Nous assistons assurément en France à une demande sociétale significative de philosophie1 : certains ouvrages de philosophie sont des succès de librairie ; le mouvement des cafés philo ne s'essouffle pas ; les pratiques à visée philosophique avec les enfants se multiplient à l'école primaire ; la discipline est revendiquée par les jeunes des lycées professionnels, où elle n'est pas enseignée ; des universités populaires à pôle philosophique se créent, à Caen avec M. Onfray, Lyon, Narbonne, Arras... Toute demande est symptomatique, en ce qu'elle confronte, comme dirait Lacan, la collision du désir avec l'impossibilité du réel à se dire, le penser, et en jouir. C'est cette aporie que Simon exprime par le principe de raison limitée, et Morin par le concept de complexité, qui pourrait fonder ontologiquement le désir de penser, à la fois dans son urgence existentielle d'être condamné au sens, et dans sa difficulté réflexive à le construire humain.
Désir certes ancré dans notre inconscient, mais socio-politiquement contextualisé dans le silence post-moderne des utopies alternatives, l'horizontalité désormais des transcendances religieuse ou positiviste, le déclin d'institutions fragilisées ( Le déclin de l'institution, François Dubet). Comme l'avait pressenti Tocqueville, la passion de la liberté individuelle, avec son ivresse à choisir et sa responsabilité écrasante à se créer des valeurs, serait le contrepoint insistant du droit à l'égalité : égaux certes, mais dans la revendication de l'ego.
Le sens deviendrait plus subjectif, contingent, plus local, électif, de l'ordre de la préférence singulière, voire du goût, plus que de l'ordre de la raison ou de la valeur universelle partagée. La demande sociale de philosophie traduirait la quête exacerbée de sens propre aux moments critiques de l'histoire. Car l'époque cherche à imposer de nouvelles significations : la maîtrise comme paradigme de l'activité, la technique comme modèle de la maîtrise, l'efficacité comme fin et non ajustement des moyens, l'argent comme mesure de toute chose, l'avoir comme réalisation de l'être, la consommation comme figure du bonheur, la publicité comme creuset de la créativité, la rentabilité comme finalité de la production, la compétition comme modalité relationnelle, la performance comme réalisation de soi, la jouissance comme impératif catégorique, l'érotisation de l'apparaître ou la machine sportive comme idéaux de la corporéité, le jeunisme comme anti-hiérarchie générationnelle...
Ce top 50 idéologique nourrirait cependant des angoisses, face à l'impatience de la vitesse, la surinformation des médias, le vertige internautique des données, l'épistémologie de la perplexité, la reconnaissance des pulsions de l'inconscient, la permanence de la barbarie malgré la culture, l'effritement du lien social et politique, le frisson écologique, le spectre terroriste, l'aléatoire de l'avenir. On se raccroche alors à tout ce qui peut faire dogme sécurisant ou soupape : le bricolage religieux, les valeurs conservatrices, le positivisme scientifique, la pensée unique, le retour aux racines, le communautarisme, l'intégrisme, le simplisme raciste, le bouc émissaire. Un altermondialisme se cherche sans dépasser un cartel hétéroclite de " nons " à la mondialisation.
La philosophie est convoquée pour faire bouche-trou de cette béance, ou de cette pléthore de sens. Cherche-t-on à l'instrumenter, en la réduisant à une mode médiatiquement relayée ? Qu'en est-il de son éthique de conviction, ou de responsabilité ? Quelle doit être aujourd'hui la posture de la philosophie et du philosophe face à cette demande à elle adressée?
Je proposerai une hypothèse de travail : pourrait-on tenter de concrétiser le voeu de Diderot, qui souhaitait " rendre la philosophie populaire " ? Ou, comme le pensait Platon l'aristocrate, une démosophia ne peut-elle être que dérive démagogique et sophistique ? Tel pourrait être l'enjeu.
UNE PISTE PRAGMATIQUE : LE CAFÉ PHILO DANS LA CITE
Ce qui interroge dès lors, c'est la place de la philosophie dans la cité. Socrate fréquentait l'agora démocratique, qui le lui a fait payer. Platon plaçait la philosophie au centre de sa République avec le philosophe-roi, mais sa République n'était guère démocratique. Il y eut souvent des solutions de repli : la philosophie à l'écart du monde, entre amis (Epicure), ou dans un poêle (Descartes) ou une tour d'ivoire (Montaigne), du point de vue de Syrius. Il y eut aussi des philosophes qui tenaient école dans l'Antiquité, quelques philosophes professeurs, puis pas mal de professeurs de philosophie. Mais dans une école sanctuaire, bien à l'écart de la société, très sélective.
Vint l'école républicaine, avec le slogan en France : " Philosophie, École, République, même combat ". La philosophie couronnait les études secondaires en terminale, puis donnait lieu à des études spécialisées à l'université. Avec la massification des lycées, elle touche de plus en plus de jeunes scolarisés d'une classe d'âge. Aujourd'hui est-il venu le temps où la philosophie va renouer avec l'agora ?
Lorsque Marc Sautet, maître de conférences en philosophie à HEC, inaugure un peu par hasard le premier " café philo " au Café des Phares place de la Bastille à Paris2, il a conscience de la continuité avec la tradition française intellectuelle du café, qui chemine à travers l'histoire du lieu des révolutionnaires de 1789, où circulent les nouvelles des groupes factieux, où l'on lit et diffuse des libelles, à tous ces cafés célèbres où se réunirent au 20e des groupes d'intellectuels, artistes et écrivains3. Mais il y a aussi rupture, car ce lieu semi-public va accueillir sans distinction le tout venant de ceux qui vont s'entretenir ensemble des problèmes de la condition humaine, les participants proposant eux-mêmes les questions qui les taraudent. Il y a là l'invention d'une nouvelle pratique sociale, ou tout au moins renouvelée, un groupe d'inconnus entre eux au départ se réunissant sans exclusive ni préalable avec pour objectif de mutualiser leurs interrogations sur les grandes énigmes auxquelles la vie les confronte. Il s'agit, sous la conduite d'un animateur, d'aborder collectivement, hors institution de formation, le problème du sens, en donnant dès le départ à cette aventure une visée philosophique. La philosophie sortant de l'université propose alors une formule assez inédite : sans objectif explicite de formation, et dans un espace " public ", apprendre à philosopher sous forme de discussion collective dans un groupe plus ou moins nombreux de personnes volontaires.
Cette nouvelle pratique à visée philosophique interrogea très vite les professionnels de la philosophie : il n'y avait pas de cours ni de conférence d'un expert en philosophie, pas de " maître " puisqu'on parlait d'un animateur, et qu'on discutait. Il n'y avait pas non plus de textes proposés, d'études d'auteurs, puisque l'activité était à base d'oral, de débats. Et pas d' écriture non plus, où dans le face à face avec soi-même, l'on construit dans le calme, la concentration, la " patience du concept " une pensée rigoureuse, avec l'exigence requise de la cohésion et de la cohérence des processus rédactionnels. Le modèle du professeur faisant " oeuvre " dans sa " leçon ", du texte de philosophe faisant exemple et témoignage de pensée réflexive, de la dissertation comme " patrimoine incontournable "4 de l'apprentissage du philosopher était absent. Nulle trace du paradigme organisateur de la tradition de l'enseignement philosophique français5...
Était-ce donc bien de la philosophie, ou assistait-on à un usage abusif, médiatique du terme, au détournement édulcoré de la discipline ? D'autant que certains animateurs n'étaient pas eux-mêmes formés à la philosophie, institutionnellement reconnus comme tels par des examens, des concours, mais ne " s'autorisaient " que d'eux-mêmes, comme jadis des psychanalystes, pour s'improviser " animateurs de café philo "... N'y avait-il donc pas là que " discussions de café de commerce ", échange d'opinions, préjugés de la foule et foule des préjugés ?
Le débat se prolonge depuis plusieurs années. Il y a ceux, philosophes, qui condamnent les cafés philo par principe, sans y avoir mis les pieds, et qui s'en voudraient d'y aller voir, pour lesquels " café philo " est un oxymore utilisé par des imposteurs : la philosophie est bien trop sérieuse pour traîner, voire se prostituer dans les débits de boisson. Il y a ceux qui ont fait une ou deux expériences, en observateurs, n'ont pas été convaincus, et dénoncent l'amateurisme, le règne de l'approximation, le " brouillonnement ", le manque de rigueur, la culture confiture, le narcissisme de l'animateur ou des participants : ils n'y reconnaissent point leur conception et leur pratique de la philo. Le café philo oscillerait entre le café psycho où l'on a trouvé un lieu pour se dire et être collectivement écouté, et le café citoyen où l'on agiterait des idées et beaucoup d'idéologie, autour des " problèmes de société ", avec selon les sujets abordés l'inflexion vers un café femme, un café écolo, un café théologique ou libre penseur, un café politique etc.
Il y a inversement ceux qui, formateurs ou compétents en animation de groupes, intéressés par la philosophie, mais sans spécialisation philosophique, ou autodidactes, dénoncent ces réactions jugées corporatistes d'une PSU (La " philosophie scolaire et universitaire " de Châtelet), qui défend en gardienne du temple son territoire, condescendante, élitiste et ésotérique. Et il y a enfin les animateurs qui ont une formation ou une reconnaissance institutionnelle philosophique, et qui pensent que peut se faire dans un café philo un réel travail de la pensée. Le clivage est donc double : entre non-" philosophes " et " philosophes ", plutôt sur le mode du rejet mutuel, et entre philosophes eux-mêmes, ceux qui animent ou y participent activement, et ceux qui n'y croient guère.
Quand le débat devient possible, il est intéressant, car il soulève des problèmes de fond. Peut-il y avoir de la philosophie en dehors de l'histoire de la philosophie ? Peut-on réellement philosopher sans des textes, des auteurs, des doctrines ? Peut-on problématiser en dehors des (sans référence aux) grandes problématiques déposées dans l'histoire de la pensée ? Peut-on philosopher sans un ou des maîtres, sachant que le modèle antique de l'apprenti était le disciple ? Qu'est-ce en fait que philosopher ? Pour Aristote, tout commence avec l'étonnement, pour Platon, c'est le " dialogue de l'âme avec elle-même ", pour Deleuze, c'est " créer des concepts ", d'autres convoqueront Habermas avec le " meilleur argument " rationnel...
On ne peut pas non plus confondre le philosopher d'un grand philosophe avec l'initiation au philosopher d'un " apprenti-philosophe ". Qu'est-ce qu'apprendre à philosopher ? Penser par soi-même ? Avoir une attitude philosophique dans sa pensée, ou/et dans sa conduite ? Kant par exemple a bien distingué " apprendre à philosopher " et " apprendre la philosophie ", alors que pour Hegel le second était la condition du premier. Peut-on apprendre à philosopher en dehors de l'écoute d'un cours, de l'étude d'un texte, de l'écriture d'une dissertation? En discutant par exemple? Et dans ce cas, seulement sous forme d'entretiens maïeutique de type socratique ? Ou sous forme de disputatio moyennageuse, en alternant de longs discours ? Ou aussi, comme au café philo, sous forme de discussions en groupe à plusieurs ? Mais toute discussion n'est pas philosophique. À quelle condition alors une discussion est-elle, ou peut-elle devenir philosophique ? Y a-t-il des critères de philosophicité d'une discussion ? Voilà quelques-unes des questions essentielles posées.
Je pense personnellement qu'il est possible de pratiquer le philosopher en discutant, et donc pourquoi pas au café. Mais à un certain nombre de conditions.
1) Des conditions nécessaires (mais non suffisantes) : par exemple que l'on s'entende distinctement (silence relatif, écoute et concentration possibles), c'est la condition de possibilité matérielle d'une communication physiologiquement réussie. Et aussi des conditions qui sans être nécessaires, facilitent la communication : que si possible on voit de face celui qui parle (80 % de la compréhension d'un message est non verbale).
2) Qu'il y ait des procédures connues et respectées de tours de parole, qui rendent possibles l'expression de tout participant et du maximum d'intervenants, des règles démocratiques de débat (ex : un président de séance donne la parole dans l'ordre où elle est demandée, mais avec priorité à ceux qui n'ont pas encore parlé...).
3) Que s'exerce dans le groupe une éthique discussionnelle : respect des individus qui s'expriment, conflit sociocognitif sur des idées, et non conflit socio-affectif entre personnes.
Ces trois types de conditions ne sont pas spécifiquement philosophiques : toute communication suppose la perception du message ; une discussion démocratique peut s'en tenir à des préjugés ; un groupe de thérapie implique aussi le respect d'autrui... Mais elles assurent pour la discussion un cadre collectif (clarté des procédures, régulation des processus psychoaffectifs) favorable à un échange intellectuellement profitable.
4) Des conditions spécifiquement philosophiques, tenant à la nature du philosopher et de son apprentissage. Celles-ci sont rarement, voire jamais totalement réalisées. L'ont-elles déjà été dans l'histoire, s'agissant d'une nouvelle pratique (des interactions cognitives verbales avec un nombre significatif de participants, contrairement aux relations la plupart du temps duelles ou triangulaires du dialogue socratique ; des interactions rapprochées et assez courtes, contrairement aux longs discours de la disputatio) ?
Ces conditions sont plutôt une utopie régulatrice, pour le groupe, chaque participant et l'animateur, celui-ci étant en dernière instance le garde-fou de la visée philosophique de la discussion. Elles tendent vers une " situation idéale de parole " philosophique (je réinterprète ici un concept de Habermas) : celle où s'instaure dans le groupe une " communauté de recherche " (M. Lipman), où chacun se met dans un rapport d'aspiration à la vérité devant la convocation collective d'une énigme humaine, et donne à sa représentation de la question formulée, des notions utilisées, de la thèse qu'il soutient un statut provisoire d' hypothèse soumise à la discussion rationnelle du groupe pour (in)validation. Aussi, je considère comme autant de repères de philosophicité pour les participants, et de kairos à saisir pour l'animateur, les " moments philosophiques " où quelqu'un (se) pose une question essentielle, interroge un présupposé ou une conséquence, explicite un enjeu, déplace de façon pertinente la question, tente de définir une notion ou d'opérer une distinction conceptuelle, cherche le meilleur argument pour fonder ou objecter...
Ayant animé depuis neuf ans environ plus de deux cents séances de discussions à visée philosophique, dans mon café philo ou en formation d'adultes, créé certains cafés philo en France et à l'étranger, et participé à de nombreux cafés philo, ma position actuelle est que l'opinion peut se travailler réflexivement dans un groupe par la confrontation cognitive, qu'elle n'est pas en soi bornée dès lors qu'elle accepte de se frotter à d'autres, que philosopher pour le non spécialiste n'est pas passer de l'opinion à la vérité, mais éprouver la consistance et la cohérence de sa pensée au filtre exigeant de l'altérité. La discussion peut être cette opportunité qui me dérange, comme peut l'être par ailleurs un texte, mais avec cette particularité de me confronter à l'urgence et à l'étrangeté de l'altérité incarnée. On ne peut dans un café philo " créer du concept " au sens de Deleuze (en crée-t-on même à l'agrégation de philosophie ?), mais on peut y travailler dans un moment agoraïque sur les opinions, mettre à l'épreuve de l'argumentation ses " évaluations fortes " (Taylor).
Il faut cesser de considérer, dit Garfinkel, les participants comme des "idiots culturels ", ne pas désespérer de leur " éducabilité philosophique ". Sinon, c'est la meilleure façon d'obtenir que rien ne se passe (effet Pygmalion). Cette position implique que l'on peut penser, à l'instar de Diderot, qu'il est possible de " rendre la philosophie populaire ". Le présupposé d'une telle posture est que c'est à la fois possible (postulat moderne de l'éducabilité philosophique du peuple, dont la conséquence est d'avoir rendu obligatoire dans la République française son enseignement dans le secondaire), et souhaitable : c'est là une option politique nouvelle, la philosophie n'ayant guère fait bon ménage dans l'histoire avec la démocratie (soit en la rejetant avec Platon du côté de la doxologie ou de la sophistique, soit parce que la politique imposait, par exemple chez Hobbes, un pouvoir fort pour garantir la paix sociale). L'idée régulatrice, au sens kantien, du café philo dessine la possibilité d'un philosopher accessible au peuple. D'où l'intérêt, pour tenter d'accomplir cet objectif, de faire advenir au café philo du philosopher : son degré de philosophicité dépend en fait beaucoup des participants, de leur culture et de leur posture de recherche vis-à-vis de la vérité, beaucoup aussi et parfois surtout de l'animateur, de sa capacité à exploiter ce qui émerge (question, définition, notion, distinction conceptuelle, thèse, argument...), d'accompagner le groupe où il va, mais philosophiquement ...
On peut évidemment être tenté de définir " objectivement " ce degré de philosophicité par des critères : ce fut l'objet de nos recherches6, d'élaborer une définition didactique, faute de consensus philosophique, du philosopher : " tenter d'articuler, dans l'unité et le mouvement d'une pensée impliquée dans son rapport à la vérité, sur des questions et des notions fondamentales pour élucider le sens de la condition humaine, des processus de problématisation de questions et notions, de conceptualisation de notions (en opérant notamment des distinctions), d'argumenter rationnellement des thèses et des objections ".Ce sont les traces de ces processus de pensée qui attesteraient de la philosophicité d'une discussion. Mais le participant à un café philo peut aussi personnellement évaluer si sa présence à une telle activité l'aide à approfondir une réflexion personnelle, à évoluer par rapport à des opinions premières. L'enquête empirique serait ici un autre moyen de connaître que de procéder à une définition a priori de critères. Il serait même instructif de croiser les deux approches pour savoir si elles se recoupent...
Il n'y a pas et ne peut pas y avoir de " pureté philosophique " dans un café philo. C'est un lieu où la taverne se mêle à la caverne, mais avec des prisonniers assez conscients de leurs chaînes, et s'en entretenant. Il s'y cherche une nouvelle manière de pratiquer le philosopher, qui tâtonne, insatisfaisante pour tout puriste qui cherche ses références dans la tradition, enthousiasmante pour ceux qui se vivent dans un instituant. Il s'agit d'une innovation : il en a fallu pour inventer en Grèce, autour du passage du muthos à l'épistémè, ce miracle de la co-naissance de la démocratie, de la philosophie et de la science, sur fond commun de l'émergence d'une pensée rationnelle où l'adhésion ne reposait plus que sur l'argumentation.
Revivons-nous - modestement ou plus ambitieusement ? - un moment philosophique historique, où dans des démocraties installées mais peu sures d'elles-mêmes, le recours à la philosophie dans la cité cherche à refonder rationnellement la démocratie, par l'aspiration à une situation idéale de parole reposant sur une éthique communicationnelle pratiquant la recherche du meilleur argument. Habermas pourrait ainsi nous éclairer sur ce qui se joue dans cette tentative...
Devant la complexité désormais avérée du réel, la modestie et l'ambition de la raison à tenter de le penser, devant la crise sociétale des valeurs et l'urgence de repères pour se situer éthiquement, devant l'aléatoire et l'incertitude économique, écologique et politique de l'avenir, le philosophe, s'il aspire à être une (pour ne pas dire la) conscience de son temps, doit prendre sa part de responsabilité à réfléchir sur les principes et la pratique d'une raison éclairée, d'une vie bonne, d'une cité juste. Il doit le faire dans la solitude, le silence, la rigueur, la méditation de ses prédécesseurs, les formes culturelles majeures de la lecture et de l'écriture.
Mais aussi dans l'ouverture aux problèmes contemporains, aux questions posées par exemple par l'individualisme, la mondialisation, la bioéthique, l'écologie, le terrorisme... Ce serait une conception restrictive que de cantonner ses efforts, dans une logique souvent universitaire, à une glose sur les grands auteurs, à un enseignement d'histoire de la philosophie, même si c'est en soi utile. Car dans cette période où la démocratie doute d'elle-même, la philosophie peut avoir un rôle spécifique à jouer : accroître, par ses exigences intellectuelles, la qualité réflexive de la discussion publique et des pensées individuelles. D'autant que lui est adressée une forte demande. Il serait rapide de considérer qu'il s'agit d'une simple mode, au motif qu'elle est médiatiquement relayée. Si les médias tendent à façonner l'opinion, ils en sont tout aussi largement le reflet.
Si l'on assiste en France au développement des cafés philo, sans que le mouvement ne faiblisse depuis douze ans, et à de nouvelles pratiques à visée philosophique à l'école primaire et au collège, c'est que la philosophie apparaît à beaucoup comme une piste à emprunter pour faire face à la (post ? hyper ?) modernité. Il y aura des historiens ou des sociologues pour soutenir que l'appel à certaines valeurs dans une société en crise est le témoignage de leur effondrement réel. Il est peut-être trop tôt pour juger si cette adresse à la philosophie n'est autre que l'analyseur de l'abêtissement télévisuel généralisé et le triomphe de la pensée unique. S'offre en tout cas un champ de résistance à d'autant plus fortifier qu'une main est tendue. Oui donc à la responsabilité actuelle de la philosophie et des philosophes dans l'école et dans la cité !
(1) On trouvera une forme développée de l'article dans " Oui à la philosophie en classe et dans la cité ", dans AH !, revue de philosophie de l'Université Libre de Bruxelles (ULB), janvier 2005.
(2) M. Sautet, Un café pour Socrate, Robert Laffont, Paris 1995. La naissance du mouvement en 1992 racontée par son fondateur.
(3) G.G. Lemaire, Vies, morts et miracles des cafés littéraires, Edit. La Différence, Paris, 1997.
- L'Europe des cafés, Edit. E. Koelher, Paris.
- M. Séry, " Les cafés littéraires du à nos jours ", Le Monde de l'éducation N°244, Janvier 1997, avec bibliographie sur Les deux Magots et Le Flore.
(4) Programme de philosophie des classes terminales en 2000.
(5) Pour l'illustrer se reporter à : " Réflexions sur l'enseignement de la philosophie ", L'enseignement philosophique, janv.-fév. 2004, revue de l'APPEP (Association des professeurs de philosophie de l'enseignement public).
(6) Tozzi M., Penser par soi même, initiation à la philosophie, Chronique Sociale, Lyon, Evo, Bruxelles, 1994.
-Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher, doctorat, Lyon 2, 1992.
-Eléments pour une didactique de l'apprentissage du philosopher, Thèse d'habilitation à diriger des recherches, Lyon 2, 1998.