " une aile d'oiseau ". À quoi peut-on la comparer?

Ch À une plume.

I Pourquoi à une plume, Ch ?

Ch Parce que les ailes ont des plumes et les plumes c'est comme des (...) Les plumes c'est comme un oiseau.

Par ailleurs, ces enfants, supportés par les questions de l'enseignante, parviennent à s'écouter mutuellement, car ils se donnent souvent la réplique. En outre, ils s'inspirent des réponses de l'autre pour construire la leur (Mel, Br, Enf) et ainsi, améliorer la perspective du groupe.

I Est-ce que vous êtes tous d'accord avec Ch ?

Enf Oui! Non!

I Qui n'est pas d'accord ? Mel.

Mel Parce qu'on n'avait pas dit qu'elle doit être de la même forme et moi je trouve pas que c'est la même forme. Plutôt une aile d'oiseau (...) ça peut être aussi (...) une oreille de lapin.

Ch Bien non, les oreilles de lapin c'est...

Mel C'est rond.

I Êtes-vous d'accord avec Mel ?

Enf Non ! Oui !

AA Je ne suis pas d'accord parce qu'une oreille de lapin n'a pas les petites choses comme ça (montre un petit dentelé avec ses doigts).

I Aurais-tu une autre idée de ce qui ressemblerait à une aile d'oiseau ?

AA Bien...

Mel Je ne suis pas encore d'accord avec AA parce que des fois les ailes peuvent être rondes. Ce n'est pas toujours la même sorte d'aile.

Br Moi j'ai une idée qui ressemble à une aile d'oiseau, c'est une queue de paon grande ouverte.

I Pourquoi Br une queue de pan te fait penser à une aile d'oiseau ?

Br Parce qu'une queue de paon a des petites dents comme une aile d'oiseau, cela a la même forme.

Les enfants se parlent entre eux, soit. Mais dialoguent-ils ? On répondra qu'ils commencent à s'investir dans le dialogue puisque l'échange comporte les interventions d'au moins quatre enfants qui sont centrés sur un objet particulier ; la classe n'est plus un groupe d'individus isolés, mais commence à être une communauté de recherche, du moins entre quatre élèves dont les réponses sont marquées par l'interdépendance et qui s'inspirent des points de vue des pairs pour élaborer leur pensée. Mais les points de vue sont simples, issus de l'observation plutôt que du raisonnement.

On pourrait même soutenir qu'ils dialoguent de façon quasi-critique, car la validité des points de vue est évaluée; des interventions sont prononcées explicitement dans une visée d'évaluation de la réponse de l'autre. Si le verbatim ne nous permet pas de saisir dans quelle mesure la critique a réussi à créer un conflit cognitif dans l'esprit de l'enfant récepteur et, ainsi l'orienter vers le réajustement de son point de vue, on peut constater que la perspective initiale de la classe est améliorée à la fin de l'échange par rapport à ce qu'elle était au point de départ. Le but de la critique est-il orienté vers le plaisir de contredire l'autre ou vers l'amélioration de la perspective de la communauté ? Le verbatim ne nous donne pas d'indice dans ce sens non plus. Il convient donc de situer l'échange dialogique dans le quasi-critique.

Au fil de l'échange, des critères ont émergé et, en guise de synthèse, l'enseignante demande aux enfants de choisir celui qui leur semble le plus approprié.

I Alors maintenant on a trois possibilités de réponses : la plume, l'oreille de lapin et la queue de paon. Est-ce qu'on choisit ensemble celle qui ressemble le plus à une aile d'oiseau ?

Enf La queue de paon.

I Pourquoi ?

Enf Parce que ça a de petites dents comme une aile d'oiseau.

La recherche de critères, la hiérarchisation des points de vue, le choix éclairé sont autant d'outils intellectuels qu'il convient de présenter aux enfants pour, comme l'écrivait Brenifier (2004), les orienter vers " l'art de produire de belles idées et d'apprendre à les reconnaître " (p. 2). Ainsi seulement, l'échange pourra éviter le relativisme négatif porteur de laxisme et de perte de sens.

À l'intérieur de la même séance, une autre activité de comparaison avec les enfants donne l'occasion à quatre d'entre eux de s'investir dans un autre échange de type dialogique, où la justification est plus soutenue (Mel) et où la critique est nuancée (PL).

I : C'est bon. Maintenant, à quoi peut-on comparer un carré de sucre ?

W : À un panier d'épicerie.

Mel : Je veux dire quelque chose à W. Moi je ne suis pas d'accord avec toi parce que les roues est-ce que ça ressemble à un carré de sucre ? On doit nommer des choses qui ne roulent pas. Et aussi les roues sont rondes. Et regarde le grillage du panier.

W : Le grillage, on dirait les petits points du carré de sucre.

LS : Je suis d'accord avec W.

I : Veux-tu dire pourquoi ?

PL : Parce que les roues c'est pas une bonne réponse, mais le panier c'est carré.

En outre, dans cet extrait, on constate que l'enseignante n'est plus la seule animatrice de la classe, mais qu'au moins un enfant parvient à prendre la relève en posant des questions et en rappelant aux autres les critères de l'activité (Mel).

Bref, le deuxième verbatim comporte plusieurs critères d'un échange de type dialogique voire dialogique quasi-critique. Mais encore faut-il reconnaître que les séquences dialogiques sont brèves, qu'elles n'investissent qu'un maximum de quatre enfants à la fois et qu'elles sont issues davantage de l'observation par les sens que du raisonnement.

L'évolution dans le type d'échange des enfants est-il en relation avec l'animation socratique de l'enseignante ?

Dans l'ensemble, on note que l'objectif de cet atelier renvoie plus à un apprentissage scolaire qu'à une discussion philosophique puisque le but est d'amener les enfants à effectuer des analogies et des comparaisons. Pour faire court, nous pourrions reprendre l'expression de Vygotski : il s'agit de déployer la zone proximale de développement relative aux habiletés cognitives nécessaires pour conceptualiser. L'exigence intellectuelle dans cet atelier est forte : " À quoi peut-on comparer une aile d'oiseau ? " (le lecteur peut lui-même exercer sa réflexion pour évaluer la difficulté de la question). Au début de l'extrait, les réponses des enfants sont tautologiques. La formulation par l'enseignante de la question " Pourquoi à une plume d'oiseau ? " peut être perçue par l'enfant comme soulignant l'insuffisance de sa réponse plutôt que comme une invitation à argumenter.

Ch : A une plume d'oiseau.

I : Pourquoi, à une plume d'oiseau, Ch ?

Ch : Parce que les ailes ont des plumes et les plumes c'est comme des (...) Les plumes c'est comme un oiseau.

I : Est-ce que vous êtes d'accord avec Ch ?

Enf. : Non ! Oui !

Ensuite, la question fermée " Est-ce que vous êtes d'accord avec ... ? " n'entraîne qu'un accord ou désaccord (" Non ! Oui ! "). De plus, la formulation de cette question implique un jugement sur l'auteur et non sur l'idée. Il aurait été préférable de demander au groupe " Êtes-vous d'accord avec le point de vue de Ch ? " ou encore d'expliciter son affirmation : " Qu'est-ce qui est comparable entre une aile et une plume ? ", afin d'orienter les enfants vers la notion de forme et tenter de chercher d'autres formes qui peuvent faire penser à une aile d'oiseau. L'enseignante aurait également pu procéder à une décision plus argumentée pour choisir entre la plume, l'oreille de lapin et la queue de paon.

Il semble donc que dans ce verbatim certaines interventions de l'enseignante guident trop rapidement les propositions des enfants vers une réponse et n'orientent pas suffisamment le conflit sociocognitif sur ce qui est énoncé. Mais dans l'ensemble, ce qui est frappant dans cet extrait c'est la richesse des types de questions de l'enseignante : 6 demandes d'explication, par 3 fois elle suscite un conflit sociocognitif, par 3 fois elle relance la réflexion, 2 reformulations synthétiques et une régulation sous forme d'aide.

Le troisième verbatim - fin avril (annexe 1.3)

Au début du troisième verbatim, on note que les enfants reviennent à l'échange de type anecdotique ou monologique, en ce que les interventions des enfants sont indépendantes les unes des autres et qu'elles sont orientées vers l'assentiment de l'enseignante. Les enfants n'élaborent pas leur point de vue à partir des interventions des pairs.

I : (...) Si on répondait maintenant à la question posée par Jus " Pourquoi les enfants attrapent des maladies? "

AA : Parce que parfois ils ne prennent pas leur vaccins.

Ch : Parce que parfois ils vont dehors et ils ne mettent pas de cache-cou.

A : Peut-être que parfois le corps veut se contrôler lui-même.

Cette régression indique que dialoguer est une activité complexe ; que ce n'est pas un type d'échange qui vient naturellement aux enfants ; qu'un apprentissage systématique et continu est requis; que l'apprentissage n'est pas un produit fini, mais un processus ouvert qui présuppose le va-et-vient entre l'évolution et la régression.

À la fin de la séance, stimulés par l'enseignante, les enfants s'engagent dans un autre mini dialogue quasi-critique qui mobilise un autre groupe de quatre enfants. Cet extrait est intéressant sur le plan philosophique car il s'éloigne de l'expérience personnelle soumise aux sens pour prendre appui sur des concepts plus abstraits (les pauvres, mourir, la santé, des vitamines...). L'égocentrisme s'ouvre au relativisme. Bien sûr, les enfants rapportent des propos appris dans la famille ou à l'école, mais il n'en demeure pas moins qu'ils présupposent plusieurs habiletés de pensée complexes chez les enfants: un début de raisonnement logique (Ca), une critique (" Les pauvres qui ne mangent jamais (ils ne meurent pas mais) ils n'ont pas de muscles ") (PL), un contre-exemple à l'intervention de PL mis en contrepoids avec son intervention initiale (Ca), une précision à l'intervention de Ca (Al), une critique à l'intervention d'Al justifiée à l'aide d'un exemple (Ca), une énonciation des causes (PL et Al) et une auto-critique (Al).

I : Pouvez-vous nommer des actions qui n'aident pas notre corps à guérir?

Ca : Si on ne mange jamais on peut mourir.

A : Ah non, c'est pas vrai.

PL : Les pauvres qui ne mangent jamais ils n'ont pas de muscles.

Ca : Quand on mange trop de chocolat, c'est pas bon pour la santé. (...) Aussi, si on ne mange jamais on va mourir.

Al : Et si on mange trop de chocolat on va rester tout petit.

Ca : Non, on va devenir gros. On va avoir une grosse bedaine.

PL : C'est parce qu'il y a trop de sucre là-dedans.

Al : Oui et même pas de vitamines. Il y a du lait sauf que ... on peut boire de l'eau ou un peu de lait à la place.

À remarquer que les enfants se sont engagés dans cet échange de façon autonome, sans le support de l'enseignante.

En somme, dans le troisième verbatim, plusieurs enfants différents (12) participent à l'échange et un grand nombre de questions ont été proposées. Le troisième verbatim met en lumière la difficulté d'apprendre à dialoguer, de même que des apprentissages sur le plan cognitif reliés à des habiletés de pensée complexe. L'épistémologie des enfants se complexifie parallèlement en se détachant graduellement de l'expérience personnelle et de l'observation par les sens pour s'inscrire dans l'abstraction de l'expérience intersubjective. Chaque verbatim fait ressortir le va-et-vient constant entre le spontané et l'acquis, l'acquis se complexifiant au fil des semaines.

En ce qui a trait à l'enseignante, ce qui apparaît de nouveau dans sa maïeutique socratique, ce sont des interventions qui encouragent les enfants " D'accord " ; " Très bien " ; " Oui "; " Bien... ". En outre, elle effectue au début de l'extrait deux reformulations problématisantes.

Ch : J'ai une question. Pourquoi dans l'histoire l'enfant avait appelé son amie au téléphone ?

I : D'accord. On pourrait demander. Pourquoi les enfants téléphonent à leurs amis ?

(...)

Jus : Pourquoi Audrey-Anne avait attrapé la varicelle ?

I : Comment peux-tu généraliser ta question Jus ?

Jus : Je ne sais pas.

Lorsque l'enseignante demande qu'on aide Jus à généraliser sa question, cela n'implique qu'un changement de mot dans la proposition. De même que l'on constatait une difficulté pour conceptualiser, il va être logique que ces mêmes enfants ne puissent problématiser. Mais l'enseignante intervient moins et lorsqu'elle le fait c'est pour demander une explicitation et inciter l'enfant à développer son point de vue.

A : Peut-être que parfois le corps veut contrôler lui-même.

I : Que veux-tu dire ? Peux-tu expliquer ton idée ?

A : Bien... comment l'expliquer ? Je vais essayer. Bien quand l'enfant ne veut pas contrôler son corps, ça paraît et après le corps lui veut contrôler.

La formulation de l'enseignante appuie cette fois son intérêt tout en notant que ce qui a été dit n'est pas vraiment compréhensible. Elle propose à l'enfant A de tenter une explication " peux-tu? ", l'autorisant ainsi à se lancer dans une explication reconnue comme difficile. Ce n'est plus l'injonction " Explique-toi ! " ; " Pourquoi ? ", elle demande à A d'expliquer son idée ce qui valorise ce qu'il vient de dire précédemment. Dans la fin de l'extrait, l'enseignante s'éclipse et laisse Ca, A, PL et Al débattre dans un échange très riche, même s'ils ne répondent pas à sa requête définitoire. Cette interaction développe une chaîne de pensées cohérentes. Il y a plus de liens entre les réponses des enfants, les interventions de l'enseignante sont plus souples et reformulent davantage ce que les enfants ont précédemment dit.

Le quatrième verbatim - début mai (annexe 1.4)

Ce verbatim est la continuation du précédent en ce que l'enseignante aide les enfants à généraliser leurs questions et leurs propos dans le but de les guider vers une conceptualisation plus constante.

Les échanges se construisent autour d'un problème qui est significatif pour eux " Pourquoi les grands embêtent-ils les plus petits ? " La fin de la séance met en évidence un échange de type dialogique auquel participent cinq enfants (Ch, A Ju, LS, AA), c'est-à-dire le quart de la classe. Nous notons que ce ne sont pas toujours les mêmes enfants qui sont engagés dans les dialogues. Sans se situer au niveau conceptuel, l'échange a toutefois un degré d'abstraction intéressant pour des enfants de cet âge en ce que les croyances qui sont à la base de leurs énoncés ne reflètent pas des perceptions sensorielles, mais une saisie plus rationnelle de la réalité. Dans cet extrait, les élèves forment une communauté de recherche autour des critères inhérents à un ami. Du fait qu'ils ne partagent pas la même vision, un conflit sociocognitif se crée chez eux et ils tentent de le résoudre par le biais de l'échange dialogique, lequel s'engage de façon relativement autonome. Les critères suivants de l'amitié émergent : s'aimer mutuellement (Ju) ; se connaître (LS) ; voir quelqu'un et connaître son nom n'est pas suffisant, il faut jouer ensemble pour être amis (A) ; les amis ne font pas de moqueries (AA). À souligner que ces critères sont restés implicites pour les enfants et qu'ils n'ont pas été évalués par la communauté de recherche.

Plusieurs habiletés de pensée complexes sont mises en action dans cet extrait : une hypothèse de solution (Ch), une raison logique (A), formulation d'un paradoxe (Ju), une prise de position par rapport au contenu du conte (A), énonciation d'une bonne raison issu du conte (LS), précision par rapport au conte et distinction entre deux critères de l'amitié (A), une déduction appuyée sur une relation causale (AA).

I : Par rapport à la première question, Ce n'est pas gentil quand les grands se moquent des petits, je vous demande Pourquoi les grands rient parfois des petits ?

Ch : Peut-être parce qu'ils sont grands et qu'ils ne sont pas gentils.

A : Parce qu'ils n'aiment pas les petits.

I : Est-ce que tout le monde est d'accord avec Ch et A?

Ju : Moi je ne suis pas d'accord.

I : Pourquoi?

Ju : Parce que ce sont ses amis et ils ne l'aiment pas. Ça ne se peut pas.

A : Non ils ne sont pas des amis.

LS : Oui ce sont des amis parce que Vincent les connaît.

A : Non. il les connaît mais ils ne sont pas des amis. Il les voit seulement ils ne jouent pas ensemble.

AA : Je suis d'accord avec Ch mais pas avec A.

I : Veux-tu expliquer pourquoi?

AA : Qu'est-ce qu'elle avait dit A?

A : J'ai dit qu'il les connaît seulement. Il les voit souvent ils ont dit leur nom et ils ne jouent pas ensemble. Puis là ils n'aiment pas Vincent.

AA : Ils ne sont pas ses amis parce qu'ils se sont moqués de lui.

A : Cela veut dire que tu es d'accord avec moi.

En outre, on remarque que l'échange est décentré de l'expérience personnelle : les énoncés des enfants présupposent une analyse du ressenti des grands (peut-être qu'ils n'aiment pas les petits), ils prennent appui sur une analyse du contenu du conte (... parce que Vincent les connaît ; il les voit seulement ils ne jouent pas ensemble) et ils impliquent une généralisation, un raisonnement simple (ils ne sont pas ses amis parce qu'ils se sont moqués de lui). En conséquence, l'échange est assez complexe et il représente une avancée intéressante sur le plan conceptuel (sans être toutefois fondé sur des concepts).

Finalement, on note que les enfants se parlent encore par le biais de l'enseignante (AA) et que les critiques émises n'influencent pas les enfants à réajuster leur point de vue (A) mais que l'argumentation a pour but de montrer qu'on a raison.

Bref, l'échange s'oriente autour de la définition d'un ami qui devient le problème commun à résoudre; les interventions des enfants sont interdépendantes les unes des autres ; les énoncés sont parfois critiques; les enfants ne tiennent pas vraiment compte des critiques, mais ils y ajustent tout de même leurs points de vue. Nous ne sommes pas non plus en mesure de vérifier si la perspective initiale de la classe a été modifiée puisque, comme il arrive dans plusieurs discussions même entre adultes, l'enseignante n'a pas pu saisir l'occasion de synthétiser, de hiérarchiser les points de vue ou les critères et de demander aux élèves de reformuler leur définition d'un ami, après l'échange. Si les énoncés sont généralement justifiés, ils ne le sont pas spontanément et les arguments des enfants servent à montrer qu'ils ont raison. On se situe donc bien ici dans une épistémologie orientée vers le relativisme (voir la précédente note de bas de page), avancée déjà très intéressante pour des enfants de maternelle. Et l'échange peut être qualifié de dialogique quasi-critique.

En ce qui a trait aux interventions de l'enseignante, d'abord ses commentaires se font stimulants pour les enfants : " Tu as bien généralisé. Bravo. ". Ensuite, elle favorise le développement de la communauté de recherche : " Peux-tu le demander à AA en la regardant ". Finalement elle demande régulièrement aux enfants de justifier leur point de vue : " Pourquoi ? ".

Néanmoins, certaines interventions de l'enseignante semblent plutôt mécaniques et les demandes d'explications impliquent des compétences d'analyse très complexes pour les enfants. La réponse de AA montre qu'il est en surcharge cognitive; cet enfant ne se souvient plus de ce qu'a dit A tout en manifestant un désaccord avec ses propos.

A : Non. Il les connaît mais ils ne sont pas des amis. Il les voit seulement, ils ne jouent pas ensemble.

AA : Je suis d'accord avec Ch mais pas avec A.

I : Veux-tu expliquer pourquoi ?

AA : Qu'est-ce qu'elle avait dit A ?

Dans une perspective d'amélioration, il semblerait plus intéressant de demander à l'enfant de reformuler les propos avec lesquels elle dit être d'accord et, une fois que l'on est assuré qu'il y a eu réellement intercompréhension, l'inciter à essayer de construire une argumentation. Puis, en présentant l'argument comme un objet de pensée, on pourrait amener le groupe à compléter et à affiner l'argumentation qu'aurait pu émettre AA.

Le cinquième verbatim - fin mai (annexe 1.5)

Le dernier verbatim s'élabore après un jeu de rôle mis en action par l'enseignante et il met en scène cinq enfants. L'extrait que nous reprenons ci-dessous est riche sur le plan épistémologique. Une première solution, plus reliée à l'égocentrisme, est centrée sur le bien-être personnel (Mel), deux autres, plus reliées au relativisme, sont centrées sur le bien-être d'autrui (Ca, AA) et deux autres, plus reliées à l'intersubjectivité, sont orientées vers la communication franche (LS, AA). En outre, nous notons que les interventions des enfants sont de plus en plus longues, complètes et bien organisées. Les justifications sont parfois spontanées, parfois sous l'impulsion de l'enseignante, mais elles constituent généralement une bonne raison explicative du point de vue.

I : Faisons un autre jeu pour réfléchir sur nos solutions. Voici la situation : Jojo n'aime pas les bonbons que sa tante lui a donnés mais elle en mange quand même pour ne pas faire de peine à sa tante. D'après vous, est-ce que c'est une bonne façon de régler son problème?

Ca : Je trouve que c'est une bonne idée (...) parce que cela ne va pas lui faire de la peine.

I : Est-ce qu'il y a quelqu'un qui est d'accord ou pas d'accord avec Ca?

Mel : Moi je ne suis pas d'accord (...) Moi je prendrais mes bonbons et je les mettrais dans la poubelle et je dirais J'ai fini mes bonbons. (...) parce que je ne veux pas manger des choses à la menthe que je n'aime pas. (...) Comme ça, elle ne saura pas que je ne les ai pas mangés.

I : Êtes-vous d'accord avec les idées qui viennent d'être dites?

LS : Moi je ne suis pas d'accord avec Mel parce que si ma tante me donnait des bonbons et que je ne les aime pas et que j'irais les jeter, quand elle irait jeter une chose elle regarderait dans la poubelle et verrait les bonbons et elle me chicanerait.

Mel : Si on les cachait au fond, au fond, au fond et on mettait des choses par dessus et on fermait la poubelle...

LS : Moi j'ai une autre idée. On a juste à dire à notre tante Est-ce que tu peux changer les bonbons?

AA : Moi je ne suis pas d'accord avec Mel parce que quand on les met au fond de la poubelle, on peut se salir les mains.

I : Donc toi, que ferais-tu?

AA : Bien je les mangerais même si je ne les aime pas. Si je les ne les aime vraiment vraiment pas je vais les donner à ma tante sans lui dire que je ne les aime pas.

I : Pourquoi c'est important pour toi de dire la vérité?

AA : Parce que sinon notre maman ne nous croira plus.

Z : Bien moi j'en mangerais un petit peu.

I : Et que ferais-tu avec le reste?

Z : Je les donnerais.

Enfin, on constate que dans cet extrait, les enfants font des efforts cognitifs pour arriver à une solution pratique, réaliste et qui ne pénaliserait personne. Le type d'échange est dialogique quasi-critique (Mel, LS, AA) voire autocritique (LS). Au fil des interventions, la solution se nuance et s'affine. Le point de vue général n'a pas été collecté en synthèse, mais on peut observer que le point de départ était double (manger les bonbons qu'on n'aime pas pour ne pas faire de peine à sa tante (Ca) vs mettre les bonbons à la poubelle pour berner la tante (Mel)), tandis que le point final de la discussion est orienté vers le compromis issu d'une réflexion (essayer d'en manger un peu et si je ne les aime vraiment pas, je vais le dire à ma tante (AA) et en manger un peu et donner le reste (Z)).

Bref, cette séance est la plus aboutie des cinq ; c'est aussi le passage où l'enseignante propose la plus grande diversité de questions : trois demandes d'explication, deux demandes d'explicitation, deux résolutions de problèmes, deux conflits sociocognitifs, une demande d'argumentation et une question ouverte.

L'enseignante laisse toujours un jet de paroles d'enfants avant d'intervenir. Elle énonce une demande d'explicitation en reformulant ce qui a été dit. La forme de ses énoncés est neutre, sans jugement, mais crée du lien et du sens pour susciter des interactions.

Ch : Moi ça me fait de la peine.

I : Quand on a de la peine qu'est-ce qu'on peut faire ?

La forme de la question " qu'est-ce qu'on... " invite l'ensemble des interlocuteurs à prendre part à cette recherche, ce qui provoque la cohérence des réponses qui suivent la requête de l'enseignante.

Les conflits sociocognitifs qu'elle suscite chez les enfants, comme dans les extraits précédents, ne sont pas axés sur le contenu.

I (1) : Est-ce qu'il y a quelqu'un qui est d'accord ou pas d'accord avec Ca ?

I (2) : Êtes-vous d'accord avec les idées qui viennent d'être dites ?

Cependant, les enfants donnent des réponses intéressantes. Mel fait une proposition et justifie son désaccord, mais il s'agit d'une histoire de bonbons ; sa réponse aurait-elle été aussi pertinente vis-à-vis d'un objet moins affectif ? La deuxième sollicitation de I (2) appelle les interventions de LS, Mel et AA, lesquelles sont à la fois justifiées et en interrelations. La seule réserve que nous pourrions avancer est qu'il s'agit une fois de plus de " gros parleurs ". Comme nous l'avons montré dans la partie sur l'analyse quantitative, la discussion résulte principalement d'un noyau de 8 enfants (AA ; Mel, Ch, PL, A, L-S, W et Br). On peut donc regretter de ne pas pouvoir relever un passage où un conflit sociocognitif entraînerait une dynamique discursive aussi intéressante parmi les autres membres du groupe.

CONCLUSION

En résumé, les résultats de l'analyse indiquent que le groupe-classe a progressé de façon intéressante, dans la mesure où il était étroitement guidé par l'enseignante. Le progrès s'est manifesté, premièrement, dans le développement des compétences langagières du groupe, c'est-à-dire dans le nombre croissant de mots produits par les enfants pour exprimer leur pensée entre le début et la fin de l'expérimentation (tableau 1).

Deuxièmement, le progrès s'est fait sentir sur le plan de l'autonomie intellectuelle des enfants, alors qu'au fil des séances de PPE, le nombre de leurs interventions croissait par rapport au nombre d'interventions de l'enseignante qui demeurait stable d'un verbatim à l'autre (tableau 2). Toutefois, on ne sait pas si ces progrès linguistiques et cognitifs peuvent être attribués à tous les élèves de la classe ou seulement aux " gros parleurs ", huit enfants sur 20 (tableau 3).

Troisièmement, le groupe a évolué en regard de la qualité des échanges, notamment par le passage d'un premier échange de type anecdotique à des échanges, dans le temps, de type dialogique et dialogique quasi critique. Ainsi, le discours des enfants, sans toutefois devenir conceptuel, dépasse en fin d'expérimentation les réponses en un ou deux mots pour refléter des interventions plus complexes, c'est-à-dire plus élaborées, mieux articulées, plus raisonnées. Le caractère concret du discours des enfants est-il un critère suffisant pour invalider le caractère dialogique et quasi critique des échanges ? A priori, nous répondons par la négative puisque les critères du dialogique quasi-critique concernent la forme de l'échange, tandis que le vocabulaire concerne essentiellement le contenu. D'autres études devront fournir d'autres indices pour alimenter notre réflexion sur le sujet.

Quatrièmement, les analyses ont fait indirectement ressortir que, sous l'impulsion de l'enseignante, les enfants sont capables, dans l'espace de quelques mois de praxis philosophique, de dépasser :

  1. l'égocentrisme à l'intérieur duquel chacun est isolé dans son monologue intérieur sans être aucunement influencé par l'opinion des pairs et
  2. le relativisme négatif où chaque opinion est juxtaposée aux précédentes dans un objectif d'accumuler la plus grande quantité de points de vue sans les hiérarchiser.

On a observé que les habiletés inhérentes aux échanges mettaient en évidence les habiletés de pensée complexes suivantes : justifier leurs points de vue, s'écouter activement, utiliser le raisonnement logique, construire leur point de vue en fonction de celui des pairs, évaluer la pertinence des énoncés des pairs et les critiquer. On peut donc soutenir que les effets de la PPE favorisent effectivement le développement d'une pensée réflexive chez les enfants du préscolaire de 5 ans.

Parallèlement, nous nous sommes penchés sur le rôle extrêmement difficile et délicat du questionnement mené par l'enseignante : " Peux-tu expliquer pourquoi tu dis cela ? " "Qu'est-ce qu'on peut faire pour... ? " " Est-ce que tout le monde est d'accord avec l'idée de x ? " et ainsi de suite. Passer d'un cadre didactique à une activité à visée philosophique provoque une grande difficulté pour toute enseignante. Elle ne peut pas se contenter de susciter des orientations de type réflexif chez les enfants. L'enseignante doit participer à cet engagement et à cette conversion. Selon les présupposés de l'éthique communicationnelle, on ne peut pas se satisfaire d'une situation où l'enseignante surplombe la discussion car elle est également un élément de la discussion, au même titre que les enfants. Sans ce présupposé, la discussion reste un artefact.

Nous sommes donc face à un paradoxe : comment l'enseignante peut à la fois animer un atelier de PPE et apparaître comme acteur au même titre que les enfants dans une discussion philosophique ? La méthode proposée par Lipman, et représentée dans le Teacher's Manual (Daniel, 2003) paraît résoudre ce dilemme. En effet, en proposant des activités décrochées de type scolaire (Verbatim 2 et 3), on peut aménager entre des séances de discussion des moments d'apprentissage nécessaires au développement des habiletés cognitives des enfants. Pour parfaire cette articulation apprentissage-discussion philosophique, il conviendrait de former l'enseignante sur les enjeux épistémologiques sous-jacents à la PPE et lui apporter des éclairages sur les fonctions pragmatiques du langage.

Bref, cette étude était exploratoire et elle ne prenait en compte qu'un groupe-classe ; ses limites sont donc importantes. Par ailleurs, elle a généré plusieurs hypothèses qu'il sera intéressant de vérifier dans une étude subséquente. Cette étude inclura un plus grand nombre de classes qui seront répartis entre groupes expérimentaux et groupes témoins et des instruments de collecte de données variées avec notamment des pré-tests et des post-tests.

Première hypothèse à vérifier : l'analyse du premier verbatim conduit à questionner certains postulats pédagogiques de l'approche lipmanienne. Stimuler les enfants de cet âge vers une conceptualisation est-il approprié pour leur développement cognitif et épistémologique ou cela exige-t-il des capacités d'abstraction trop éloignées de leur champ de compétence, notamment si l'on se réfère aux stades du développement moral de Kolhberg (1981) ? Selon Kohlberg, à 5 ans, la pensée de l'enfant se situerait dans un niveau pré-conceptuel où l'enfant agit plutôt en fonction de la punition et de l'obéissance à l'Autorité. Est-ce qu'on ne prive pas les enfants d'un " sésame " lorsqu'on ne les laisse pas développer leurs premiers échanges fussent-ils anecdotiques ? Ou au contraire est-il approprié de les aider à transcender l'égocentrisme épistémologique qui les caractérise ?

Autre hypothèse à vérifier : L'analyse quantitative (voir tableau 3) a fait ressortir que seulement 8 enfants sur les 20 de la classe totalisait 85% de la production des énoncés et 79% des interventions. De façon informelle, il est reconnu parmi les praticiens de la PPE que tous les enfants qui assistent aux séances philosophiques hebdomadaires, s'améliorent sur les plans langagier et académique et ce, même s'ils verbalisent peu ou pas durant les séances. Il serait pertinent de vérifier de façon scientifique (pré- et post- tests) les apprentissages de chacun des enfants, les " gros parleurs " et les " silencieux ", sur les plans linguistique, cognitif et épistémologique.


(1) Jean-Marc Ferry est traducteur et spécialiste d'Habermas.

(2) La recherche a été effectuée sous la direction de M.-F. Daniel, en collaboration avec L. Lafortune, R. Pallascio, P. Mongeau, L. Splitter, C. Slade et T. de la Garza. Elle a été rendue possible grâce à une subvention du Conseil canadien de la recherche en sciences humaines et sociales (CRSH) entre 1998 et 2001.

(3) Ailleurs, nous avons élaboré le processus d'apprentissage d'une pensée critique lequel s'arrimait à quatre modes de pensée (logique, créatif, responsable et métacognitif) et se déclinait selon trois perspectives épistémologiques que nous avons nommées : égocentrisme, relativisme, intersubjectivité. De façon synthétique, l' égocentrisme présuppose que les échanges entre les élèves sont de type anecdotique ou monologique et que leur pensée a encore besoin du support concret pour se manifester. En outre, ces élèves ne parviennent pas à justifier leurs points de vue, même sous la stimulation de l'enseignante. La critique est inexistante dans leurs échanges. La deuxième perspective est le relativisme à l'intérieur duquel les élèves font montre de réflexion, de tolérance envers les points de vue divergents des pairs, d'une volonté de comprendre, mais à l'intérieur duquel les points de vue sont juxtaposés, au lieu d'être évalués, critiqués, ou hiérarchisés. Ainsi, les élèves se retrouvent, en fin d'échange, avec une collection de points de vue ou de critères, sans pouvoir choisir le plus adéquat ou le plus significatif, tous leur semblant également pertinents. La troisième perspective a été nommée l'intersubjectivité orientée vers la recherche du sens.C'est une perspective complexe à l'intérieure de laquelle les points de vue des élèves sont présentés comme des hypothèses (vs des conclusions), le doute et l'ouverture d'esprit caractérisent les élèves, l'évaluation critique est continue, les justifications énoncées sont complètes et accompagnent spontanément les points de vue. Le but de tant d'efforts sociocognitifs de la part des élèves semble être la construction personnelle du sens (Daniel et al., 2004).

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