Le débat réglé, comme moment pédagogique, comme mode d'apprentissage de l'expression orale, de l'argumentation et de la construction de la pensée à l'école primaire, fait partie des instructions officielles depuis. C'est dans ce cadre que peut s'inscrire la pratique de la discussion philosophique. Toutefois, cette innovation est loin d'être appliquée par une majorité d'enseignants, et l'on pourra commenter qu'il en va ainsi de toute innovation, et qu'une telle lenteur, voire une telle résistance, sont de l'ordre des choses. D'autant plus que la plupart des enseignants concernés ne sont pas formés à ce type de pratiques, et que si certains, pour des raisons personnelles, s'engagent très naturellement dans des pratiques de discussion en classe, il n'en va pas de même pour tous. Mener un débat ne va pas de soi, surtout dans notre culture française où l'on discute beaucoup mais où l'on ne sait pas dialoguer ou débattre. Ce qui pose d'ailleurs le problème de la cohérence des innovations pédagogiques officielles, où la formation n'est guère - ou pas suffisamment - prise en charge, mais là n'est pas pour l'instant notre souci. Examinons plutôt un certain nombre d'arguments avancés de manière récurrente par ceux qui au minimum ne semblent guère enthousiasmés par ce type de pratique.
En premier lieu, survient évidemment la question du temps. " Le programme est déjà chargé et nous n'avons pas le temps d'inclure une autre activité. " Cette phrase semble résumer l'essentiel de la difficulté : le fait que l'élève prenne le temps d'articuler et d'exprimer sa pensée est conçu comme une activité en soi, et non comme une modalité pédagogique, relativement essentielle, comme un autre type de rapport au savoir. Cela signifie que le principe d'encourager un retour oral de la classe, que ce soit pour vérifier le degré de compréhension, pour rendre l'élève plus participatif et responsable, pour faciliter l'enseignement mutuel entre pairs, pour inviter l'élève à une plus grande maturité, pour résorber le hiatus entre pensée et connaissance afin de faciliter l'appropriation des matières enseignées, n'est pas perçu comme partie intégrante de la matrice du travail d'enseignant. D'une part il y a la " vraie " classe, celle où explique et parle le maître, et de l'autre part une sorte d'activité annexe et pratiquement inexistante, où la parole appartient à l'élève. Cette dernière est alors connotée négativement, elle signifie une perte de temps car elle n'est pas un moment d'apprentissage, mais une interruption dans ce processus, une suspension, voire un parasitage du vrai cours, de l'apprentissage officiel. Sans doute cette vision relève-t-elle d'une tradition bien française, celle de " la leçon ", où la connaissance est avant tout affaire théorique, une composition magistrale et unidirectionnelle, plutôt qu'une pratique. Et si la pédagogie a sur ce point évolué, entre autres dans le domaine scientifique, l'enseignement courant reste encore trop théorique. Il relève plutôt de la méthode courte que de la méthode longue : donner les réponses plutôt que d'inviter à chercher, selon la distinction platonicienne.
De manière paradoxale et pourtant cohérente, le même enseignant qui invoque l'argument du temps recourt ensuite à celui de la spontanéité. Il vous dira que de temps à autre une grande discussion s'est tenue en classe, spontanément, en général suite à quelque événement marquant de la classe ou de la société. Et pour cela, il ne voudrait pas d'une discussion " plaquée ", qui lui paraîtrait artificielle. Il passe ainsi d'un argument très objectif à un argument totalement subjectif, ce dernier montrant bien la coupure qu'il effectue entre la connaissance véhiculée par le maître, réelle et substantielle, et la pensée de l'élève, nettement plus aléatoire. En effet, jamais les mathématiques ou la grammaire ne pourraient être considérées " artificielles " ou " plaquées ", parce que nécessaires, mais la pensée de l'élève, tout à fait. Comme si l'élève ne pouvait pas penser les mathématiques ou la grammaire et en discuter, comme si la pensée de soi et du monde ne pouvait pas être traitée de manière aussi rigoureuse que les mathématiques ou la grammaire, comme si l'expression de l'élève n'avait de légitimité que pour exprimer son opinion lors de la visite d'une exposition d'art ou suite à un incident dramatique et perturbant. Ne nous étonnons pas que prime dès lors une vision extérieure et formelle de la connaissance, avec les conséquences catastrophiques que cela implique pour certains élèves en difficulté, qui reçoivent l'école à peu près comme la vie sur la planète Mars.
D'un côté le formalisme académique, et de l'autre le spontanéisme. Il est tout à fait courant chez les enseignants " traditionalistes " de concevoir le débat comme une activité qui relève principalement de la subjectivité, aussi éduquée soit-elle, et non pas comme une construction de la pensée, cette dernière ne pouvant être dans leur esprit que singulière et surtout " autorisée " ou " légitimée " a priori. Aussi concèderont-ils au mieux quelques rares instants à des échanges, moments privilégiés dont ils apprécieront, émus, la nature sincère et distrayante, sans le moindrement en travailler la matière brute, qui leur paraît intouchable, pour ensuite donner leur avis éclairé, qui en constituera la bonne parole conclusive et définitive. Comme si la vie de l'esprit n'était pas avant tout la genèse de la pensée et la prise en charge de ses exigences, comme si penser ne s'apprenait pas à travers une pratique.
Un argument bien réel, mais utilisé étrangement, est celui qui affirme que les élèves ont du mal à s'écouter, qu'ils sont plutôt égocentriques, ce qui au demeurant reste dans la majorité des cas une observation assez incontestable. Ce constat renvoie à la fois au même manque de concentration qui empêche l'enfant d'écouter le maître, mais aussi à la conception qu'à l'enfant de lui-même : il n'est pas producteur de connaissance, sa parole n'est pas " autorisée ", elle n'est pas valable car elle n'est pas source d'apprentissage. On remarquera d'ailleurs ce phénomène chez certains " bons " élèves, pour qui rien ne vaut hormis la parole du maître, sa propre pensée étant ainsi dévalorisée. Tout exercice l'invitant à prendre le risque de penser lui posera d'ailleurs une réelle difficulté. On peut ainsi considérer que cette attitude courante est utilisée bizarrement puisque cette difficulté nous paraît mériter d'être travaillée, justement parce qu'elle renvoie à des conséquences majeures. Le traitement d'un problème n'a pas à être évacué, sauf à penser qu'il est accessoire, que l'on n'a pas les moyens de s'y attaquer ou qu'il est en essence impossible à traiter. Or la difficulté des élèves à s'écouter, en tant que double problème de concentration et d'identité, nous paraît se nicher au coeur du travail à l'école primaire, problème qui se traite à travers une pratique et non par miracle ou naturellement. Combien d'élèves arrivent en Terminale, qui n'osent pas produire un argument et penser par eux-mêmes en classe !
Après ces quelques préambules, lorsque l'enseignant avoue parfois ne pas savoir comment mener une telle discussion en classe, le discours commence à être plus réel : nous ne sommes plus dans l'alibi mais dans la réalité. En effet, il n'est pas facile de mener un débat réglé, qui ne reste pas une suite inchoative d'opinions à peine réfléchies. Comment produire une réelle pensée ? Comment engager une réelle confrontation d'idées ? Comment assurer un véritable corps à corps avec les idées ? Comment conclure ? Que cherchons-nous à travers un tel débat ? Autant de questions fort légitimes et peu aisées, qui ne sauraient se traiter en un revers de main. Car un tel fonctionnement implique un changement de casquette, où l'enseignant doit opérer en creux et non plus en plein. Il est là pour questionner et non plus pour répondre aux questions ou prêcher la bonne parole. Il doit s'attacher aux processus et non plus aux seuls résultats. Il doit pouvoir envisager la multiplicité de la pensée, son ubiquité : apprendre à problématiser. Il ne doit pas s'effrayer de pénétrer la pensée de l'élève, ce qui implique une dose importante de patience et de disponibilité. Il devient nécessaire de repenser ses propres connaissances. Nombreuses sont les exigences sur sa manière d'être et sa propre pensée, exigences que l'enseignant n'est peut-être pas prêt à assumer.
Parmi les divers autres arguments que nous rencontrerons, il en est un autre qui nous semble révélateur : les élèves sont trop jeunes, " ils sont trop petits ". Mais cette attitude est hélas la même qui fait dire à des professeurs de Terminale que leurs élèves ne pensent pas et que ce n'est pas la peine de perdre du temps à leur accorder la parole. Cet état d'esprit véhicule plus ou moins consciemment une sorte de mythe de la pensée, ou de la raison, sorte de deus absconditus, transcendance armée et casquée devant laquelle nous n'avons plus qu'à nous agenouiller et baisser la tête. À trop glorifier la pensée ou plutôt la connaissance, on ne pense plus, et en tout cas on n'invite plus à penser. La pensée reste dans cette vision légendaire et glorieuse quelque substance éthérée, mystérieuse et insaisissable, de nature quasi religieuse : sorte de grâce que l'on a reçue ou que l'on n'a pas reçue, bénédiction fortuite qui tient du don ou du génie. Le fait que la raison, à l'instar des muscles du corps, se travaille par des exercices spécifiques, gymnastique constitutive de l'être, est ignoré. Il y a ceux qui pensent d'un côté, et de l'autre ceux qui ne pensent pas, qui ont pour seul droit d'admirer à distance les " athlètes " de la matière grise.
Pour tout âge, il est un exercice de la raison, des exercices de la raison, qu'il est utile et nécessaire de pratiquer. Afin de mettre en oeuvre ladite raison, afin de prendre conscience de certains processus mentaux fondamentaux qui sans cela ne seront jamais explicités, sauf pour une certaine élite naturelle chez qui le contexte familial pourvoit naturellement à ce type de carences. Il est d'ailleurs frappant d'observer en classe, lors de ce type d'exercice comme dans d'autres au demeurant, comment certains élèves s'ennuient : ils ne " voient " pas. D'importantes disparités apparaissent clairement quant au rapport à la vie de l'esprit, quant aux manques caractérisés de certains élèves ou d'une classe, ce qui peut rendre l'exercice terriblement ingrat si l'on ne pallie pas ces difficultés par quelques ficelles pédagogiques. Les difficultés peuvent d'ailleurs, comme nous l'avons mentionné, être celles des " bons élèves ", habiles à restituer la parole du maître, mais frappés de paralysie lorsqu'il s'agit de prendre un risque et de penser par soi-même. Ce qui devrait nous rappeler que dans les matières scolaires, où il faut " apprendre ", le psittacisme plait, le semblant nous satisfait, ou au moins il nous rassure, et il est peut-être plus facile de rajouter de la " matière " en classe que d'apprendre à travailler la pensée.
Cela nous conduit à aborder une autre critique récurrente : ce type d'exercice est dangereux, il déstabilise l'élève, sur le plan cognitif et identitaire. Cette dernière est d'autant plus importante qu'elle renvoie à un problème de fond, postulat plus ou moins conscient qui régit en particulier la société française : " Vivons heureux, vivons cachés ! ", " Ne nous faisons pas remarquer ! ". Avant tout, il s'agit donc de se protéger, de s'assurer, de se rassurer, souci qui rejoint au demeurant certaines thèses pédagogiques, qui tendent à materner l'élève et à lui fournir la becquée, tendance sans doute exacerbée du fait de la féminisation accrue du corps enseignant. Et si d'autres thèses tendent au contraire à défendre l'idée de la prise de risque en invitant l'élève à confronter une situation complexe et imprévue, la mise en oeuvre de ces situations n'est pas suffisamment réalisée au cours de la formation de l'enseignant : il ne s'agit que d'une pétition de principe. Néanmoins, qu'est-ce qui est déstabilisant ? S'exprimer devant les autres, s'exposer devant les pairs. Le groupe constitue une sorte de menace, l'altérité est source de contrainte et d'inquiétude. Implicitement, l'autre ne nous intéresse pas, et nous ne l'intéressons pas ; le rapport au collectif est nécessairement connoté comme source d'inquiétude, de tension et de rejet. Se singulariser, prendre le risque de mettre une pensée personnelle en avant est dès lors vécu comme une souffrance, comme un péril. Toutefois, si l'école est conçue comme le lieu de l'apprentissage du collectif, n'est-ce pas là que l'enfant doit apprendre à se réconcilier avec le groupe, son étrangeté et sa pluralité, et ne doit-il pas pour cela apprendre à s'intéresser à l'autre et en conséquence à lui faire confiance ? Se décentrer, relativiser l'hégémonie du rapport unique qui relie chaque élève au maître, en instaurant des rapports transversaux. Ce n'est d'ailleurs pas au collège ou au lycée que pourra s'installer ce type de renversement, car l'adolescence exacerbe ce type de difficulté, exacerbation qui se retournera d'ailleurs contre l'enseignant, perçu de plus en plus comme une autorité arbitraire : la crainte suscite d'étranges réactions. Plus tard en Terminale, avec le bac, les élèves, entrés dans la phase utilitariste de l'existence, n'auront toujours pas appris à s'exprimer en public, et même à l'université le problème sera flagrant. Le peu de parole que l'on entendra sera réservé à l'énoncé de leçons bien apprises ou à des élans de subjectivité plus ou moins contrôlés. L'éducation mutuelle, un certain renversement de l'identité de l'élève, une autonomie accrue, légitime et légitimée face à l'autorité en place, face à la connaissance établie, se risquer à penser plutôt que d'apprendre et régurgiter : voilà le défi. Mais comment effectuer un tel renversement en classe si l'enseignant lui-même n'a jamais vécu une telle libération ? Si priment la peur de l'autre et le manque de confiance en soi ? Comment pourrait-on même comprendre un tel bouleversement ? L'enseignant ne sera-t-il pas totalement sincère en affirmant que cela est trop pénible pour l'élève ? Comment celui qui craint le groupe peut-il enseigner la confiance dans le groupe ? Même si les mots sont là, même si des efforts sont accomplis, l'égocentrisme sous-jacent de sa manière d'être le trahira, en particulier à travers le monopole du discours.
Ainsi, le couple maître-élève que nous venons de décrire, fondé sur une telle appréhension, favorisant le discours convenu et les sentiers balisés, incitera à ne prendre aucun risque avec la matière enseignée. Le texte écrit devient roi, la parole est prise au pied de la lettre, le colloque est interdit, l'interprétation est réduite au strict minimum, le dogme règne, aucune problématisation n'est possible, et la créativité s'en trouve bannie, y compris chez les bons élèves, ceux qui ont appris le système et savent le reproduire et le perpétuer : entre particulier les futurs enseignants, ceux qui savent s'adapter. Lorsque la connaissance prime sur la pensée, l'étonnement devient improbable. L'esprit, devenu indisponible, se referme sur des schémas déterminés, sur ses propres angoisses.
Cette critique, aussi âpre soit-elle, ne doit pas être prise comme une sorte de condamnation radicale du fonctionnement enseignant. Nous prendrons pour preuve ces enseignants dynamiques, pleins de bonnes intentions, toujours prêts à se lancer dans de multiples projets, qui fournissent en ce sens un gros travail, presque trop peut-être, sollicitant leurs élèves à travers de nombreuses perspectives, mais qui simplement n'envisagent pas les limites de cet activisme pédagogique qui sature la vie intellectuelle de la clase. Peut-être confondent-ils " faire " et " agir ". La nature de leur manque d'intérêt pour le philosopher en classe n'est pas équivalente à celle de l'enseignant " routinier ", qui se contente d'une sorte de minimalisme transmissif, aussi efficace soit cette transmission du savoir, des procédures et des connaissances. L'angle de notre travail est spécifique, il ne prétend pas recouvrir la totalité de l'espace pédagogique, mais il nous semble pourtant fondamental d'accorder à la pensée en tant que pensée un véritable statut au sein de l'école, en faisant goûter aux enfants le plaisir de cette pensée, sans autre attendu qu'elle-même, tout comme le sport leur fait goûter le plaisir du corps, avec toutes les conséquences psychologiques que peut impliquer pour l'individu l'expérience de cette mystérieuse faculté. Si ce goût ne se développe pas à l'école primaire, quand en viendra le temps ? Au collège, au lycée ou jamais. Les enseignants du secondaire sont souvent trop occupés avec le programme de leur discipline pour se soucier de transversalité ou de gratuité. Quant à penser que cette faculté se développe " d'elle-même ", " fortuitement ", si c'est en effet le pis-aller de la réalité en classe, cette réalité ne constitue en rien un idéal régulateur.
Une autre des objections que nous entendons consiste à dire, en diverses expressions, que cet exercice est possible lorsque les enfants sont " en forme ". Autrement dit, l'exercice est considéré difficile, plus difficile que d'autres, puisque ce genre d'argument ne serait pas utilisé pour expliquer pourquoi ne pas faire de lecture ou de mathématiques. Mais au lieu d'attendre une sorte d'état de grâce presque utopique de la classe, une sorte de " plus tard " indéterminé, ou de considérer la discussion réglée comme un exercice très particulier, pourquoi ne pas le prendre plutôt comme une pratique qui met les élèves " en forme ", en les renvoyant à eux-mêmes et leurs processus mentaux ? Et si des difficultés apparaissent, elles constituent la réalité de l'élève, elles ne devraient guère inquiéter, mais au contraire on devrait apprécier cette apparition pour mieux traiter le problème, aussi peu agréable qu'en soit la perception immédiate. Peut-être faut-il apprendre à aimer la prise de conscience des problèmes, apprendre à les articuler, plutôt que d'agir comme s'ils n'existaient pas, restaient tabou, ou devaient se régler mystérieusement. Mais faudrait-il encore que l'enseignant lui-même aime ou apprenne à aimer le dévoilement.
" J'ai essayé une ou deux fois de mener ce genre d'exercice, mais je n'ai pas réussi ", dira naïvement l'enseignant, plein de bonne volonté mais rapidement découragé. Sans réaliser que c'est précisément le fait de cette difficulté qui nous intéresse. Pourquoi s'est-il embourbé dans le débat d'opinion ? Pourquoi n'a-t-il pas réussi à relancer le débat ? Pourquoi ressent-il une impression de vide lorsqu'il ne véhicule pas un contenu déterminé a priori, validé par des ouvrages ou des connaissances acquises ? A-t-il su voir ce qui se passait ? Il est recommandé, lorsqu'on se lance dans cette activité, d'inviter un témoin, si possible un collègue, mieux à même de voir ce qui se passe, et ce qui ne se passe pas, car ce type d'enseignement est, admettons-le, quelque peu anxiogène, en tout cas tant que l'on ne sait pas jouir du simple exercice de la pensée. Toutes les angoisses, habituellement enfouies derrière la bonne conscience fournie par le programme, surgissent alors. Les élèves qui ne suivent pas, les élèves inquiets, les élèves non motivés, les élèves déconcentrés, autant de réalités pourtant quotidiennes, pointent alors leur doigt accusateur vers ce moment de liberté. Le doute assaille : qui es-tu toi, pour prétendre faire penser ? Sais-tu même penser, ou n'es-tu pas empêtré lorsqu'il s'agit d'en faire les preuves ?
Ensuite, puisque nous abordons des sujets où la vérité ne peut s'imposer a priori, qui sera le garant du vrai et du bien dans ce fatras de paroles émergeantes ? L'individu ? Le groupe ? L'enseignant ? Rien ne va plus ! Qui sera le juge, et selon quels critères ? Le danger du relativisme, l'angoisse de l'erreur, autant de fantômes qui pointent le bout de leur nez. Errer avec les élèves, sans autre garde-fou que l'accès variable à la raison que détient chacun, avec plus ou moins de cette sensibilité particulière qui constitue la fibre philosophique, compensée par la garantie importante qu'offre la confrontation des perspectives. Et si l'on se trompait ? Catastrophe ! Le poids du " vrai ", morale d'école, pesante au possible, qui se greffe de surcroît sur le sentiment de bien faire. Mais qu'avons-nous à perdre ? Déjà, il ne s'agit que d'un exercice parmi tant d'autres, quand bien même il affecte nécessairement le fonctionnement général de la classe. De plus, pourquoi ne pas faire le pari de la raison collective ? En imposant pour cela des règles qui obligent à creuser. Sans ce pari, à quoi servirait-il d'enseigner ? Avant tout, c'est d'une attitude dont il est question, ce changement de casquette, qui sans se départir d'exigences, bien au contraire, est terriblement libérateur. C'est pour cette raison qu'un tel revirement fait quelque peu reculer. Certes il déstabilise peut-être, mais n'est-ce pas cela, éduquer : s'arracher - maîtres et élèves - aux lourdeurs de l'opinion, de l'évidence, de soi-même, de la platitude d'un monde où tout est déjà joué ? Mais comme l'a écrit Leibniz, savoir s'inquiéter, tout est là. Et réussir le pari de la pensée, c'est accepter de s'inquiéter : savoir lâcher prise sur les craintes, les crispations et les obsessions qui sous prétexte de nous rassurer envahissent notre âme, engendrant à terme amertume, regret et mauvaise conscience. Nous avons tous connu, faut-il l'espérer, cet enseignant qui a marqué nos années d'école, celui qui nous a fait vibrer. Qu'avait-il donc celui-là, de si particulier ? N'est-il pas celui qui, un beau jour, au-delà des murs de l'école, des carnets de note, des livres de classe et des emplois du temps nous a fait penser ? Et cette substance vive qui, ce jour-là, en la découvrant nous a ému, peut-être pouvons-nous la nommer vérité.