Introduction : contexte et enjeu
La vocation de la philosophie au lycée n'est-elle pas d'aider les élèves à acquérir l'autonomie dans leur dialogue avec la culture, d'une part par l'analyse des grands textes philosophiques apparus dans l'histoire et par l'exercice d'une distance critique par rapport à leurs sources d'information, d'autre part avec la pratique du débat d'idées lié aux problèmes contemporains ?... Les maîtres du Gymnase de Bienne en sont persuadés et ont institué une manière originale d'enseigner la philosophie, incluant tant l'histoire des idées que l'étude de diverses problématiques contemporaines. Enseigner la philosophie en interaction avec d'autres disciplines, de manière à faire apparaître que le questionnement sectoriel de la réalité pratiqué dans une discipline particulière, scientifique ou autre, se double nécessairement d'un questionnement philosophique portant sur la totalité, donc sur le sens global de notre présence au monde. L'enjeu : mettre en évidence l'irréductibilité de la réalité humaine à une grille issue de la biologie, de la psychologie ou de la sociologie, ou même de l'interaction des divers regards scientifiques pensés dans un modèle de complexité.
La mise sur pied d'un tel projet n'aurait pas été possible sans que les professeurs des différentes branches concernées y donnent leur consentement, et de plus, acceptent de consacrer beaucoup de temps et d'efforts dans sa mise sur pied.
En proposant cette démarche interdisciplinaire, les initiateurs n'aspiraient pas à faire jouer à la philosophie un autre rôle que celui d'être au service de chaque discipline, en se donnant pour but de mettre en évidence par exemple la démarche complexe qui conduit à la formulation d'une hypothèse explicative ou interprétative. Entre la philosophie et les diverses disciplines peut s'instaurer un rapport de dialogue et de mutualité, même si la philosophie y joue un rôle de métadiscours.
Précisons que le projet ainsi esquissé présuppose l'adhésion au point de vue socratique et kantien de l'ignorance métaphysique. Dans cette optique, la philosophie a pour rôle d'impulser une réflexion critique sur les idées directrices, les intentions fondatrices, les concepts directeurs, les présupposés anthropologiques, épistémologiques, éthiques et herméneutiques de chaque discipline. Mais en même temps elle accepte de se cantonner humblement dans une tâche de clarification qui ne saurait prétendre à une clarté ultime ou à une vérité première.
Même si elle prend son départ à l'extérieur de la philosophie, en sciences expérimentales, en sciences humaines ou dans le domaine des arts, cette démarche interdisciplinaire met en évidence le caractère incontournable de l'histoire des idées philosophiques. Elle vise à susciter chez l'élève la curiosité à l'égard des textes classiques, à montrer que ces documents du passé continuent de nous interpeller en nous plaçant devant des choix. Il est d'autres textes philosophiques qui ne sont pas moins intéressants à étudier en ce sens qu'ils ont contribué à instaurer une forme de cécité à l'égard de certaines questions, comme les manifestes du positivisme à l'égard de la subjectivité.
Après trois ans de fonctionnement du modèle, l'ensemble de l'école a tiré un bilan largement positif des interactions philosophie / maths-physique, philosophie / économie et droit, philosophie / musique, philosophie / arts visuels, philosophie / langues modernes, philosophie / psychologie et pédagogie. D'autre part, des solutions ad hoc ont été trouvées pour les branches menacées par une trop faible dotation horaire, soit les langues anciennes et biologie-chimie. Avec cette dernière option, la philosophie est devenue partenaire d'un enseignement triangulaire que les élèves concernés ont globalement estimé positif ; tous affirment que leur image de la philosophie a changé grâce à cette expérience.
Deux formes d'interdisciplinarité avec la philosophie
1) La forme dite " intégrée " ou type I (programme sur trois ans, 3 h par semaine les deux premières années, 5 h la dernière)
Les trois disciplines : philosophie, psychologie, et pédagogie, réunies sous le sigle " PPP " sont enseignées par le maître de philosophie, en vue de faire apparaître leurs interactions, dans une démarche semblable à celle de Merleau-Ponty dans ses cours au Collège de France : par le regard philosophique, il s'agit d'expliciter les présupposés des différentes théories psychologiques et pédagogiques, des modèles de la conduite et de l'apprentissage, ainsi que des diverses conceptions thérapeutiques avec les problèmes qui en découlent, tout en suivant les grandes étapes de l'histoire de la philosophie, sans laquelle la démarche est impossible.
2) La forme du " duo " ou " trio " ou type II (programme d'une année à raison de 2 h par semaine, 1 h en solo et 1 h en duo (trio))
Une formation philosophique est dispensée à tous les élèves au cours de la dernière année de formation, soit une heure donnée en solo par le maître de philosophie et une heure donnée en duo, ou en trio, dans le cadre de l'enseignement de l'" Option Spécifique " (branche accentuée qui détermine le type de maturité (bac) par le(s) maître(s) de cette dernière et le maître de philosophie, qui enseignent en présence l'un de l'autre, ou des autres.
Il s'agit de partir de problèmes rencontrés sur le terrain de l'option spécifique et d'apprendre à en découvrir la dimension philosophique ; de prendre connaissance de la teneur du débat philosophique qui s'y rapporte, avec la confrontation entre points de vue rivaux et l'examen de concepts critiques.
Le fait que les élèves découvrent la philosophie à partir du domaine culturel où ils sont le plus investis, avec lequel ils ont un lien personnel intellectuel et affectif, qui engage aussi parfois leur avenir professionnel, crée une motivation dans la réflexion qui permet de surmonter plus facilement les difficultés de l'entrée dans la thématique philosophique. Le détour par la réflexion philosophique affine la perception de leur propre domaine d'étude : beaucoup d'élèves en prennent conscience au cours du processus.
Exemples d'interdisciplinarité de type II : quelles démarches, quels contenus ?
1) Philosophie et Physique - Application des Mathématiques
On estime souvent que la science, ou les sciences, et la philosophie correspondent, au moins depuis le XVIIe siècle, à des activités totalement distinctes, séparation marquée par les institutions scolaires et universitaires. Mais cette séparation n'a rien de naturel ou d'évident ; comme le notait Jules Vuillemin, le philosophe qui étudie Descartes, par exemple, aurait tout intérêt à la lire la Géométrie pour comprendre le Discours de la méthode (dont les règles, loin d'être de simples truismes, prennent sens à la lumière de la nouvelle algèbre). De même, croyons-nous, l'homme de science qui s'intéresse aux enjeux de la physique relativiste ou quantique est, peu ou prou, poussé du côté de la réflexion épistémologique (Einstein, Bohr et Schrödinger ne sont pas seulement des physiciens de premier ordre, ce sont également des épistémologues importants).
La philosophie classique ne peut ainsi se désintéresser de la science. Certes, mais pourquoi instaurer des cours interdisciplinaires au lycée alors que les élèves, souvent, peinent à suivre le programme, aussi bien en philosophie qu'en physique? N'est-ce pas une perte de temps, un luxe inutile ?
Non, et pour les raisons suivantes:
- D'abord, comme l'a justement souligné A. Giordan, les difficultés des élèves scientifiques au lycée sont aussi dues, plutôt qu'à un manque de maîtrise des démonstrations mathématiques, à une mauvaise modélisation ; il ne semble pas inutile, dès lors, en étudiant par exemple le modèle de Newton, d'insister sur le fait que la mécanique classique ne décrit pas un monde tout fait, mais nous propose un paradigme, avec son vocabulaire et ses moyens démonstratifs propres ; cela peut provoquer chez l'élève un regard réflexif sur l'idée un peu naïve que la science nous livre le monde tout nu et sans fard.
- Ensuite, suivre la démonstration de Newton, dans les Principia, des forces centrales, et le voir "bricoler", parfois, dans son modèle géométrique, montre à l'élève que la science se fait, et que les paradigmes ne sont pas sortis tout armés des grands physiciens ; il y a une pratique de la science; et cette pratique ne peut se confondre avec la science faite (voir à ce propos les travaux du trop méconnu Russell Hanson). Là aussi, il s'agit, croyons-nous, d'une invitation à l'autonomie critique plutôt qu'à la passivité devant les éclairs de génie des grands physiciens (sauf le respect qui leur est dû).
- Enfin, en reprenant la polémique Einstein-Bergson sur le caractère absolu du temps vécu, ou les textes de Maurice Merleau-Ponty sur le problème de la perception, il est également possible de réfléchir avec les élèves sur le monde perçu, face à l'abstraction du modèle de la relativité d'Einstein. Descartes, on le sait, en penseur classique typique, disait que la vraie cire ne peut se concevoir hors de l'intelligence. La perception pour lui n'était qu'une science à l'état naissant. Mais, ajoute Merleau-Pontyy, la science la plus moderne nous rend, au contraire, le monde sensible ; par exemple, la relativité d'Einstein nous montre qu'il n'y a pas d'observateur non situé, qu'il n'y pas de savoir total.
L'élève peut alors mieux comprendre, croyons-nous, le projet philosophique du primat de la perception d'un Maurice Merleau-Ponty. L'interdisciplinarité avec la physique ouvre ainsi des pistes à une compréhension nouvelle des grands textes de la tradition, l'élève partant de ses connaissances, de ses préoccupations, voyant mieux la pertinence de l'interrogation philosophique.
Ainsi, aussi bien au point de vue général qu'au point de vue pédagogique, l'interdisciplinarité peut, si elle est menée avec prudence et conscience, servir aussi bien la science que la philosophie, dans ce monde moderne où, contre la pensée classique, nous savons désormais que nous ne pouvons trouver du sens que grâce à la perception et au langage, hors de tout point de vue absolu.
2) L'interdisciplinarité Philosophie et Bio-Chimie
Le mot " preuve " est un des mots favoris des élèves. La science, et spécialement la chimie (minérale ou organique) et la biologie, c'est " prouvé ", la morale, non. Dès lors, les " moyens de preuve " des discours non scientifiques (philosophie, religion, poésie, art), font sourire les élèves. Ils sont conscients du fait que bien des domaines de l'existence échappent au type de " vérification " en vigueur dans les sciences de la nature. Mais ils ont tendance à estimer qu'on est alors dans l'ordre de l'opinion, des questions subjectives, c'est-à-dire des affaires de préférence et de goût. Et comme on sait : de gustibus non disputandum ! (Du goût on n'a pas à discuter). La rationalité a été accaparée par la pratique scientifique : le reste est donc à bien plaire, caché dans le refuge variable de l'irrationnel propre à chacun.
Mais cette conception raidie et étriquée de la rationalité paraît ruineuse au philosophe : elle n'est selon lui que l'autre, le pendant de l'arbitraire et du fanatisme. Dès lors le projet didactique de la philosophie prend corps : si cette image de la rationalité correspond bien à la mentalité générale, alors il s'agira de partir de cette conception et de tenter de la faire évoluer. Voici en bref deux moments évoqués à titre d'exemples :
a) Tentative de restitution de l'épaisseur historique (avec ses tâtonnements) de la constitution de la chimie moderne comme science. Pendant un bon siècle (le 18e), on a substitué au vieux modèle alchimique une nouvelle théorie fondée sur l'hypothèse du " phlogistique ", postulat qui repose sur le préjugé de l'existence d'une " matière du feu " libérée lors de la combustion et à qui on était allé jusqu'à attribuer un poids... négatif.
Cela pour faire prendre conscience aux élèves, selon G. Bachelard, que " la science est une philosophie du non " : elle se constitue par rupture avec les pseudo-évidences du sens commun, quand les hommes osent leur opposer une construction théorique, une hypothèse violemment contre-évidente qu'ils ont le front de soumettre aux tests expérimentaux et qui y résiste dans un premier temps. Puis on oublie l'audace et les interrogations qui ont précédé l'hypothèse provisoirement victorieuse. Le nouveau " paradigme " tend à s'imposer comme LA vérité : on croit voir la nouvelle donne et l'avoir toujours vue, et une fois de plus on mystifie l'histoire en " bétonnant " le savoir reçu !
b) Plus tard : à la faveur d'un film (Mon oncle d'Amérique d'A. Resnais) la classe est invitée à étudier l'image de l'homme et du monde défendue par le biologiste Henri Laborit et connue sous le nom de " naturalisme ", image fréquemment défendue par les " biochimistes ", parfois inconsciemment, et que le maître de philo met en opposition avec une autre : la conception popularisée par Sartre dans sa célèbre conférence L'existentialisme est un humanisme. Les élèves sont incités à discuter des deux positions en argumentant : ils le font, d'abord sur le seul plan des vérités générales, puis avec l'aide de la problématique éthique, l'apport des Déclarations des Droits de l'Homme et l'examen des principes de la " théorie de la Justice " de J. Rawls, et enfin en se constituant en " comité de bioéthique " chargé de fixer les priorités en cas de don d'organes. La discussion et l'argumentation prennent leur essor : ceux qui y prennent une part active acquièrent progressivement une conscience élargie de la rationalité.
3) L'interdisciplinarité philosophie / musique (démarche à deux volets en interaction)
Le cours est constitué de manière à ce que les heures en solo permettent une mise en perspective critique des thèmes et oeuvres étudiés dans l'heure en duo, et donnent ainsi de quoi alimenter la réflexion tout en faisant découvrir les grands carrefours de l'histoire des idées. Il y a donc à la fois complémentarité et tensions entre les deux pans de la démarche. Alors que l'accent était mis en musique sur le chant grégorien, des textes de Boèce à l'appui, l'heure de philosophie solo effectuait la critique pascalienne et kantienne de la connaissance ; alors que la démarche théologique et herméneutique était esquissée sur le thème de La Passion selon Saint Jean de J.-S. Bach, de ses transpositions littéraires et cinématographiques en duo, les grands courants de l'athéisme contemporain et leurs principes herméneutiques, Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud, étaient présentés en solo. L'élève était ainsi déstabilisé ou mis en mouvement vers une tâche de prise de position.
Une telle démarche met la question du sens au coeur de l'émotion esthétique. Elle invite chaque musicien à entretenir un dialogue existentiel avec les oeuvres musicales ; ce qui, de toute évidence, ne porte pas de fruits mesurables...
4) Interdisciplinarité philosophie et arts visuels
La démarche avec les arts visuels a été assez semblable à celle de la musique dans son principe. Nous n'en esquissons, faute de place, que les deux moments forts du cours :
- l'étude d'une icône de Andreï Roublov, placée après les analyses d'image de presse ou affiches de Benetton, icône étudiée aussi à travers le film que lui a consacré Tarkovski ; les élèves d'abord fâchés contre nous après la vision du film de trois heures de Tarkovski, sont entrés dans la démarche d'interrogation d'une oeuvre réfractaire à toute saisie immédiate, et ont saisi l'interaction entre l'esthétique et les vérités subjectives (au sens de Kierkegaard) ;
- l'étude d'un tableau de Bonnard, qui, par la contestation du corps objectif, nous rend accessible le corps vécu dans l'événement fragile de la rencontre. Par ce biais, les textes de Merleau-Ponty sur la phénoménologie du corps sont devenus lisibles par les élèves, la problématique leur étant devenue compréhensible, signifiante, importante.