Philosophe de formation depuis de nombreuses années, l'auteur travaille à l'introduction de la discussion en classe comme outil pédagogique. Principalement sous l'angle philosophique, et à tous les âges, de la maternelle à l'université. Or, après avoir mené de longues pratiques d'enseignement et de formation, ainsi que rédigé divers articles et ouvrages de pratique et de théorie, une constatation s'impose : la tâche est rude, et au-delà des difficultés individuelles de chaque enseignant et de chaque élève, se dessine le spectre de l'institution qui, en dépit de ses souhaits avoués et écrits, principalement à cause de sa manière d'être, ne favorise pas la discussion en classe. Rien de très nouveau certes, mais il est parfois utile de repenser les problèmes connus.
La finalité d'une chose résume sa nature, nous dit Aristote. Or quelle est la nature de l'institution ? Elle désire instituer, c'est-à-dire, si l'on s'en tient à l'étymologie latine : " faire tenir debout " ce qui d'après elle ne tient donc pas debout seul et ne pourrait pas exister sans elle. Ensuite, d'après Spinoza, comme tout être, elle désirera aussi naturellement persévérer dans son être propre, au détriment de ce qu'elle n'est pas, ce qu'il nomme le conatus. Pour ces deux raisons, s'opposent la finalité des voeux avoués d'ouverture et de discussion en classe, et la finalité propre de l'institution qui se caractérise par sa traditionnelle manière d'être. Nous tenterons de le montrer en résumant par une dizaine de grands problèmes les contradictions générales entre cette institution et le principe de la discussion.
Premier problème
L'institution sait, avec certitude, ce qu'il s'agit de faire. Elle souffre d'un dogmatisme qui s'oppose à l'idée même de problématisation. Elle se prétend objective et scientifique, alors que toute discussion suppose la possible remise en question de tout présupposé et l'émergence d'une singularité, d'une subjectivité. La discussion est à cause de cela conçue souvent, de manière réductrice, comme un simple échange de perspectives particulières, qui n'apporte rien à la connaissance : elle n'appartient donc pas au processus pédagogique.
Deuxième problème
L'institution détient l'autorité, sans possibilité de contestation. Elle opère par décrets, bien qu'elle suive des modes, pédagogiques ou autres, en passant sans vergogne d'un extrême à un autre, ce qu'elle nomme progrès ou modernité. Elle ne propose pas des outils optionnels, mais dit ce qu'il faut faire. Ce qui contrarie l'honnêteté du principe de la discussion. D'autant plus que très naturellement, facteur humain oblige, l'autorité tombe aisément dans l'excès. Ainsi, par exemple, prétend-on instaurer d'office la pratique de la citoyenneté en classe, avec son présupposé démocratique. Tentative absurde, pour une démocratie qui de surcroît ne s'applique guère au fonctionnement de l'institution. De toute façon, comment peut-on réellement discuter avec celui qui détient un rapport privilégié à la vérité ? Lorsque celui qui fait les lois, celui qui les impose et celui qui juge, sont rigoureusement les mêmes individus, avec qui peut-on discuter ? Cela se nomme un pouvoir régalien.
Troisième problème
L'institution impose un fonctionnement à son délégué, l'instituteur - l'enseignant en général -, qui doit aussi imposer un fonctionnement à ses élèves. Aucune marge de manoeuvre réelle ni autorité ne sont données, puisque le fonctionnement est soumis à la pression permanente de la sanction et de l'évaluation. Cette crainte est nuisible à l'exercice de la discussion, entre adultes comme en classe. Elle incite à régurgiter une doctrine établie et des idées acquises plutôt que l'expression d'une liberté d'esprit, elle est négatrice de subjectivité et de singularité. Ses règles et son éthique, aussi raisonnée et légitimes soient-elles, servent à maintenir un statu quo.
Quatrième problème
L'institution et l'instituteur posent des finalités spécifiques, ce que l'on nomme " programme ", vision téléologique qui nolens volens empêche d'examiner des voies de traverses, très porteuses, qui constituent le coeur de toute discussion. Les disciplines aiment la discipline. Pas question de questionner le bien-fondé de la matière ou d'envisager l'absurdité du corpus, ; sauf si cela est prévu par les textes, d'une manière prévue par elle.
Cinquième problème
Le temps est compté par rapport à ces finalités, ce qui engendre à la fois une peur du vide : lorsque rien ne se passe, et une peur de l'erreur : gaspiller le temps avec des " bêtises ". On ne prend donc pas le temps de penser, et la lettre règne plutôt que l'esprit, un esprit que mettrait en oeuvre le travail de discussion. L'appropriation ne peut s'effectuer sans ces interstices de respiration, sans offrir une possibilité de jouer avec les idées, un temps de gratuité.
Sixième problème
L'institution repose sur une hiérarchie, installant ainsi une rigidité verticale. Et plus l'on remonte dans cette hiérarchie, plus on y est impliqué, moins on discute : il y a trop à perdre. Ainsi on ne discute pas - ou très peu - dans le supérieur : par exemple en faculté ou à l'I.U.F.M. Que ce soit au niveau des professeurs ou des étudiants, trop de lourdeurs se sont installées. De même au sein de l'appareil d'inspection et dans la haute hiérarchie administrative. Ou alors les discussions sont faussées, par les rituels propitiatoires ou encore par les enjeux de personne et de pouvoir, par des soucis exacerbés de reconnaissance.
Septième problème
L'institution repose sur une vision xénophobe ; tout ce qui est extérieur est menaçant, installant ainsi une rigidité horizontale. Extériorité à l'institution, extériorité à une matière, et même extériorité à une classe. La transversalité et le rapport à l'autre ne lui sont pas naturels. Ainsi la philosophie n'aime pas les Sciences de l'éducation, la psychologie n'aime pas la philosophie, etc. Quant à inviter un collègue dans sa classe, cela reste souvent une pratique impensable. Alors que signifie la discussion, qui revient à établir un rapport à ce qui est autre ?
Huitième problème
L'institution encourage un discours hyper théorique et abscons, verbeux, distant et abstrait, académique, relativement terrorisant, privilégiant une caste d'initiés, une administration du contenu éducatif. La simple pratique, déréalisée, se réduit à devenir l'objet et le sujet d'une abstraction. Les néologismes académiques prennent le pas sur la réalité du cheminement, d'ordre narratif, relatif et multiple, qui reste secondaire. " Voici le concept ou la règle, le reste suivra naturellement ! ". Tout problème est réglé parce qu'il est prévu, cité sur quelque liste exhaustive ; parce qu'il est énoncé dans les textes officiels : la conscience professionnelle est sauve. D'autre part, il s'agit de nommer, de caractériser abstraitement, de normaliser, plutôt que de raconter, d'inventer, d'interroger ou de problématiser. Le brouillon ou l'expérimentation n'ont pas de statut réel : on privilégie le professionnalisme de la copie propre, une vision archétypale de l'élève et de l'enseignant qui n'existe que dans les textes administratifs, voire un épistémologiquement correct. Alors que la discussion est par nature brouillonne, discursive et tâtonnante.
Neuvième problème
Dès la maternelle s'installe l'obsession de l'évaluation, qui ne peut renvoyer qu'à des connaissances attendues. Alors que certaines activités, en particulier dans le domaine pratique, qui ne relèvent pas de la leçon apprise, sont difficilement évaluables. L'intuition par exemple, qui est toujours considérée secondaire par rapport au concept, alors qu'elle est fondamentale pour le processus de discussion, ou encore le courage ou la créativité.
Dixième problème
Pour des raisons pratiques et utilitaires, par souci de fonctionnement et de perpétuation de l'institution, pèse le poids du non-dit et de l'interdit. Trop de sujets sont tabous, parce qu'il n'y a pas le temps, parce que cela gênerait le fonctionnement, parce que cela ferait diversion par rapport à l'objet principal, parce que l'on ne saurait trop quoi faire ou répondre, parce que certaines discussions sont inquiétantes ou dangereuses, parce que les réponses effraient, parce que certaines paroles, aussi vraies et intéressantes soient-elles, ne sont pas acceptables, et deviennent inavouables, imprononçables : elles sont décrétées à l'avance irresponsables.
Ainsi, en déclarant encourager la discussion en classe, si elle le fait, l'institution éducative produirait des textes officiels allant à l'encontre de sa manière d'être. Ce ne serait pas la première, ni la dernière institution à se comporter de cette manière, à se contredire ainsi. En effet, plusieurs des paradoxes soulevés dans la présente analyse renvoient à des problèmes institutionnels très généraux. La spécificité se résume à l'angle particulier sous lequel ces problèmes s'expriment. La généralité du problème se trouve dans le fait que toute institution est traversée en permanence par des courants conflictuels, déjà la contradiction, éternelle, qui persiste entre les anciens et les modernes, front ondoyant, dont les modalités et les directions restent assez mobiles, au point du renversement intégral. Puis la contradiction entre la direction, censée diriger le mouvement général et les inflexions, et la base, décalage dont l'importance est proportionnelle au carré de la masse de l'institution. Mais le bouleversement actuel de l'institution enseignante, caractérisée par une forte remise en question de l'autorité, sous ses formes structurelles, programmatiques et autres, remise en cause que pose très vivement l'exercice de la discussion, connaît aussi sa propre spécificité, de nature historique.
Tensions et problèmes font partie du quotidien et de la réalité temporelle : il semble que sans eux on ne puisse pas vivre. Il s'agirait donc, pour ironiser, de " problématiser la dimension problématique de ces problèmes ". Est-il toujours possible ou nécessaire de résoudre les problèmes ? Rien n'est moins sûr. Mais la simple conscience des tensions et des enjeux modifie déjà substantiellement la donne, et permet de traiter les problèmes car elle aide à les approfondir : elle les enrichit. On ne peut donc prétendre abandonner toutes ces contraintes, et de nombreux critiques seront trop facilement tentés d'oublier cette réalité cruciale. Le défi s'articule comme une capacité d'agir en toute conscience, sans nier la dimension absurde de la contradiction, intrinsèque à l'existence même de l'institution, tout en acceptant d'agir à l'intérieur des limites arbitraires d'une situation donnée. Le principal écueil serait de tomber dans le piège de la toute-puissance de la loi : tout est là, tout a été dit, il ne reste plus qu'à agir selon les instructions en vigueur. Ou dans celui de la pure subjectivité débridée : faire ce que je veux, sans arrière-pensée, en dépit de tout. De là l'importance de la discussion, en dépit de son inopportunité naturelle. De là l'intérêt du philosopher, s'il sait échapper à sa fonction officielle.
Proposons en guise de conclusion une parole d'un philosophe non philosophe. " Le climat de l'absurdité est au commencement. La fin, c'est l'univers absurde et cette attitude d'esprit qui éclaire le monde sous un jour qui lui est propre, pour en faire resplendir le visage privilégié et implacable qu'elle sait lui reconnaître. " Albert Camus, Le mythe de Sisyphe. Autrement dit, de la reconnaissance de l'absurde jaillit la lumière.
POST-SCRIPTUM EMPIRIQUE
Le présent article fut écrit à l'occasion d'un colloque universitaire sur la discussion en classe. Si cette expérience fut l'occasion de vérifier quelques-unes de nos hypothèses, une dernière réflexion nous vient toutefois à l'esprit, en analysant le fonctionnement des diverses séances. La principale raison pour laquelle la discussion peine à trouver sa place, réside dans l'illusion de la toute-puissance du verbe. En particulier chez l'enseignant qui dans ce mirage, croit découvrir son identité et son être. Souhaiter tout dire, vouloir tout expliquer, espérer prononcer la parole ultime, celle après laquelle il ne serait plus besoin d'ajouter quoi que soit, celle après laquelle il n'y aurait plus rien à redire. L'autre, l'interlocuteur, le semblable disparaît, réduit au simple statut de témoin passif et de faire valoir. Surinvestissement du verbe. Désir d'être qui nous obnubile et nous étreint. Surcharge émotionnelle qui rend l'exercice périlleux et invivable. Saturation de l'espace et du temps, où chacun désespère. L'obstacle n'est même pas " À quoi bon discuter ! ", mais " Comment pourrait-on encore discuter ? ". Peut-être alors que l'institution a bon dos, qu'elle hérite tout simplement de tares bien humaines, et que sans elle, pire encore serait l'absence de discussion. Ce ne serait pas la première fois que l'institution servirait de bouc émissaire aux défaillances d'un ensemble d'individus.
De surcroît, pour l'anecdote, mentionnons que la publication de cet article nous aura valu l'interruption immédiate d'un projet en cours au sein de l'Éducation Nationale, sanction prise par l'Inspecteur de l'Éducation Nationale de la circonscription.