L'exercice novateur de pratiques à visée philosophique avec des adolescents handicapés intellectuels soulève de nouvelles questions. N'est-ce pas finalement plus risqué qu'intéressant ? Après avoir décrit sa pratique dans le cadre d'un enseignement adapté, un enseignant dresse un bilan... Descriptions et analyses nous font ici bien saisir les particularités de ce travail...
Exerçant depuis plusieurs années dans une classe d'Institut Médico-Profesionnel (IMP), je me suis demandé si la pratique de la philosophie avec des enfants selon la méthodologie de M. Lipman permettrait de développer la pensée critique des adolescents handicapés intellectuels, cette pensée " adroite qui facilite le bon jugement parce qu'elle s'appuie sur des critères, est auto correctrice et sensible au contexte ".
Est-il par ailleurs souhaitable de la développer avec des enfants ou adolescents présentant des troubles sévères de la personnalité ? Sur un plan moral, il est bien évident que tout être humain a droit à développer sa pensée critique. La question est ici de savoir si pour les enfants ou adolescents psychotiques ou plus généralement présentant des troubles graves de la personnalité, il n'y a pas de risques et de dangers -pour eux-mêmes et pour le reste du groupe- si l'on essaye de leur demander d'accéder à un certain niveau de symbolisme par le biais d'un questionnement du type : " Est-ce que le fait de ne jamais l'avoir vu nous empêche de penser que c'est possible ? ". Cela ne risque-t-il pas de perturber un cadre dans lequel ils se sentent en sécurité ? Va-t-on les déstabiliser, les mettre en situation d'angoisse ? Cet apprentissage n'est-il pas nécessairement déstabilisant, voir destructeur avant d'être intégré et réinvesti dans d'autres situations ?
Enseigner à des enfants handicapés intellectuels impose ce nécessaire questionnement, mais également parfois une prise de position potentiellement risquée.
Quelle est la pratique de la philosophie avec des enfants choisie ici ?
La pratique de la philosophie avec des enfants est basée sur une méthodologie en trois temps. Les enfants sont d'abord invités à se familiariser avec une histoire. Ils relèvent ensuite les thèmes qu'ils estiment importants pour eux et ils s'engagent enfin dans une discussion dont l'objectif est l'examen de l'un des thèmes soulevés. L'animateur revêt un rôle capital. Il ne doit en aucun cas être le dispensateur de la " bonne " réponse, mais permettre de " guider la recherche afin qu'elle se réalise d'une façon raisonnée, qu'elle soit de plus en plus productive et autocorrective ".
L'expérience a été menée avec un groupe de sept élèves de 12 à 14 ans, sur une année scolaire. Le groupe se composait d'élèves déficients intellectuels et d'élèves présentant des troubles sévères de la personnalité. Si tous se trouvaient en difficulté d'apprentissage, les causes et les potentialités étaient bien différentes d'un élève à l'autre. En outre, tous présentaient des difficultés de concentration et d'attention, un vocabulaire pauvre voir très pauvre, une capacité d'abstraction quasi-inexistante. Centrés sur eux-mêmes et sur leur problématique, ils avaient d'énormes difficultés à prendre l'autre en considération et donc à écouter ce qu'il avait à dire. Dans leur grande majorité ils présentaient en plus une grande instabilité au niveau du comportement. Tous souffraient d'importantes lacunes en ce qui concerne la communication verbale. Leur mode relationnel était encore trop basé sur le mode conflictuel et pour se faire comprendre ou respecter, ils étaient encore très souvent dans un passage à l'acte.
Quels objectifs poursuit-on, grâce à ces pratiques ?
Au-delà de l'objectif premier mis en jeu dans la pratique de la philosophie avec les enfants qui est de leur permettre de penser par et pour eux-mêmes, les autres objectifs visés sont en parfaite adéquation avec d'une part les recommandations officielles, et d'autre part avec les problématiques de chacun : consolider le langage oral, faire naître un certain désir d'apprendre ou l'envie de connaître en se posant des questions, en émettant des hypothèses, en faisant des choix et en les expliquant par le biais de la dimension cognitive que la méthodologie sous-tend (raisonnement, recherche, organisation de l'information et traduction). La dimension sociale et affective (collaboration intellectuelle, respect entre les participants) mise en jeu dans la méthodologie apparaît ici comme une dimension extrêmement importante dans la mesure où les troubles du comportement ou les pathologies mentales entraînent une difficile cohabitation et que le travail en groupe est quelque chose d'extrêmement difficile. Cette dimension permettra de fixer par exemple comme objectifs :
- Affirmer son autonomie par rapport à ses pairs (en osant prendre la parole pour donner son point de vue).
- Prendre la parole à bon escient (en intervenant pour permettre au débat d'avancer).
- Reconnaître l'autre et le respecter (en apprenant à accepter l'autre avec ses différences, ses difficultés, ses compétences ; en étant à l'écoute de l'autre, de ce qu'il a à dire ; en lui donnant une place dans le groupe).
Quels sont les aménagements nécessaires ?
La démarche demande des aménagements dans chacune des étapes. Pour ce qui concerne les supports utilisés, la méthodologie préconise une lecture à haute voix et à tour de rôle d'un texte. Cette lecture est essentielle car elle doit déjà donner à chacun le sentiment d'appartenance à un groupe. Compte tenu du nombre important de non lecteurs, il convient d'ores et déjà de modifier cette première étape. L'écoute collective d'histoires préalablement enregistrées sur cassette audio, m'a paru être une bonne adaptation. L'histoire enregistrée fût celle d'Elfie, par l'association québécoise de philosophie pour enfant. Elle permet à chacun de s'approprier des informations autrement et en outre n'empêche pas de mettre en place le sentiment d'appartenance à un groupe. L'expérience a montré en plus que les élèves se montrent très attentifs et motivés par ce type d'activité. Le questionnement qui en a émergé fût riche et varié avec des questions de l'ordre du " savoir savant " comme par exemple : " Comment le sang fait pour tourner ? Comment on fait les bébés ?... " ; ou d'ordre plus métaphysique comme : " Qu'est-ce que c'est que faire l'amour avec quelqu'un ? Comment on devient un homme ? Comment on fait pour choisir une fiancée ? Qui existait avant nous ?... ".
Les autres supports utilisés ont été l'image et la vidéo mais les résultats n'ont pas été probants. Ces types de support n'ont pas donné lieu à un questionnement riche et varié mais plutôt à une énumération sans fin de tous les détails avec une syntaxe très pauvre au niveau même des questions : " Pourquoi il y a.... ". J'ai opté aussi pour une lecture collective d'un texte en prenant soin de venir en aide aux plus démunis. Bien que cette entrée ait entraîné, contre toute attente, une grande motivation relative à l'apprentissage de la lecture (le déchiffrage), le questionnement qu'elle a entraîné s'est heurté à la compréhension du sens. Il a tourné en effet, autour d'un seul mot ou d'une courte phrase qui les avait interpellé comme par exemple : " Pourquoi il pleut ? Pourquoi il crie ? ".
Au fur et à mesure, une liste des questions posées est notée au tableau et pour choisir la question à débattre, les élèves étaient invités à voter à bulletin secret. Ceci dans un souci d'impartialité, pour que les choix des uns ne soient pas influencés par ceux des autres. Cette phase revêt un intérêt capital avec des enfants handicapés intellectuels. En plus de les amener vers une forme de socialisation (choix démocratique) elle peut permettre à ceux dont la question n'a pas été choisie, de faire l'expérience de la frustration en les conduisant à accepter l'autre et, quant aux autres, de réévaluer leur estime de soi. En l'occurrence, cette étape s'est toujours passée dans la bonne humeur et le respect du résultat du vote.
En ce qui concerne l'animation de la discussion, au début de chaque séance, la discussion pouvait sembler n'être que désordre et chaos. Les enfants avaient d'abord une forte tendance à tous vouloir parler en même temps. Chacun dans son propre monde avait du mal à écouter l'autre. Un temps d'adaptation fut donc nécessaire avant que ces monologues laissent la place à de la discussion. De plus, dans le cadre de cette pratique avec des enfants présentant des troubles sévères des fonctions cognitives, la guidance de la discussion demande de la part de l'animateur une gymnastique intellectuelle entre les objectifs à atteindre (individuels et collectifs) et la formulation des questions.
Quelles discussions ces élèves ont-ils ?
Tous les prénoms des élèves sont bien entendu fictifs.
L'analyse des questions posées par l'animateur et annotée entre parenthèses est tirée de la grille d'observation des comportements relatifs à la pratique de la pensée critique (La pratique de la philosophie avec les enfants, sld de Michel Sasseville), Les presses de l'Université Laval, Laval, Québec, Chapitre 10, page 157)
Question débattue: " Les feuilles peuvent-elles remonter sur l'arbre ? ".
Jeoffroy: " Les feuilles ne remontent pas sur l'arbre un point c'est tout ! "
L'animateur : " Sur quoi tu t'appuies pour dire ça ? " (Développement d'une pensée qui s'appuie sur des critères. Dimension cognitive : le raisonnement. L'animateur encourage ici l'enfant à fournir des raisons.)
Jeoffroy : " Parce qu'on n'en a jamais vu le faire ! ".
Momo: " On le sait, c'est tout ! "
L'animateur : " Le fait de ne jamais avoir vu de feuilles remonter sur un arbre, nous empêche-t-il de penser que c'est possible ? " (Développement d'une pensée qui est autocorrectrice. Dimension philosophique : considération épistémologique, on s'intéresse ici à la manière dont on sait les choses. L'animateur encourage ici l'enfant à s'interroger sur la méthode qu'il prend pour rechercher.)
Julian : " Arrêtez d'essayer de nous faire croire n'importe quoi ! Même ma mère peut vous le dire, que c'est pas vrai ! ".
Jeoffroy : " Si c'était possible, mon oncle ne serait pas mort ! ".
L'animateur : "Est-ce que ce que tu dis, signifie que les choses ne peuvent pas revenir en arrière ? " (Développement d'une pensée qui s'appuie sur des critères. Dimension cognitive : rechercher les implications)
Julian : " J'en ai marre de cette école ! Vous essayez de nous rendre fous !... ".
Celui-ci s'est alors levé, m'est venu dessus pour m'agresser mais avant de le faire il est sorti de la classe très en colère, en claquant la porte. La séance a dû s'interrompre.
Nous voyons ici qu'avec ce type de population, il est extrêmement difficile de raisonner sur un concept à partir d'un exemple concret irréel. En effet, vouloir faire un lien avec un phénomène irréel (la feuille qui remonte sur l'arbre) semble totalement inopportun pour un enfant présentant des troubles de la personnalité. Cette situation a conduit Julian dans un état d'angoisse, il s'est senti agressé et est donc devenu agresseur ! Il aurait peut-être été plus judicieux de partir d'une question à partir d'un exemple concret et réel (comme par exemple, " Pourquoi les feuilles tombent-elles de l'arbre ? ") pour arriver à ce même concept.
De plus, on se rend compte qu'il leur est très difficile de remettre en cause un savoir : " On le sait, c'est tout ! ", il leur est inconcevable d'imaginer quelque chose qu'ils n'ont jamais vu !
La séance n'a eu aucune retombée, car il m'a semblé préférable de ne plus revenir sur cet épisode. Pour ma part, j'avais appris qu'il ne fallait en aucun cas aborder l'imaginaire sous cette forme, pour pouvoir mener à bien ce type d'activité. Nous voyons ici une des limites de la pratique de la philosophie du fait des troubles sévères des fonctions cognitives.
Autre exemple, sur la question : " Pourquoi il pleut ? ".
Yves : " C'est parce qu'il fait pas beau ? ".
Momo: " Les nuages ça pète ! ".
Jeoffroy : " Dans le ciel, il y a de la buée, ça gonfle les nuages, il pleut ".
L'animateur : " Quel est le lien entre ce que tu dis et ce que vient de dire Momo ? " (Développement d'une pensée qui tient compte du contexte : tenir compte des différents points de vue. Dimension cognitive : la traduction. L'animateur encourage l'enfant à tenir compte des différents points de vue).
Jeoffroy: " Je sais pas ! Il y a trop de buée, ça fait de la pluie".
On se rend bien compte jusqu'ici que chacun apporte son savoir, sans se préoccuper de ce que dit l'autre, la discussion philosophique a du mal à se mettre en place.
L'animateur : " Comment sais-tu cela ? " (Développement d'une pensée qui est auto correctrice : interroger les enfants sur la méthode qu'ils prennent pour chercher).
Jeoffroy : " Je sais pas ! Pourquoi vous cherchez à compliquer ? ".
On remarque que jusqu'ici on n'est pas dans un débat mais dans une communication unilatérale : l'animateur pose des questions les élèves essaient d'y répondre.
L'animateur : " Qu'est-ce que tu veux dire par compliquer ?" (Développement d'une pensée qui s'appuie sur des critères. Dimension cognitive : L'organisation de l'information : le concept. Il encourage l'enfant à définir par lui-même les termes qu'il emploie).
Jeoffroy: " Il n'y a pas d'autres possibilité ? Dites nous, vous, pourquoi il pleut ?
Momo : " Dieu fait pipi ".
La remarque apparaît aussi très pertinente, elle montre d'une part qu'il était à l'écoute de ce qu'il se disait et d'autre part qu'il essaie de proposer une hypothèse de recherche pour faire avancer le débat.
Julian : " Dieu qui fait pipi, c'est pas vrai , il est mort, il ne peut plus faire pipi ! ".
Momo: " Quand on est mort on se sent plus pisser ! ".
Julian : " Il est mort, il est mort, il peut plus vivre ! ".
Alain : " On a besoin d'eau pour faire pipi ".
L'animateur : " Est-ce que ce que tu veux dire que pour pouvoir faire pipi il faut boire ? " (Développement d'une pensée qui s'appuie sur des critères. Dimension cognitive : l'organisation de l'information : le concept)
Alain : " Oui ".
L'animateur : "Alors, est-ce que ce que tu dis veut dire que Dieu peut boire, ou qu'il ne peut plus faire pipi car comme il est mort il ne peut plus boire ? ".
Alain : " il ne peut plus boire, car il est mort ! ".
L'animateur : " Que penses-tu Momo, de la façon dont Alain voit les choses ? " (Développement d'une pensée auto-correctrice : s'interroger sur la méthode que les autres prennent pour chercher).
Momo : " Je sais pas ! ".
Jeoffroy : " Quand il pleut, l'eau rentre dans la terre, ça nourrit les plantes, les animaux".
Yves : " Il doit pleuvoir pour nourrir les plantes".
Momo : " L'eau, elle est sale et il la filtre pour boire ".
L'animateur : " Est-ce que tu veux dire que l'eau de pluie est sale, parce que c'est du pipi ? " (Développement d'une pensée qui s'appuie sur des critères. Dimension cognitive : organisation de l'information, le concept).
Momo : " Oui ! "
Yves : " L'eau ça va dans la terre puis dans la bouteille ".
Jeoffroy : " Non c'est pas ça, en vrai, dites- nous ! ".
Le fait que le maître ne donne pas de réponse, qu'il ne se positionne pas comme dispensateur du savoir est assez perturbateur. Comme nous allons le voir, ceci va aussi les conduire vers un questionnement de plus en plus riche, et créer du désir.
Alain : " C'est la nature qui décide qu'il y ait de l'eau ou pas ".
Julian : " C'est Dieu qui décide s'il y a de la pluie ou pas. Même s'il est mort, il sera toujours là ! ".
Jeoffroy : " Vous dites n'importe quoi, moi je n'y crois pas en Dieu. On a qu'à chercher dans le dictionnaire ! "
Yves : " Il l'a peut-être décidé avant de mourir ".
Après une succession d'informations, on entr'aperçoit les prémices d'une communauté de recherche. Où chacun à sa place essaie d'apporter des éléments de réponse, poser des hypothèses, prouver que ce que dit l'autre n'est pas en désaccord avec l'hypothèse avancée (" quand on est mort on se sent plus pisser(Momo) - il l'a peut-être décidé avant de mourir "(Yves). Jeoffroy se positionne ici dans une démarche rationnelle (la réponse se trouve dans le dictionnaire). Petit à petit ils prendront tous leur dictionnaire et rechercheront : pleuvoir - buée - eau... tomberont sur le cycle de l'eau et demanderont des explications. Leur recherche les aura donc conduits petit à petit à une certaine envie d'apprendre. Le cycle de l'eau a donc fait l'objet d'une séance ultérieure.
Nous voyons ici l'un des intérêts de la démarche. La discussion avait déclenchée chez les élèves l'envie de connaître cette notion, envie qui n'aurait certainement pas été aussi constructive sans cette pratique préalable.
- À la vue de ces quelques observations de séances on se rend compte que pour Julian beaucoup de questions angoissent. Je pense notamment aux questions relatives au développement d'une pensée qui tient compte du contexte (avec toutes les notions de " lien "). Julian est un garçon déficient intellectuel avec éléments dysharmoniques. Ses troubles de la personnalité se manifestant au niveau de son discours par une certaine bizarrerie, ambivalence, font que lors des discussions son point de vue est rarement considéré par ses pairs, car il est trop souvent en décalage énorme avec ce qui est en train de se dire. En outre, pour Jeoffroy ou Alain il était très difficile de le supporter, de ne pas lui couper la parole, de ne pas l'agresser verbalement ou de ne pas se moquer de lui, pour lui faire ressentir ses incohérences. Son discours conventionnel et apprêté, montre qu'il n'est pas encore capable de penser par et pour lui-même, et qu'il a encore besoin d'un 'cadre' sécurisant. Son incapacité ou "hermétisme" au niveau de l'écoute de l'autre empêche donc pour l'instant une communication fondée sur des échanges cohérents, et donc de développer chez lui une certaine pensée critique.
- Momo présentant une déficience intellectuelle sans troubles associés, survenue dans les suites d'un retard global du développement, a fait preuve d'une grande participation et s'est montré pertinent dans certaines explications ou argumentations de points de vue. Grâce à lui beaucoup de discussions ont pu s'ouvrir sur d'autres dimensions (comme la dimension philosophique) que celle de la logique cartésienne principalement abordée par Jeoffroy. Il a permis des discussions sur la notion de bien et de mal, de beau et de laid, de vrai et de faux. Il semble en effet que ses difficultés cognitives ou ses importantes lacunes au niveau de ses connaissances soient compensées par un imaginaire beaucoup plus riche que celui des autres. Cependant, beaucoup de difficultés sont notoires comme les questions relatives au concept autocorrectif de la pensée critique, avec des formulations du type : Comment sais-tu cela ? ou encore : Que penses-tu de la manière dont X voit les choses ? ou dans la recherche de critères avec des questions du type : Quelles raisons as-tu de dire cela ?
En outre, ce type de situation lui a permis de prendre une place importante au sein du groupe. La phase de lecture collective initiale a déclenché une véritable motivation quant à l'apprentissage de la lecture.
- Alain, déficient intellectuel par névrose d'abandon, a eu encore énormément de mal à faire de la place à l'autre, il a essayé tout au long des séances de monopoliser la parole, en tentant de tourner eu ridicule tout ce qui se disait, en coupant la parole en quasi permanence, en criant ou encore même en adoptant un comportement très théâtral. Ce comportement avait pour conséquence une certaine exaspération chez les autres élèves et une obligation de ma part à une mise en place de règles disciplinaires strictes.
- Yves, déficient intellectuel avec éléments dysharmoniques, a, malgré ses difficultés de verbalisation, pris une place importante et dominante dans la phase de discussion. Il s'est en effet montré très respectueux de ce que disaient les autres en essayant d'apporter fréquemment des points de vue personnels, en complétant ceux des autres ou même en proposant des hypothèses. C'est d'ailleurs le seul à avoir utilisé le terme " peut-être " : " il l'a peut-être décidé avant de mourir ? " et tenté ainsi de mettre en place une interactivité élève/élève pour essayer de donner une certaine validité à l'hypothèse de recherche.
- Jeoffroy, déficient intellectuel avec troubles du comportement, est semble-t-il la pièce motrice de ce type d'activité. En effet, par son côté rationnel, pragmatique, " si c'était possible, mon oncle ne serait pas mort ! " il permet aux autres d'accéder à un certain niveau de savoir. Sa recherche permanente de la solution scientifique et le fait que le maître n'apporte pas la " bonne réponse " le poussent pour prouver ses dires à rechercher des informations dans les outils mis à sa disposition (dictionnaire, encyclopédie, livres de la bibliothèque...), alors qu'il montre une réticence certaine à ces mêmes outils en dehors de ces séances. Contre toute attente, il s'agit d'un des seuls à vraiment avoir été à l'écoute et respectueux des autres. En outre, il a fait preuve d'une grande collaboration intellectuelle avec Momo et Yves bien que n'accédant pas à leur mode de raisonnement fondé sur l'imaginaire.
- Rémi (enfant présentant une dysharmonie évolutive avec manifestations atypiques (écholalie, jargonaphasie), crise d'angoisse avec colères et passages à l'acte et qui n'a jamais témoigné un quelconque intérêt vis-à-vis du reste d groupe, préférant l'isolement, s'est intégré physiquement au groupe, mais ne s'est jamais mêlé à une discussion. Cependant, il m'a un jour posé cette question (qui semblait sortir de tout contexte) : " Quel est pour vous le sens du mot : interdit ? ". Après lui avoir donné ma définition du mot, je lui ai demandé s'il était d'accord pour que l'on en discute avec le reste du groupe, et là il m'a répondu que non. Il me semble donc que malgré son attitude, il a porté beaucoup d'intérêt à ce type de situation.
- Martin (enfant présentant une déficience intellectuelle survenue dans les suites d'une Trisomie 21), n'a quasiment jamais pris la parole pour exprimer une idée, un sentiment, un point de vue, mais il a toujours fait preuve d'un grand intérêt à ce qui se disait par le biais de sourire, de mimiques, de grimaces... Il me semble donc qu'il a été très intéressé par le type même de la situation d'apprentissage. Ses grandes difficultés d'élocution, ses importants troubles de la parole et son temps de latence particulièrement long, font qu'il est très difficile pour lui de suivre la discussion dans son ensemble et très pénible pour l'instant d'y participer oralement. Quand bien même il a fait preuve de beaucoup de motivation lors des projets collectifs mis en place à la suite de ces séances, en prenant par exemple, une part active à des réalisations graphiques.
Cette expérience nous montre que la pratique de la philosophie avec des enfants permet à certains élèves comme Jeoffrey, Momo, Yves, Martin, de devenir des sujets désirants. Il ne s'agit plus d'apprendre où écouter passivement une transmission de savoir comme dans une pédagogie traditionnelle, mais de se positionner dans une recherche active du savoir. La recherche de solutions pendant les phases de discussion ou encore l'enthousiasme collectif pendant la réalisation des projets mis en place à la suite de la plupart de ces séances en sont la preuve. Elle arrive à déclencher chez eux un certain désir d'apprendre, leur donne envie de se poser des questions, de rechercher des solutions et il est donc aisé de penser que l'on peut, petit à petit, leur permettre d'accéder à une plus grande confiance en eux-mêmes et du coup repositionner leur estime de soi, ce qui me paraît être le premier palier vers une intégration. En ce sens la méthodologie préconisée par le professeur Lipman me paraît très intéressante et applicable dans une certaine mesure à un public atteint de handicap intellectuel.
Pour ce qui concerne les élèves présentant des troubles de la personnalité comme Julian ou Rémi, aucun critère objectif ne me permet, jusqu'à présent, de dire que ce dispositif a permis le développement d'une quelconque compétence.
À la vue de cette expérience, la pratique de la philosophie avec des enfants présentant des troubles sévères des fonctions cognitives est me semble-t-il davantage un outil pédagogique amenant l'élève à se positionner comme apprenant actif qu'une pratique visant à développer la pensée critique.
En outre, la nature même de la discussion au sein de laquelle toutes les réponses sont possibles quand elles sont bien argumentées, qu'il n'y a pas une vérité plus vraie que les autres, permet à chacun avec ses difficultés de trouver une place dans le groupe. De fait, il s'agit d'une excellente approche dans l'acceptation de l'autre.