L'approche de la Philosophie pour enfants de Lipman est entrée dans les écoles primaires du Québec dans le cadre de classes d'enseignement moral au début des années (dix-neuf cent) quatre-vingt. Plus précisément, c'est la professeure Anita Caron de l'Université du Québec à Montréal qui, après avoir suivi une formation avec Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp à l'Institute for the Advancement of Philosophy for Children (IAPC) du Montclair State College, en a proposé l'expérimentation à compter de 1982, dans le cadre d'un projet de recherche qu'elle pilotait avec son collègue Michael Schleifer.
Cette recherche, amorcée en 1980, portait sur l'impact de diverses approches de l'éducation morale sur le développement moral des enfants du primaire. Au départ, l'équipe de recherche avait retenu pour ce faire trois approches qui avaient joué un rôle déterminant dans l'élaboration du premier programme de formation morale non confessionnelle destiné aux écoles primaires du Québec : les perspectives d'utilitarisme rationnel de John Wilson (UK), l'approche cognitivo-développementale de Lawrence Kohlberg (USA), le courant de la clarification des valeurs, connu par les travaux de Raths, Harmin, Simon et Kirschenbaum (USA). En introduisant l'approche de Lipman avec son objectif d'apprendre à penser, l'équipe de recherche était consciente de recourir à une approche plus globale que celles avec lesquelles elle travaillait jusqu'alors, se dotant ainsi d'un outil susceptible de renouveler les perspectives en matière de formation morale et d'éducation aux valeurs à l'école, et de relancer en termes radicalement différents les débats entourant la question de l'enseignement de la morale et de la religion dans le système scolaire québécois.
À cet égard, il faut sans doute préciser que les écoles publiques québécoises, héritières d'une longue tradition où le système scolaire était divisé en deux sous-systèmes, l'un catholique, l'autre protestant, ont longtemps rendu obligatoire l'enseignement religieux, proposant aux élèves qui voulaient s'en exempter un cours de morale naturelle. L'enseignement moral non confessionnel s'est ainsi développé dans le contexte d'un long débat sur la place de la religion à l'école puisqu'il a été institué pour répondre aux demandes de ceux qui, dans une société pluraliste, refusaient l'enseignement religieux confessionnel offert dans les écoles publiques. Il ne s'agissait donc pas d'un enseignement obligatoire lié à la mission de socialisation de l'école, notamment à l'égard de l'appropriation des normes et des valeurs promues dans l'espace public, mais d'un enseignement offert parallèlement à un enseignement religieux confessionnel qui, pour diverses raisons historiques et sociologiques, est demeuré la voie privilégiée.
Dès 1985, l'équipe de recherche s'est centrée sur l'approche de la Philosophie pour enfants pour ses expériences dans différents milieux scolaires autour de la pratique du raisonnement et de l'exercice du jugement dans le cadre d'une communauté de recherche éthique. Par contre, constatant que l'enseignement moral ne touchait qu'une minorité d'élèves, alors que le développement de la pensée critique et la pratique de la coopération devraient constituer des apprentissages fondamentaux de la formation scolaire, l'équipe, sans délaisser ses réflexions sur la dimension éthique de la Philosophie pour enfants, a commencé à mener ses expériences avec l'approche dans des classes régulières du primaire. Les travaux de l'équipe se sont ainsi déplacés de l'analyse de l'impact de la Philosophie pour enfants sur le raisonnement moral et le raisonnement logique des enfants à l'étude du raisonnement et du jugement chez les jeunes et chez le personnel enseignant dans une optique de formation fondamentale selon une approche philosophique. L'équipe initiale autour d'Anita Caron et de Michael Schleifer s'est dissoute en 1992, mais de nombreux autres projets se sont poursuivis au sein de différentes équipes jusqu'à aujourd'hui1.
De nombreuses expériences ont ainsi été menées avec l'approche de la Philosophie pour enfants et ont permis d'en explorer différentes facettes et d'en dégager le riche potentiel en matière d'enseignement en classe et de formation du personnel enseignant. Pourtant, malgré le caractère positif de ces expériences, l'intérêt pour la Philosophie pour enfants au Québec reste limité, faute sans doute d'une base suffisamment large d'intervenantes et d'intervenants pour en assurer l'implantation à travers l'ensemble du Québec et de tribunes suffisamment nombreuses et visibles, en dehors des cercles de spécialistes et d'initiés, pour en faire la promotion et défendre sur la place publique et auprès des autorités compétentes la pertinence de cette approche en éducation pour l'ensemble du réseau scolaire.
En fait, la philosophie, comme champ d'études et de formation ne réussit pas, malgré l'appui, entre autres, de la Société de Philosophie du Québec et de nombreux universitaires, à s'implanter dans le curriculum scolaire avant les études postsecondaires ; même au niveau collégial (postsecondaire)2, où elle est obligatoire pour tous, sa pertinence a souvent été remise en question. Or, le curriculum du primaire et du secondaire fait l'objet d'une vaste réforme depuis quelques années, mettant l'accent sur la construction des savoirs, selon une perspective de développement des compétences, avec une attention particulière à la démarche d'apprentissage. Divers chantiers, notamment en matière d'éthique et de formation morale, d'éducation à la citoyenneté et du développement de compétences génériques, interpellent particulièrement les personnes oeuvrant en Philosophie pour enfants, leur donnant l'occasion d'intervenir pour faire reconnaître l'apport essentiel de la philosophie pour apprendre à penser.
En ce qui a trait à l'éthique et à la formation morale, les écoles publiques sont actuellement tenues d'offrir, au primaire et pour les trois premières années du secondaire, le choix entre l'enseignement religieux confessionnel, catholique et protestant, et l'enseignement moral non confessionnel. À la fin du secondaire, au lieu de ce régime d'option, il est question d'instituer un cours d'éthique et culture religieuse, mais aucun programme officiel n'a été approuvé jusqu'à ce jour. L'organisation de l'ensemble de ces cours devrait toutefois être revue dès 2005, à la suite de la décision du gouvernement québécois, à l'été 2000, de maintenir pour une période de cinq ans la possibilité d'un enseignement religieux confessionnel en vertu d'une dérogation à la Constitution canadienne, alors qu'il abolissait les structures confessionnelles existant depuis plus de quarante ans et qu'il créait un nouvel organisme, le Comité sur les affaires religieuses, chargé de conseiller le Ministre de l'Éducation sur toute question touchant la place de la religion dans les écoles. Un premier chantier en ce domaine concerne la nécessité de dénouer définitivement les liens maintenus confusément dans la tradition scolaire québécoise entre la morale et la religion et de reconnaître l'autonomie des deux champs d'études, la morale s'articulant à la question de l'éthique en philosophie, alors que la religion devrait être abordée non pas sous l'angle des croyances, selon une perspective confessionnelle, mais sous l'angle des faits en mettant à contribution le vaste champ des sciences humaines de la religion. Dès lors, l'école pourrait assurer à tous les élèves une formation morale commune et laïque dans l'optique d'une intégration à la société démocratique, et la question de l'étude de la religion pourrait être revue sous l'angle de la connaissance des faits religieux nécessaire à la compréhension des repères culturels de cette société dans le monde contemporain.
Depuis l'amorce de la dernière réforme du curriculum en 1997, l'enseignement moral appartient, c'est-à-dire qu'il y est en quelque sorte réduit, au domaine du développement personnel3, comme si la question de l'éducation aux valeurs relevait prioritairement du développement personnel de l'élève. Par ailleurs, le domaine de l'univers social regroupe les programmes d'histoire, de géographie, d'économie et d'éducation à la citoyenneté, ce dernier étant un nouveau venu dans le paysage scolaire québécois4, alors qu'il emprunte pour une large part ses orientations à celles qui étaient dévolues à l'enseignement moral. La décision de confier à l'histoire et à la géographie, plutôt qu'à l'enseignement moral, le soin d'assurer l'apprentissage de la vie dans une société pluraliste, dans l'optique de former des citoyens éclairés et responsables, vise vraisemblablement à soustraire de la discussion sur la place de la religion à l'école les questions relatives notamment à l'apprentissage des normes sociales et des valeurs communes. Cependant les approches pédagogiques les plus courantes en histoire et géographie ont peu à voir avec l'apprentissage du débat social que doit permettre l'exercice d'une citoyenneté active et réfléchie. En lien avec le chantier mentionné plus haut, il convient de faire valoir que l'apprentissage du débat à visée philosophique en communauté de recherche constitue la pierre angulaire d'une formation morale et d'une éducation à la citoyenneté visant le développement de l'esprit critique et la capacité de participer aux débats démocratiques concernant le vivre ensemble.
Enfin, la réforme du curriculum a aussi introduit un concept nouveau, celui de compétences transversales, réparties en quatre catégories : les compétences intellectuelles (ex. développer le sens critique, apprendre à communiquer), les compétences méthodologiques (ex. travailler en coopération), les compétences liées aux attitudes et aux comportements (ex. respect des différences) et les compétences linguistiques (Ministère de l'Éducation, L'école, tout un programme. Énoncé de politique éducative, Québec, 1997, p.18-19). Pour nombre de ces compétences, la participation à des discussions à visée philosophique est susceptible d'apporter une contribution spécifique et originale parmi l'ensemble des pratiques pédagogiques novatrices qui se réclament du socioconstructivisme et de démarches d'apprentissage centrée sur l'apprenant.
Ainsi donc, la mise en oeuvre depuis 2001 d'un nouveau programme de formation pour l'éducation préscolaire, l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire, avec les zones d'incertitudes qui persistent et les espaces d'ouverture qui se dégagent, permet aux personnes qui ont travaillé avec l'approche de la Philosophie pour enfants de faire reconnaître le potentiel de cette approche au regard des objectifs de la réforme, notamment en matière de formation de l'esprit et d'apprentissage du vivre ensemble. C'est l'occasion de redonner à la philosophie, comme discipline transversale pour apprendre à penser, la place essentielle qu'elle doit occuper en vue de la formation du citoyen dans une société démocratique.
(1) Personnellement, j'ai été associé au fil des ans à des travaux portant principalement sur la didactique de la morale, sur la pratique réflexive du personnel enseignant dans un contexte de formation continue s'appuyant sur des dispositifs de recherche collaborative, sur le transfert de l'approche de la Philosophie pour enfants aux différentes matières scolaires et à la gestion de la vie de la classe, de même que sur l'argumentation des élèves en classe.
(2) Le collégial correspond en France à la classe terminale du secondaire et à la première année de l'enseignement supérieur (NDLR).
(3) Ce domaine d'apprentissage regroupe aussi l'enseignement religieux, l'éducation physique et l'éducation à la santé.
(4) Trois autres domaines d'apprentissage disciplinaires se partagent les autres programmes de formation : les langues; la technologie, les sciences et les mathématiques; les arts.