Revue

Allemagne : la jouissance de philosopher (pour enfants et adultes)

Conférence prononcée dans le cadre du congrès " Philosopher avec des enfants : étonner - questionner - penser - trouver des valeurs " (18 et 19 novembre 2004, Munich)1

Sûrement quelques-uns de vous connaissent déjà la fresque du début de l'art baroque de 1675 qui décore le plafond du salon d'honneur du monastère de Benediktbeuern2. À travers de multiples impressions, le spectateur découvre rapidement l'image d'un chariot entouré de quelques personnages qui s'achemine vers une vive lumière. On peut, bien sûr, pressentir le message de la fresque sans commentaires savants. Mais à l'aide de quelques connaissances en histoire de la philosophie et de l'art, on peut mieux comprendre les détails et le tout. Les quatre roues du chariot symbolisent la nature physique de l'homme, composée des quatre éléments : devant les roues en feu et en air, à l'arrière (cachées) celles en eau et en terre. Les personnages sur le chariot représentent la nature spirituelle de l'homme : celui de devant représente la volonté qui tient les rênes ; le personnage qui plane au-dessus de lui c'est la raison qui illumine le chemin avec un flambeau ; la figure ailée, derrière elle, c'est l'âme qui joint les mains pour prier Dieu. Par ailleurs, le chariot est tiré par quatre personnages, les différentes forces vitales de l'homme : le personnage musclé de la tristesse morne, le personnage ténébreux de la colère guerrière, celui, clair, de l'espérance et le personnage enjoué d'Eros avec, à côté de lui, le serpent de la séduction. Et pour terminer, les figures au premier plan symbolisent les cinq sens avec leurs attributs spécifiques : le sens de la vue avec la lunette de Galilée à moitié cachée, le sens de l'odorat avec le chien qui flaire, le sens du goût avec la pêche juteuse, le sens de l'ouïe avec la biche qui tend l'oreille ainsi que le sens du toucher qui touche le pilier.

Une fois décrypté le contenu symbolique du chariot et des différents personnages, on comprend mieux le portail cintré avec le squelette et la lumière crue comme étant la porte de la mort qui mène vers la lumière éternelle. Si on est expert de Platon, on peut constater en outre, et non sans une certaine joie d'explorateur, que la fresque renvoie à une idée centrale de Platon. Dans le dialogue du Phèdre, Platon décrit comment, dans la philosophie (" l'amour de la sagesse "), l'âme de l'homme aspire à fusionner avec la vérité divine des idées. Il compare l'âme avec un chariot ailé, dont le conducteur, l'âme de la raison, mène l'homme vers le ciel des idées. Cependant il doit fournir beaucoup d'effort, pour que, avec l'aide des chevaux de bonne volonté, les chevaux sauvages des désirs restent sur la bonne voie.

Que ce soit dans la représentation platonicienne des idées ou dans la représentation chrétienne de la grandeur de Dieu, l'homme fait l'expérience de la plus haute félicité en tant que theoria de la philosophie antique, ou en tant que visio beatifica de la philosophie moyenâgeuse. La fresque représente donc ainsi non seulement la nature physique et spirituelle de l'homme, mais aussi sa destination finale, représentation heureuse de la vérité, éternelle et divine, qui en tant que sagesse, est à la fois connaissance et expérience de vérité. C'est exactement cette représentation qui fondamentalement signifie la jouissance de philosopher dans la tradition de l'Occident platonicien-chrétien - qui d'ailleurs renferme aussi des traits d'un héritage judaïque et islamique. Mais ce message de la fresque est-il plus qu'un rêve des temps anciens, englouti depuis longtemps, qui n'a plus aucune signification pour nous aujourd'hui ? Qu'est-ce que ça signifie donc la " représentation de la vérité éternelle "? Est-ce que ne dominent pas aujourd'hui uniquement des opinions changeantes sur ce qui est momentanément utile - et ceci dans les trois champs principaux de notre vie, l'instruction, la société et l'économie - au lieu de la vérité inébranlable de valeurs essentielles ? Est-ce que ça existe après tout, vérité et valeurs éternelles, que nous pouvons reconnaître ou ne s'agit-il au mieux que de mots nébuleux, au pire d'un fondamentalisme européocentrique, par exemple sous forme de prétendus Droits de l'homme universels ? Et au cas où il existerait quelque chose comme une vérité éternelle, universelle, en quoi consisterait la jouissance de la reconnaître et de fusionner avec elle ? Après tout, qu'est-ce que la philosophie ou l'activité de philosopher a à voir avec la jouissance ? Est-ce que philosopher n'est pas plutôt une conceptualisation fatigante, une rumination sans fin ou bien une profonde réflexion menée par de vénérables érudits ?

Admettons, tout ceci est aussi philosophie. En effet, elle n'est pas une partie de plaisir. Et pourtant elle est essentiellement jouissance, et ceci dans le sens de la fresque, qu'il s'agit de comprendre d'une manière nouvelle pour notre époque. Sans doute on trouve la jouissance de philosopher moins dans des séminaires philosophiques, des cercles académiques ou des ouvrages épais, mais plutôt lorsqu'on philosophe avec des enfants. Mais l'adulte qui n'a pas lui-même envie de philosopher, ne comprendra pas non plus la jouissance des enfants ou ne pourra pas leur donner envie de philosopher. Avec un ronchonneur de philosophie, ce n'est pas différent d'avec un ronchonneur de l'art, de voyage ou de jeu : son philosopher apparaît artificiel et en aucun cas stimulant. Mais en tant qu'adultes nous pouvons peut-être, lorsque nous philosophons ensemble avec des enfants, redécouvrir d'une manière nouvelle notre propre envie de philosopher, si elle était perdue. Ce faisant nous pouvons aussi comprendre le message de la fresque d'une manière nouvelle pour notre temps.

Des fleurs peuvent-elles être heureuses ?

Alors qu'est-ce que la jouissance de philosopher pourrait bien signifier ? Revenons des hauteurs aériennes de la fresque sur le sol solide des premiers pas philosophiques des enfants. Chacun qui consent à philosopher avec eux peut faire l'expérience que les enfants ont envie de philosopher. Des fleurs peuvent-elles être heureuses ? " Cette fleur ici (assez fanée) est-elle heureuse? " ai-je demandé aux enfants, en partant d'un phénomène concret. Les enfants, entre six et dix ans, étaient rapidement tombés d'accord : des fleurs peuvent être heureuses, mais celle-ci ne l'était pas, ou, comme le précisait un enfant, ne l'était plus. Les enfants, en qualité de mini-analystes de concepts, ont rapidement rassemblé quelques caractéristiques du bonheur des fleurs : suffisamment d'eau, pas trop mais pas non plus trop peu de lumière, avoir les racines sous terre, être soignée avec amour. Mais d'une certaine manière cela ne suffisait pas aux enfants pour définir le " être heureux " et leur discussion tarissait. L'idée, le bonheur de la fleur consisterait à pousser, à faire ses feuilles et à fleurir ne les satisfaisait pas vraiment non plus. Contrairement à ce que j'avais prévu sur le plan didactique, aucun enfant n'avait l'idée de mettre radicalement en question la précompréhension herméneutique du groupe, sensible à l'environnement, et de se demander si des fleurs peuvent réellement être heureuses. Ceci aurait probablement déclenché un échange vivant d'arguments et de contre-arguments et aurait provoqué les capacités dialectiques des enfants. Après mon échec didactique, j'étais assez incertain quant à la suite. Une idée m'a alors sauvé : inclure les parents, grands-parents et professeurs présents, et de leur demander leurs opinions : " Des fleurs peuvent-elles être heureuses ou non ? ". Heureusement eux au moins avaient des opinions partagées. Pour attiser enfin une polémique féconde, j'ai demandé aux enfants (non sans pressentir une joie sournoise) de poser aux adultes la question pourquoi les fleurs, d'après eux, ne pourraient pas être heureuses. Lors des trois rounds qui suivaient les enfants restaient sans équivoque des vainqueurs, en tout cas si on ne dissèque pas a posteriori leurs propres réponses d'une manière critique.

La première réponse des adultes, des fleurs ne pouvaient pas avoir d'amis, a été aussitôt invalidée par les enfants avec deux arguments : des fleurs aussi peuvent avoir des amis parce qu'elles penchent leurs têtes et leurs feuilles les unes vers les autres ; par ailleurs on n'a pas toujours besoin d'avoir des amis. Lors de la deuxième réponse ça n'allait pas mieux pour les adultes : des fleurs n'ont pas de sentiments, parce que - argumentaient-ils - elles n'ont pas de nerfs, comme on peut le constater - continuaient-ils leurs arguments - lorsque l'on les coupe. Mais on n'a pas le droit de faire ceci, criaient les enfants révoltés, ceci leur faisait mal (ce qui était justement en question). Par ailleurs, ajoutaient les enfants, pour ressentir on n'a pas besoin de nerfs (des plantes ont effectivement des capteurs sensoriels moléculaires, mais cela les enfants et moi-même nous le savions pas encore à ce moment-là). Avec le troisième argument des adultes ne réussissaient pas mieux : des plantes n'ont de toute façon pas de sentiments, elles sont génétiquement préprogrammées et tout se passe sans sentiment de bonheur. Là-dessus un enfant proposait l'idée que pour être heureux on n'a pas besoin de sentiments. On pouvait être heureux " simplement comme ça " : des fleurs fleurissent, et les enfants jouent. Les adultes ébahis ne savaient à nouveau rien répondre à cette idée, peut-être parce que l'enfant avait perçu leur propre désir souvent déçu, celui d'être heureux, simplement, sans raison. L'heure était finie. Quelques enfants me rejoignaient ensuite et voulaient continuer à philosopher. Et, je l'ai su plus tard, ils continuaient à réfléchir sur le chemin du retour, et à la maison, ils ne pouvaient s'arrêter de sitôt.

Les enfants de mon petit exemple avaient visiblement envie de philosopher, les adultes par contre toujours moins. Ceci n'est pas étonnant puisqu'en fin de compte ils ont été réellement convoqués par les enfants. Les partenaires de Socrate ont dû ressentir un sentiment analogue lorsque leurs savoirs imaginaires ont été démasqués par lui. Alors, la jouissance de philosopher consisterait-elle, ceci est une première impression, dans la joie sournoise de blâmer les autres et par-là de s'assurer une meilleure place ? J'avoue, en tant que spectateur, je la ressentais un peu, mais les enfants probablement pas. De toute façon, la joie sournoise n'est pas vraiment une vertu, même si elle frappe celui qui convient dans son prétendu savoir, comme les adultes dans l'exemple ou dans le conte d'Andersen Les nouveaux habits de l'empereur.

- Est-ce que la jouissance de philosopher consiste peut-être, et c'est une deuxième supposition, dans la joie des enfants d'argumenter et d'analyser, l'envie sportive du combat spirituel ? La joie de combattre jouait sûrement un rôle, mais elle ne peut passer pour une vertu spécifique. En outre, on peut aimer différents aspects dans la compétition, comme par exemple le prestige, l'argent, le pouvoir, la beauté et donc on peut aussi aimer argumenter et analyser. Mais pourquoi la joie de la compétition intellectuelle du philosopher devrait-elle être une jouissance particulièrement précieuse dans laquelle nous, en tant qu'hommes, découvrons notre désignation la plus haute si on en croit le message de la fresque ?

- Lorsque l'on observe plus en détail la jouissance de philosopher des enfants, celle-ci semble, troisièmement, être la joie de la liberté de mouvement de la pensée, comme ils éprouvent aussi une grande joie lorsqu'ils font leurs premiers pas, qu'ils se déchaînent, qu'ils courent partout ou qu'ils sautent en l'air de joie. Lorsqu'ils philosophent, les enfants peuvent dire ce qu'ils pensent, ils peuvent ensemble suivre leurs idées et essayer de nouveaux points de vue, ils peuvent observer des objets et suivre les fils de leurs idées sans contraintes. Au moment de philosopher ils n'ont besoin de se soumettre à aucune autre autorité qu'à leur propre discernement. Personne ne les mène en tutelle, personne ne leur donne des instructions où devoir aller. Leur envie de philosopher est l'expérience de soi-même en tant qu'une personne qui s'épanouit librement - une expérience qui s'oppose souvent d'une manière fâcheuse, sous forme d'entêtement, à nous les adultes bien intentionnés et soucieux. Les enfants se préoccupent de choses et d'idées qui sont importantes pour eux, même sans utilité apparente. Ils ont énormément de temps et observent le monde avec une curiosité naturelle. Le loisir de leur contemplation dénuée de buts fait, par contre, souvent figure de simple oisiveté et le début de tous les vices pour nous les adultes, submergés par les contraintes quotidiennes et professionnelles. Bien sûr, dans la curiosité sans gêne et joyeuse des enfants nous ressentons, avec une certaine mélancolie, un trait caractéristique perdu de notre propre enfance.

Sans aucun doute la curiosité de l'enfant, souvent nostalgiquement transfigurée, est, comme d'ailleurs chaque désir de savoir et chaque joie d'explorateur, tout à fait précieuse et caractéristique pour le philosopher en tant qu'amour du savoir ou de la sagesse. Mais est-ce qu'elle est la jouissance de philosopher, telle que la fresque nous le laisse entrevoir comme étant la " vision de la félicité "? Pas si sûr.

D'abord, du point de vue objectif de la théorie du comportement, un comportement curieux ou, dans le champ psychologique, un caractère explorateur, est tout simplement utile comme on peut le voir avec l'exemple des rats. La théorie de l'évolution nous explique que celui qui dispose de suffisamment de chemins et d'échappatoires a de meilleurs chances dans la lutte pour la survie, mais nous en faisons aussi régulièrement l'expérience en politique, en économie ou dans la recherche fondamentale. Vue sous cet angle, la comparaison des enfants avec des rats n'est nullement injurieuse. En tant qu'apprentis du monde, les enfants dépendent particulièrement de cette faculté d'aller en reconnaissance du monde dans toutes sa richesse, et les adultes seraient bien avisés de faire de même. Cependant, des rats curieux ou des enfants ne sont nullement encore des philosophes. Et ceci pour trois raisons : le comportement curieux n'est qu'un comportement inné, non pas un comportement intentionnel ; en outre, c'est un comportement neutre en valeur (on peut être curieux de tant de choses et vouloir reconnaître aussi le terrain criminel) ; en plus, c'est souvent un comportement préjudiciable. Ainsi qu'on fait fausse route après la première joie de tant de possibilités, on peut aussi se tromper avec la curiosité philosophique. En philosophant, on peut se perdre dans l'abondance des possibilités ou suivre des pseudo-philosophies idéologiques.

Si donc, comme nous l'avons vu avec nos trois tentatives d'interprétation, la jouissance de philosopher n'est ni une simple joie sournoise de démasquer l'autre, ni la joie de la compétition spirituelle, et même pas celle si vantée de la curiosité sans retenue, en quoi peut-elle consister alors ? La jouissance de philosopher consiste, et c'est ce que je soutiens, quatrièmement et dernièrement, en la theoria bien comprise ou la visio beatifica de la fresque. Elle est en substance jouissance de reconnaître et simultanément expérience de sagesse. Mais qu'est-ce que ça veut dire, et qu'est-ce qui relie l'ascension du chariot de l'âme et le philosopher des enfants ? Effectivement, les deux ont en commun une chose essentielle : non seulement la curiosité déchaînée et la fantaisie en tant que liberté de quelque chose, de fausses routes de nos simples opinions, mais avant tout l'expérience de liberté pour quelque chose, pour la force de la raison de s'orienter vers, et être ce qui est réellement, ce qui existe et qui est précieux. Dans l'exemple donc les enfants voulaient surtout savoir qu'est-ce qu'il en est réellement avec les fleurs heureuses.

Soulignons les caractéristiques de leurs aspirations à la vérité philosophique : avec ardeur les enfants regardaient en détail le phénomène en question, les fleurs heureuses (méthode phénoménologique), exprimaient leurs propres conceptions et écoutaient les autres (herméneutique), trouvaient des critères pour définir le bonheur des fleurs (analytique), examinaient ensemble les arguments et contre-arguments (dialectique), et accueillaient des idées au prime abord curieuses, comme " être heureux tout simplement " (spéculative). Ils voulaient non seulement exprimer sans tutelle leurs idées et leurs opinions, mais surtout ils étaient préoccupés de savoir si leurs opinions étaient défendables ou vraies. Ils étaient saisis par la philosophie en tant qu'amour de la sagesse et la pratiquaient en cheminant.

La recherche de la vérité

Comme les enfants, l'âme humaine cherche à atteindre la vérité sur cette fresque. Tous deux font l'expérience, que nous, en tant qu'hommes, ne sommes pas emprisonnés dans l'espace et dans le temps mais que nous faisons partie d'un espace spirituel, métaphysique, " au-delà de notre physis ", d'un espace d'arguments et de contre-arguments, dont la validité repose sur un discernement libre, et ne peut être obtenue de force ou se produire automatiquement. Au moment de philosopher, nous espérons et nous nous fions plutôt à l'expérience de vérité. Cependant le chariot de l'âme de la fresque se trouve seulement sur le chemin pénible pour atteindre la vérité, et il n'est absolument pas encore dans sa possession. Au lieu d'avoir l'audace d'un savoir divin, inaccessible, nous devons nous satisfaire de la seconde aspiration au savoir, celle qui est possible à l'homme, et ceci est suffisamment divin ou sublime : qui philosophe, se comprend non seulement en tant que faisceau réflexif, mais comme centre réflexif, et ceci malgré les tentations réductionnistes du quotidien et de la science.

Justement, ce qui distingue la philosophie, ce n'est pas la possession fondamentale de la vérité, mais bien une quête tolérante de la vérité fondamentale. En philosophant, nous faisons l'expérience de notre capacité, en tant que personne raisonnable, d'observer avec étonnement et en détail des situations et des choses, de comprendre quelque chose à partir de différents points de vue, de construire des concepts plus précis, d'entrer en discussion avec nos pairs sur la validité des raisons avancées et d'aboutir à des manières de voir tout à fait nouvelles : rappelons que ce sont les méthodes (du grec methodos, recherche de chemin) du philosopher. Ceci nous ouvre la perspective de sortir du pêle-mêle des opinions et de proposer des réponses à nos questions du vrai et du faux, du bien et du mal, réponses soutenables provisoirement, et révisables grâce à un meilleur discernement et une meilleure connaissance des réalités. Effectivement, cette perspective peut nous remplir de joie ou jouissance : nous retrouvons nous-mêmes en tant que personne intègre, pouvant participer à la vérité globale et collective. C'est cela le message de la fresque, qui est encore aujourd'hui attractif, que ce soit dans la perspective séculaire, humaniste d'une raison universelle qui nous relie tous ou que ce soit en plus, dans la perspective d'une foi personnelle de chacun.

Mais la fresque montre aussi que philosopher n'est pas seulement une partie de plaisir. Sur le chemin vers la vérité, on discerne aussi les zones d'ombre de l'homme et du monde, représentées par des personnages sombres et clairs entrelacés et de l'opposition lumière / obscurité qui domine l'ensemble du tableau. Le monde dans lequel nous vivons et philosophons n'est pas un lieu de félicité serein, et nous-mêmes, nous ne sommes nullement de purs êtres de raison. Ceci était déjà clair pour les hommes de la fresque, marquée d'une empreinte platonicienne-chrétienne, et qui donne une image de l'homme et du monde seulement apparemment refermé sur lui-même.

En plus, un minuscule détail indique la problématique spécifique de notre modernité scientifique et technique : la lunette à moitié cachée dans la main du sens de la vue. Est-ce que l'instrument, important pour la curiosité humaine, devrait-il être passé sous silence de peur d'une nouvelle chute après l'expulsion du paradis? La lunette comme symbole de l'entrée dans la modernité peut effectivement mener aux deux : elle peut ou rendre encore plus accessible le " livre de dieu de la nature ", ou profaner toujours plus le monde terrestre (aussi un héritage de l'Europe depuis les atomistes antiques). Ainsi, Galilée avait découvert les lunes de Jupiter et les montagnes de la lune avec l'aide de la lunette, inventée aux Pays-Bas déjà en 1609, soit des décennies avant la réalisation de la fresque en 1675. Il était arrivé à la conviction que Copernic avait raison : le soleil ne tourne pas autour de la terre et des hommes, centre du monde et couronnement de la création, mais la terre tourne autour du soleil. Avec l'aide de la lunette, semblait-il, l'homme a été ravi de sa position centrale dans l'organisation de la création divine et, en échange, il tentait de conquérir une position centrale sur terre. La lunette par exemple rend possible une meilleure orientation sur la mer et par la navigation marchande la colonisation mondiale. Ainsi, les navires de la East India Company, créée en 1600, portent la planche de titre du livre pionnier de Francis Bacon De la nouvelle organisation de la science (1620). La devise " savoir est pouvoir " remplaçait la quête de la vérité contemplative. Entre-temps cependant, nous ne connaissons que trop bien les chances mais aussi les risques du progrès scientifique et technique. Des mots-clés comme énergie atomique, clones, changement climatique, facteur démographique, guerre des cultures et des religions ou globalisation contiennent des problématiques qui ne peuvent être résolues sans une réflexion philosophique, en suivant par exemple les quatre questions connues de Kant pour réfléchir sur la portée de la science moderne, sur les valeurs fondamentales de notre action, sur nos espoirs ou utopies et sur notre représentation de l'homme.

Tout ceci ne doit pas gâcher l'envie, mais plutôt souligner la nécessité du philosopher. Bien sûr, nous les adultes, nous léguons à nos enfants un monde relativement intact, mais aussi en péril sur le plan physique, social, spirituel et moral. Et nous leur transmettons aussi l'héritage de la philosophie qui peut les aider à approfondir les problèmes et en dégager des solutions possibles...


(1) Traduction de la conférence par Treiber-Leroy Johanna, doctorante en philosophie avec les enfants.

(2) Le tableau est projeté sur une toile tendue au plafond de la salle de conférence.

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