Dans le cadre de ma thèse intitulée : " La discussion à visée philosophique au cycle 2 : interaction cognitive et cheminement réflexif " je me pose trois questions :
- Quelles sont les difficultés rencontrées par un enfant entre cinq et sept ans pour articuler un langage encore rudimentaire et une pensée encore largement syncrétique ? Comment se " débrouille "-t-il pour les dépasser ?
- Comment l'enfant entre-t-il dans une interaction cognitive compte tenu de ces difficultés et de l'attitude égocentrique due à son âge ?
Ces deux volets permettent de réfléchir à la 3e question : - En quoi l'espace de réflexion proposé et les expériences vécues au travers de différents rôles instaurés par le maître peuvent-ils faciliter la tâche demandée ?
Sur le plan théorique je m'appuie essentiellement sur les travaux de Henri Wallon et de L. S. Vygotski, et je suis très attentive aux travaux de Jacques Lévine. Pour H. Wallon, dès la naissance, l'enfant est extrêmement sensible à l'entourage parce que cette interaction est nécessaire à sa survie. Ces discussions pourraient donc permettre de maintenir, voire développer, cette ouverture sur l'entourage justement au moment où celui-ci se diversifie, se complexifie. Et pour L. S. Vygotski, le bon enseignement est celui qui intervient au moment même où les fonctions se mettent en place. Donc mon travail tente de regarder de plus près ce qui se met en place au cycle 2, et si ces discussions sont pertinentes à cet âge.
Pour cela, j'ai suivi les discussions à visée philosophique qu'Alain Delsol a animées, d'une manière quasi expérimentale, dans sa classe de grande section de maternelle (GS), expérience poursuivie ensuite avec les mêmes enfants au CP et au CE1. Ces ateliers ont deux particularités : d'une part les enfants assurent eux-mêmes, à tour de rôle, la présidence, la reformulation, le questionnement et l'installation technique. D'autre part, la séance est divisée en deux parties. D'abord la discussion autour du thème proposé, pendant laquelle deux dessinateurs dessinent ce qui est dit (l'enfant ne sait pas encore écrire). Ensuite, à partir de ces dessins et de la discussion antérieure, le groupe propose des interprétations ou interroge les dessinateurs.
Ces discussions forment un corpus d'une soixantaine de séances réparties sur trois ans, ce qui permet aujourd'hui une analyse longitudinale.
Pour construire ma grille d'analyse je me suis basée sur trois séances, une par année. Elles ont des thèmes similaires, à savoir " Est-ce que les garçons sont plus violents que les filles ? " à la GS et au CP, et " Est-ce que les garçons sont plus courageux que les filles ? " au CE1. Elles ont eu lieu à la même période de l'année scolaire (janvier de chaque année).
Compte tenu de mes interrogations annoncées au début, mes analyses porteront donc sur trois registres, à savoir le langage, les actes de pensée et le travail cognitif de l'un des animateurs, le reformulateur.
1/ Le langage et le silence
Cette partie est essentiellement une analyse quantitative. Ici nous comparons le nombre des interventions, la longueur des discours et les moments de silence. Nous comptons aussi le nombre des phrases complexes et suivons l'évolution du sens des différents pronoms personnels. Nous relevons aussi les indicateurs d'expériences de pensée, ainsi que les expressions de doute.
Sans entrer dans les détails, on peut constater que l'enfant de la GS a des difficultés à se rappeler ce dont il veut parler et ce que les autres ont dit. Il cherche surtout les mots dont il ne maîtrise pas encore bien l'emploi. Les silences servent aussi à chercher " ce qu'il faut dire ". L'enfant du CP retient plus facilement, a plus de facilité pour s'exprimer, un mot manquant est facilement remplacé par des périphrases, c'est l'âge d'or du parleur. Au CE1 la pensée devient complexe, les difficultés de l'exprimer augmentent, et donc aussi les hésitations et les silences. Sa question ici est alors " comment dire " son idée.
Suivre le sens des pronoms est intéressant. Le " je ", le " on " et le " tu " peuvent avoir différents sens. À la GS le " je " représente surtout l'acteur (j'ai fait...), au CP l'enfant généralise et parle de " on ", qui est parfois aussi un " je " déguisé. Au CE1 l'enfant réinvestit le " je " comme créateur d'idées (je trouve ...). La généralisation permet donc une distanciation, qui facilite l'engagement personnel. Il est intéressant d'introduire le " tu " par un questionneur (Caroline, qu'est-ce que tu penses ?), il crée une dynamique particulière dans le groupe.
L'argumentation est le plus souvent introduite par " parce que ". En GS l'enfant ne peut pas souvent fonder ce qu'il dit et le " parce que " reste sans suite. C'est au CP qu'il y a le plus de confusions, preuve que l'argumentation invite l'enfant en quelque sorte à expérimenter des nouvelles structures complexes. Au CE1 le nombre des suites logiques est le plus élevé.
En GS et au CP, l'enfant est encore ancré dans ses certitudes, dans le oui et non. Lesmodulations (distance par rapport à l'adhésion à sa propre pensée), en GS sont exprimées essentiellement par " des fois ", particule passe-partout très souvent employée. Au CP, cette expression est remplacée par une plus grande variété des conjonctions (après, alors, quand même), introduisant une liaison logique. Au CE1 la particule " des fois " disparaît. Apparaissent les expressions telles que " un peu ", " peut-être ", " ça dépend ", " je dirais plutôt ", " si je réfléchis bien... " et le conditionnel.
2/ L'interaction cognitive et le cheminement réflexif
Cette deuxième partie est une analyse qualitative. Ici nous sommes attentif au développement des capacités à différencier, à séparer ce qui ne fait qu'un pour l'enfant, puis nous observons ses efforts pour réunir, rassembler des éléments séparés.
Lesdifférenciations en GS portent sur des éléments concrets (qui est qui, qui fait quoi...). L'enfant fait un effort pour distinguer les acteurs et leurs pronoms, différenciation importante pour lui puisque dans le syncrétisme un seul pronom peut signifier différents acteurs en même temps (dans une même phrase " il " peut représenter à la fois le chasseur, le loup et l'agneau). Quelques adverbes de temps simples lui permettent d'aborder la succession des évènements (avant, maintenant, de temps en temps, après). Enfin il y a une tentative d'opposer au discours entendu une expérience différente, mais sans souligner cette opposition, peut-être même sans s'en apercevoir (les garçons font mal, ma soeur me fait mal). Au CP, les différenciations portent sur des relations entre les personnes (adulte/enfants), les intentions (il faut courir vite, on peut se bousculer), sur les attitudes possibles (des fois je fais pas exprès... des fois j'ai envie de faire mal ... des fois je ne le fais pas parce que j'ai peur de ma faire gronder). Le contre-exemple est cette fois bien signalé par un " mais " (ils jouent au foot mais des fois il y a des filles...). Au CE1 les différenciations dépassent le clivage proposé par l'adulte (garçons/filles) et introduisent d'autres critères (en fonction de la taille, de la force, du travail). Par rapport au discours général, une nouvelle idée est proposée sous forme de question par le " questionneur " (Pourquoi ce serait pas les filles un peu plus fortes que les garçons... ça se pourrait). Enfin, un élève distingue connaissance et réalité et pose indirectement la question philosophique par excellence : " Qu'est-ce que je peux savoir ? " (M : est-ce que ton cerveau il est plus faible que celui de Valentin ... ou ... il est aussi bien ? - E : je sais pas - M : comment tu sais pas ? - E : non, mais on peut pas savoir ce qu'il y a).
Laliaison de différentes idées est absente à la GS, comme d'ailleurs sont absents les particules et conjonctions pour relier les phrases. Au CP, les liens construits préfigurent la conceptualisation. On peut noter le lien entre deux notions (violence/sport ; violence/parole). L'enfant relie ce qui est identique, similaire ou bien opposé. Il acquiert une nouvelle relation au temps (dans le passé), comme par exemple repérer la répétition (" c'est pareil que l'habitude "). Au CE1 l'enfant est maintenant capable de relier deux idées (" dans les muscles on a de la force et dans le cerveau on réfléchit "). Il peut intégrer un enchaînement temporel dans le futur, donc repérer et prévoir un processus. Il peut aussi repérer une relation entre différentes parties et le tout (" le courage je dis que c'est un peu dans la tête parce qu'on réfléchit avant de faire quelque chose et aussi c'est dans les muscles parce que ça on en a besoin "). Il lie le concept abstrait et sa forme attributive et construit un lien correct entre une conjonction de subordination et le subjonctif (" C'est les deux. Le cerveau pour qu'on réfléchisse sur ce qu'on veut faire et les muscles pour qu'on soit courageux ... "). Enfin, il peut relier l'activité de pensée et la connaissance de soi (" si je réfléchis bien, je sais plein de choses ").
Donc les analyses quantitative et qualitative montrent qu'avec les structures complexes apparaissent la généralisation, la capacité d'intégrer le probable, l'interrogation et le doute, et des prises de positions personnelles.
Il faut souligner que lorsqu'un enfant crée une idée nouvelle, qu'il fait un pas en avant dans le cheminement réflexif, qu'il ose, qu'il s'étonne, il est souvent ému et son vocabulaire et la structure de son expression régressent momentanément.
3/ Le travail cognitif du reformulateur
Cette analyse porte sur les difficultés du reformulateur et les solutions que l'enfant élabore pour y faire face. Je distingue les répétitions textuelles et la reformulation, et j'analyserai quelques difficultés et les parties tronquées.
L'enfant de GS répète textuellement le discours de l'intervenant, soit la totalité, soit le début de l'intervention. Cette forme de répétition existe encore au CP. C'est toujours la première partie qui est la plus écoutée. C'est aussi là qu'on trouve les exemples et les affirmations. Au CE1 cette forme de répétition disparaît. On peut supposer que les interventions sont trop riches pour pouvoir être mémorisées mot à mot.
La reformulation en GS se présente comme un redit d'une partie du discours, l'enfant est encore accroché au mot prononcé. Au CP l'enfant peut résumer l'exemple proposé. Ca veut dire qu'il peut le comprendre, en former un tout, et le proposer au groupe sous forme réduite avec son propre vocabulaire tout en gardant le sens. Par contre au CE1 il peut saisir, retenir et reformuler l'idée, recréer le sens perçu. Lorsque l'enfant émet une opinion personnelle, le reformulateur en tient compte (je trouve ... x elle est d'accord ...), signifiant ainsi qu'il reconnaît l'enfant auteur de sa pensée.
Mais la reformulation n'est pas simple. En GS l'enfant supprime souvent la conjonction " parce que ", ce qui transforme l'argumentation en affirmation. On peut expliquer ceci par le fait que la reformulation oblige à formuler une phrase complexe (il a dit que...). L'enfant peut difficilement manipuler une phrase doublement complexe, il est donc obligé de transformer la phrase complexe de l'intervenant (l'argument) en phrase simple (affirmation), pour pouvoir l'intégrer dans son discours indirect. Au CP ces difficultés persistent. S'il y a hésitation de la part de l'intervenant sur la conjonction (il alignera par exemple parce que + quand + comme), le reformulateur ne reprend pas la bonne, ici la dernière, mais la première prononcée, même s'il produit du non-sens. Au CE1 l'intervention devient de plus en plus riche, la transformation en discours indirect devient donc plus difficile. Mais en même temps l'enfant sait maintenant simplifier comme par exemple changer le subjonctif en infinitif. Enfin l'enfant semble conscient de son nouveau savoir-faire puisqu'il peut mettre en doute son interprétation (les deux peut-être bien).
Les troncations en GS sont nombreuses. Tous les entretiens entre l'adulte et l'enfant, censés aller plus loin dans la réflexion, sont tronqués, ainsi que les idées exprimant peur ou doute. Au CP le reformulateur supprime les explications ou argumentations, les idées pertinentes si elles sont mal formulées, le contre-exemple. Il ne peut pas encore saisir et donc résumer un cheminement de pensée. Au CE1 sont tronqués, dans notre exemple, l'expression de doute, l'idée du processus, une idée opposée au discours ambiant ou au sien, les regards méta de l'intervenant. Dans cet exemple, l'enfant ne peut pas résumer parce que les idées développées le dépassent. Il faut souligner que le reformulateur produit un travail cognitif énorme, par contre ses reformulations sont souvent simples, en deçà de ce qu'il a entendu.
L'enfant dit lorsqu'il n'a pas entendu, mémorisé ou compris une intervention. Il dira en GS : " j'ai pas bien compris " ou " je me souviens plus ", au CP : " j'ai pas trop bien compris ce qu'elle a dit ", et au CE1 : " ... les deux premières j'ai pas top entendu, parce que c'était trop long ... j'ai entendu Caroline, elle a dit ... ".
On saisit ainsi l'évolution pendant le cycle 2. Entre le CP et le CE1 l'enfant passe du " ça parle " (Jacques Lévine) à " penser ce qu'on dit " (Michel Tozzi).
Pendant cette période, la structure de l'expression et de la pensée se complexifie et permet à l'enfant d'accéder à de multiples nouveaux savoir-faire, comme généraliser, prendre en compte le possible, s'interroger et douter de ce qu'on sait, porter un regard sur soi-même, c'est le moment où l'enfant entre dans la réflexion.
Parallèlement il accède à un savoir-échanger avec ses pairs, comme écouter attentivement, interroger l'autre et ce qu'il dit, prendre position, donc s'engager, s'affirmer. Cette émergence de différents points de vue dans le groupe, leurs prises en compte mutuelles, signifie la capacité de l'enfant de reconnaître l'autre et de se reconnaître lui-même comme différent et identique. C'est le moment où l'interaction cognitive est possible.
Est-ce qu'il est donc pertinent de proposer des discussions à visée philosophique au cycle 2 ? Nous avons vu que ces discussions à visée philosophique permettent à l'enfant d'inventer et d'expérimenter de nouvelles idées et de nouvelles structures langagières. Avant le CP, l'enfant saisit les mots. C'est donc là qu'on proposera plutôt un travail sur les concepts. Au CP, la pensée complexe se met en place. Les argumentations sont l'occasion de les expérimenter. Au CE1 l'enfant aime jouer avec les idées. Ce seront alors les " si " hypothétiques (si j'étais ami avec une fourmi ... ?) qui favoriseront les expériences de pensée.
La reformulation oblige à procéder à des interprétations qui permettent de se distancier. Cette distance favorise la réflexion. La reformulation semble favoriser donc à la fois l'interaction cognitive et le cheminement réflexif.
Je rappelle aussi que les confusions, les bégaiements, les silences, les régressions langagières semblent être des moments où l'enfant est en train de procéder à une restructuration ou un travail réflexif important, moments qu'il s'agit donc de reconnaître et de respecter.
J'ai présenté mes analyses longitudinales qui se basent sur les paroles des enfants. Mais en amont, ce qui fait que ce travail avec les enfants est tout simplement possible, ça pourrait bien être la reconnaissance. La reconnaissance précède la connaissance, dit Christophe Bident. Comme un père reconnaît son enfant, l'adulte qui propose de philosopher avec les enfants reconnaît l'enfant comme être pensant, et cette reconnaissance permet à l'enfant de se reconnaître à son tour comme être pensant et de se structurer (J. Lévine). C'est ce travail que les discussions à visée philosophique vont accompagner.