Revue

Espagne : qu'est-ce que le conseil philosophique ?

Une réflexion sous forme de dialogue entre les membres du forum de l'ASEPRAF

Une réflexion sous forme de dialogue entre les membres du forum de l'ASEPRAF

Peter B. Raabe4 soutient, dans son livre Le Conseil Philosophique (CP), que le Conseil Philosophique souffre encore d'un manque d'identité, car même s'il s'est écrit beaucoup en la matière pendant ces vingt dernières années, il n'y a pas encore de consensus en ce qui concerne sa méthodologie (dans le cas où il pourrait y en avoir une), ses objectifs et intentions, les compétences requises pour être un conseiller philosophique, et la relation et limites de cette activité avec les autres formes de conseil et de thérapie. Dans cet ouvrage, P.B. Raabe passe en revue les différentes tendances existantes au sein du Conseil Philosophique, et soutient en effet que même si la diversité en elle-même est souhaitable pour notre activité, la multiplicité des approches, modèles, théories et méthodes finit par être excessive (bien qu'elle ne soit pas supérieure à celle qui existe actuellement dans le domaine des psychothérapies, un fait qui n'empêche nullement la délimitation et la reconnaissance de ce domaine professionnel).

Mariano Bétes de Toro affirme dans son article "  La nécessité du conseil philosophique vu de la psychologie académique" (publié dans le premier bulletin de l'ASEPRAF) que bon nombre de difficultés que l'on va rencontrer dans le CP proviennent de l'affrontement avec des professions voisines (comme la psychologie et la psychanalyse), desquelles émaneront les accusations d'inefficacité et d'ingérence, probablement " le plus grand obstacle au développement de notre activité professionnelle viendra de l'intérieur même du CP : du manque d'uniformité des critères et de la vision différente de certaines questions. Le manque de cohérence interne va être le plus grand danger qui menacera la stabilité et la croissance de cette activité5 ".

Des réflexions de cette nature ont mené certains conseillers philosophiques et philosophes intéressés par la pratique philosophique à conclure qu'une des choses qu'il fallait de toute urgence réaliser était un effort pour atteindre l'objectif d'une définition claire de notre activité qui rendrait possible le succès de cette cohérence interne souhaitable à laquelle Mariano faisait référence (une cohérence interne non monolithique, mais plutôt flexible, car il lui faudrait être compatible avec l'existence de diverses visions et tendances). Il est enrichissant et positif qu'il y ait diversité des perspectives et des interrogations dans le milieu de la pratique philosophique ; plus encore, il est nécessaire qu'il en soit ainsi.

Maintenant, cette divergence sera enrichissante et non destructrice, dans la mesure où elle aura lieu sur la base d'une définition claire qui déterminera que ce que font les conseillers philosophiques est bien du CP, et pas autre chose, et qu'elle nous délimitera sans ambiguïté face à d'autres formes de conseil comme celui des psychothérapeutes (et même face aux psychothérapeutes plus philosophiques).

Je considère que réussir à atteindre ces pré-requis communs dans lesquels nous pourrions, nous les conseillers philosophiques, nous reconnaître, et sur la base desquels repose tout type de tendance et d'obédience, est une tâche qui appartient à tous ceux qui se consacrent à cette activité ou qui font de la recherche dans ce domaine. En cela, j'ai pensé qu'il serait intéressant que dans cet article je ne me limite pas à exposer ma vision personnelle de la pratique philosophique, mais plutôt que je sois le porte-parole d'un travail qui donne la parole à une recherche sous la forme d'un dialogue, mené par différentes personnes investies dans la réflexion sur la nature de cette activité. Concrètement, j'ai invité quelques adhérents du forum de l'ASEPRAF qui le désiraient à participer à un colloque dans le but, à nous tous, d'essayer de proposer une description de quelques critères minimums communs et non polémiques, définissant ce qu'est le CP (au cas où un tel consensus serait réalisable).

La planification de ce travail a été la suivante : seraient examinées des questions touchant directement ce qu'est le CP, et tous les intéressés pourraient réaliser leur propre apport, ou exprimer des objections aux contributions, jusqu'à réussir un consensus sur ce qui serait indiscutable (les dix-huit membres du forum de l'ASEPRAF ont accepté ma proposition). Ce que j'exposerai un peu plus loin reprend seulement des conclusions provisoires qui ne sont en aucune manière définitives et fermées.

CONSEIL PHILOSOPHIQUE ET THÉRAPIE

La question qui ouvrit le débat fut la suivante :

" Comment caractériser le Conseil Philosophique et la relation conseiller philosophique-client ? Est-ce une pratique qui se base sur la thérapie entendue comme traitement, une thérapie de développement personnel, un nouveau service dans le domaine de la santé mentale, une activité à mi-chemin entre la philosophie et la psychologie, ou n'est-ce aucune de toutes ces choses ? Est-ce une voie de développement de la philosophie théorique ? Est-ce une relation d'aide, une modalité du conseil ou de l'orientation ? ".

Les contributions au forum ont été très nombreuses, et j'ai dû réaliser une sélection. Je cite celles qui ont le plus aidé à la formulation des objections et conclusions ayant permis au dialogue de s'articuler, et pas nécessairement celles ayant le plus de valeur en elles-mêmes. La sélection réalisée est donc inévitablement injuste.

Les réponses données aux questions (qui reprennent des caractéristiques rencontrées dans les différents écrits sur le CP) ont permis de réaliser un premier accord unanime : le CP ne doit pas se caractériser ou se définir en faisant référence à la terminologie médicale ou clinique (à des catégories comme celles de " santé " ou de " maladie mentale ", ni à des catégories dérivées comme " dysfonctionnement psychologique ", " trouble psychologique ", " symptôme ", " diagnostic " ou " traitement "). Tous les participants à l'investigation ont été d'accord sur l'idée que le conseiller philosophique ne cherchait pas dans les difficultés humaines et dans les situations que les clients décrivaient des symptômes de maladie ou de dysfonctionnements mentaux susceptibles de diagnostic ou de traitement. Ils voyaient dans ces situations des défis ou des conflits dérivés du vécu de la personne, les crises, réajustements et défis normaux qu'affronte l'être humain dans son processus de développement et qui requièrent, en tant que tels, une approche spécifiquement existentielle et philosophique.

Josep María Carbó6 a résumé ainsi ce que fut une hypothèse sur laquelle il y eut un point d'accord clair entre tous les participants au débat : "  L'ignorance (qui est pour les philosophes de la connaissance la racine ultime de la souffrance) n'est pas une maladie. "

Sur la même ligne, Gabriel Molina Mari7 suggéra à un moment donné la chose suivante : "  Il y aurait lieu de dire que ce qui définit le CP est le fait que nous substituions le paradigme de l'autoconnaissance à celui de la santé. "

On a objecté à cette suggestion que le fait que nous substituions le paradigme de l'autoconnaissance à celui de la santé était quelque chose qui nous caractérisait, mais qui ne nous définissait pas, car cette substitution avait déjà été réalisée par certains développements de la psychologie et de la psychothérapie, par exemple par les psychologies humanistes, les psychothérapies cognitives ou la psychologie transpersonnelle.

Maribel Rodriguez8 et Pedro López Anadón9 ont insisté sur le schéma santé/maladie et la perspective médicale - ou la subtile médicalisation qui opère à partir du modèle diagnostic/traitement -, en tant qu'il n'épuisait pas tout le champ de la psychiatrie, ni celui de la psychothérapie.

Je ne partage pas - écrivit Maribel Rodriguez - votre vision d'après laquelle la psychiatrie se base exclusivement sur un modèle santé/maladie. Cela ne touche seulement qu'une partie de la psychiatrie qui en apparence est celle qui prédomine. Mais quand nous parlons de certaines psychothérapies, ce modèle change et nous passons, par exemple, d'un modèle catégoriel (avec des catégories de diagnostics délimitées) à un autre domaine plus large, dans lequel il y a une ligne continue, et non une limite claire, entre santé et maladie. Dans la psychothérapie existentielle, on tient compte de beaucoup de choses que vous dites être propres au CP ; maintenant, un psychiatre, en plus du recours à la psychothérapie et à un modèle psychologique et anthropologique déterminé, compte sur la possibilité de détecter si derrière un problème concret il y a quelque chose de plus grave qu'un simple problème avec la vie. En dehors de la psychothérapie existentielle, les apports du modèle phénoménologique (très lié à l'existentiel) sont très enrichissants et ont de solides bases philosophiques. Un autre exemple de dépassement du schéma santé/maladie est la psychanalyse, où le concept de névrose élargit le champ à toutes les personnes qui sont en conflit avec elles-mêmes et avec le monde. "

Il continuait à y avoir unanimité malgré tout sur le fait que le CP ne s'en remettait ni à des modèles médicaux, ni cliniques - d'où le fait que l'on substitue le paradigme de l'autoonnaissance à celui de la santé - et que si c'était quelque chose qui nous caractérisait, ce n'était pas un critère qui nous définissait, ni qui nous délimitait avec évidence face aux autres formes de conseil (en particulier face aux psychothérapies plus philosophiques).

Mariano Betés, dans l'article précédemment cité ("  La nécessité du Conseil Philosophique vu de la psychologie académique ") décrit le CP comme " une psychothérapie qui déborde la thérapeutique entendue comme traitement, car son point de vue est prophylactique : il rend responsable du désordre psychopathologique les états de transition et améliore la qualité de vie10 ".

On discuta par la suite cet apport dans le forum et l'on tomba d'accord sur - comme l'admit Mariano lui-même - le fait que cette caractérisation était pensée à partir d'un paradigme clinique qui continuait à avoir pour référence le schéma santé/maladie et que pour autant, elle était extrinsèque au CP. On convint également que les descriptions de ce genre mettaient à jour précisément un des défauts ou tics que le CP cherchait à résoudre : la tendance à psychologiser ou à médicaliser tous les domaines de la vie et, concrètement, celui des conflits et de la souffrance humaine. De plus, cette définition était appropriée, par exemple, pour caractériser beaucoup de psychothérapies humanistes de telle sorte que si nous nous l'appliquions, elle ne nous délimiterait pas face à ces domaines.

En conclusion, étaient exclues car impropres les caractéristiques suivantes du CP : " Psychothérapie qui déborde la thérapeutique entendue comme traitement, thérapie de croissance personnelle, une activité de service dans le domaine de la santé mentale, une activité à mi-chemin entre la philosophie et la psychologie. "

Nous faisons remarquer qu'éviter ce type de caractérisation avait, en plus, une conséquence positive : dans la mesure où nous, les conseillers philosophiques, nous ne nous définissions pas comme " thérapeutes " ou " professionnels de la santé mentale ", il n'y avait aucune raison pour que l'on nous accusât d'ingérence.

Or, s'il y eut aussi un accord sur le fait que le CP n'est pas une thérapie au sens strict, c'est-à-dire une dimension thérapeutique indirecte, cela n'excluait pas, en premier lieu, qu'elle ait des effets thérapeutiques clairs, ni n'excluait, en second lieu, la possibilité de se référer légitimement au terme " thérapie " pour caractériser le CP à la condition que ce terme soit utilisé en un sens " métaphorique ou analogique " - et non littéral -, comme l'utilisaient fréquemment les anciens pour se référer à l'activité philosophique, qu'ils considéraient comme " garante de la santé mentale ".

Dans les termes de Miguel Vera11: " Je considère que le CP peut avoir des effets thérapeutiques dans le sens où, une fois éclairé le problème, il provoquera une réaction de transformation nécessaire qui peut s'identifier à une autothérapie. Bien que je comprenne que l'utilisation du terme par son association au paradigme médical ou de santé puisse être contre-productive. "

À partir de cet accord, surgirent des voix qui reflétèrent une divergence d'opinion relativement à ce que devrait être la relation entre le CP, les psychothérapies et la psychiatrie. Une divergence dont nous comprenions qu'elle reflétait au sein du CP diverses tendances possibles qu'il fallait respecter.

1)Pour la première de ces tendances, la perspective clinique, bien qu'elle ne soit pas au coeur de la question de la définition du CP, doit être prise en compte indirectement ou négativement dans la mesure où le CP s'oriente, en principe, vers un abord de situations non pathologiques. Le conseiller doit connaître quelles sont les limites de son action et, pour cela, doit savoir reconnaître le profil des principales pathologies mentales. Est considérée par conséquent comme recommandable l'interdisciplinarité entre philosophie et psychologie.

2)La seconde tendance insiste sur le caractère autonome et autosuffisant de la perspective philosophique, jusqu'au point de considérer comme inutile toute référence aux disciplines " psy ". Tout individu, même celui qui est atteint d'une pathologie psychiatrique, est un être humain, et par conséquent il est légitime d'aborder sa situation et ses difficultés à partir d'une approche strictement existentielle. Ceci n'implique pas d'ingérence ou d'intrusion dans le domaine de la psychologie clinique ou de la psychiatrie, car le conseiller ne promet en aucun cas la guérison (précisément parce qu'il n'opère pas à partir du paradigme santé/maladie).

CONSEIL PHILOSOPHIQUE ET PHILOSOPHIE

Passons ensuite à une autre question comprise dans l'interrogation avec laquelle s'ouvrit le débat : " Le CP est-il un développement appliqué de la philosophie théorique ? ".

Il y eut accord pour considérer que le CP n'était pas une application de la philosophie théorique ou de la philosophie académique, car cette caractérisation présupposait la division théorie/pratique, connaissance/transformation, connaître/être, que le CP cherchait à résoudre. L'aspect transformationnel et opératoire n'était pas une application extrinsèque de la philosophie, sinon quelque chose qui lui était indissociable. Le CP est précisément un rappel que la réflexion philosophique profonde, quand elle est authentique, et non une simple spéculation autoréférentielle, est en elle-même et toujours libératrice et transformatrice.

En ce sens, il est significatif que le CP s'ancre dans un mouvement intitulé " pratique philosophique ". L'expression " pratique philosophique " n'est pas équivalente à " philosophie pratique ". La " pratique philosophique " est la " philosophie vécue ", " pratiquée ", " mise en action ", la philosophie qui implique tout l'être de la personne qui philosophe, c'est-à-dire la philosophie elle-même dans son sens le plus authentique. Par " philosophie pratique ", en revanche, on comprend une branche particulière de la philosophie théorique, un procès appliqué de cette dernière.

Selon Jorge Martinez12 : " Le conseil philosophique est la vie elle-même, vécue intensément. Je suis totalement d'accord avec l'idée que l'aspect transformationnel de la philosophie n'est pas un aspect extrinsèque de cette dernière - en cela a consisté une certaine position qui se fit appeler "académique", et sur les origines desquelles il faudrait enquêter -, sinon un aspect intrinsèque et indissociable de son identité. Mais c'est l' "académisme", et non la philosophie elle-même, qui fait de la pratique ou de l'étude théorique quelque chose de complètement futile, spirituel ou impuissant pour l'expérience des gens. Ma thèse consiste à soutenir que la même pratique théorique de la philosophie génère, par elle-même, et sans rien de plus, une transformation. Et je crois qu'une telle virtualité ou pouvoir de transformation est ce en quoi consiste son pouvoir ou sa virtualité "thérapeutique", et qu'un tel pouvoir naturel lui a été - historiquement - "retiré" et "nié". "

Etait exclue, par conséquent, la caractérisation du CP comme un processus appliqué de la philosophie théorique et comme philosophie pratique. Les caractérisations restantes du CP contenues dans la question initiale sont donc apparues bien adéquates : une relation d'aide, et une modalité de conseil/ orientation/consultation au sens propre.

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Article traduit par Bruno Guitton, professeur de philosophie au lycée franco-chilien Saint-Exupéry de Santiago du Chili.


(2) Association espagnole pour la Pratique et le Conseil Philosophique (www.asepraf.org).

(4) Raabe Peter B., Philosophical Counseling : Theory and Practice, Praeger Pub Tex, Westport/Connecticut/London,2000.

(5) Diálogos, n°1, p29.

(6 ) Pédagogue et Professeur de Philosophie à l'Institut de Santa Coloma de Farners de Girona. Membre de l'École de Philosophie " El Pou de Girona ", association qui prétend diffuser la philosophie pratique dans les milieux populaires. Donne des Cours de Formation et d'Entraînement de Conseiller Philosophique (promotion 2003-2004) à l'ASEFRAP.

(7) Licencié en Philosophie, conseiller éthique et philosophique, et coach personnel. A fondé une entreprise (Noosphera) dans laquelle il propose des produits et des services éthiques et philosophiques pour des particuliers, des organisations et des entreprises.

(8) Médecin psychiatre. Master en Psychothérapie. Membre de AESLO (Association Espagnole de Logo thérapie).Secrétaire de l'AEP (Association Espagnole de Personnalisme).Coordinatrice du Groupe de Santé Mentale de Médecins du Monde.

(9) Licencié en Droit et en Psychologie Sociale.Directeur du cabinet juridique Anadon et Associés et ex professeur de l'Université. Ecrivain.Etudiant en Philosophie de la UNED.

(10) Dialogos, n°1, p30.

(11) Licencié et professeur de Philosophie, professeur de Coryartes " a living martial art " : étude approfondie des sagesses du corps - pratiques, corps-esprit : Qui Gong, éducation de la posture, mouvement fonctionnel thérapeutique et respiration intégrant la méditation.

(12) Licencié en Philosophie. A suivi les cours du Doctorat de l'université de Valence et a été professeur de Philosophie dans l'enseignement secondaire.

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