Un dispositif à double fondation imbriquant un processus rationnel et un processus psychosocial
Le président de séance : il donne la parole de façon impartiale, "priorité à celui qui n'a jamais parlé". Il fait exécuter les prises de parole par l'élève micro, rappelle qu'on ne gêne pas celui qui a la parole. Le registre linguistique du président est l'impératif, un discours agissant sur l'autre : "Tu ne dois pas... Qui veut parler ? Untel deux fois gêneur, tu vas être exclu du groupe ! etc.".
Le reformulateur : il écoute attentivement les paroles des autres, il apprend à retenir les paroles de deux, trois ou quatre interlocuteurs différents. Puis, il apprend à restituer une partie de ce qui a été dit. L'enseignant l'aide, le motive, lui répète tout de suite, en aparté et en résumé, ce qui vient d'être dit. Avant la reformulation, l'enseignant lui demande "Untel, il a dit quoi ? Et elle, elle a dit quoi ?" Intuitivement le reformulateur transforme le discours direct du discutant en discours indirect. L'enseignant l'aide dans l'emploi des pronoms1 et des déterminants.
L' élève Micro : lorsqu'il tend le micro, il désigne par le nom les discutants, la fonction pour les animateurs (président et reformulateur). Il est au centre de l'atelier et symbolise l'égalité entre les participants. Il apprend à écouter le président avant de donner le micro dans l'ordre désigné, il apprend à mémoriser la question posée par l'enseignant car il devra la répéter au discutant qui prend la parole.
Les discutants : ils débattent sur le sujet lancé par l'enseignant. Ils apprennent à réfléchir, s'ils défendent un point de vue différent d'un autre interlocuteur, ils doivent tenter de justifier et d'argumenter leurs propos.
Les observateurs : ils observent les animateurs et à l'issue de la discussion, ils font part de leurs remarques : comment il faut s'y prendre pour être président, comment fonctionne l'atelier, pourquoi la discussion a été intéressante ou non, ils donnent des conseils. À la séance suivante, ils échangent leur rôle avec les deux animateurs.
Les élèves dessinateurs : ils participent au début de la discussion, puis quittent le groupe pour faire un dessin sur ce dont parlent les discutants. Ils tentent de faire un dessin à partir des mots de la discussion. C'est une sorte de concept iconique. À l'issue de l'atelier, le maître montre les dessins produits. Éventuellement, il peut y avoir quelques échanges entre le dessinateur et le maître et ou les autres élèves. Le dessin servira pour les séances suivantes.
Je vais aborder les critiques récurrentes faites à ce type de fonctionnement.
- Critiques formulées par le monde enseignant, notamment une inspectrice qui s'était déplacée pour assister à une DVP, accompagnée par deux futures maîtresses-formatrices. À l'issue de l'atelier, nous avons entamé une longue discussion dont les notes furent relevées par une personne qui m'accompagnait. - Critiques formulées par des spécialistes de la philosophie, à la rencontre interacadémique de Balaruc-les-bains, et dont l'antienne fut : en quoi un dispositif peut-il être philosophique ?
Mais rappelons d'abord certaines procédures de fonctionnement de la DVP telle que je la conduis.
C'est le maître qui fait le choix de la question de départ : " Qu'est-ce qu'une table ? Pourquoi ment-on ? Qu'est-ce que grandir ? etc. ", issue des échanges entre enseignants et chercheurs expérimentant les ateliers de philo à l'école. La question est lancée et explicitée par le maître puis la discussion commence. Le premier temps de la discussion est consacré à la recherche d'idées que les enfants de maternelle expriment généralement par l'emploi d'un mot ou d'un exemple.
Illustrons ceci de quelques réponses d'enfants. La question de départ était
"Qu'est-ce que la bêtise ?"
- Arthur : c'est quand on n'écoute pas. (Stade pré-conventionnel selon le cadre de Laurence Kolhberg.)
- Gwendoline : c'est quand, par exemple on casse une assiette.
Le second temps de la discussion est consacré à se mettre d'accord dans la recherche du meilleur argument. Le maître fait une synthèse de ce qui a été dit, il tente de dégager une opinion émise par un enfant puis le groupe est ensuite convié à comprendre cette opinion et à en discuter le sens.
Illustrons cela d'un extrait pris dans un script. La question de départ est de savoir si l'on peut être ami avec un éléphant.
- David : Je suis ami avec un cochon, je vais à la ferme des fois, il m'éclabousse, je l'accompagne dans les champs. Je suis aussi ami avec un arbre.
Le maître : David pense que l'on peut être ami avec des animaux, avec un arbre. Est-ce que vous êtes d'accord avec cette idée ? Est-ce qu'un enfant peut être ami avec un animal ou avec un arbre ?
A) Critiques du monde enseignant
Elles sont de deux ordres :
- méthodologique : la question de départ n'a pas été contextualisée dans une situation de classe, on n'est pas parti d'une histoire déjà abordée en classe, ou d'un vécu. Deux risques sont pointés : l'absence d'une anticipation des réponses des élèves qui va rendre la discussion lente et sinueuse ; l'absence d'une évaluation préalable faite par l'enseignant au cours d'un moment de classe qui aurait permis au maître de mettre en relation ce que les élèves doivent apprendre avec les finalités de ce type d'atelier.
- du dispositif : l'IEN et ses deux enseignantes pensent que la gestion des positions contradictoires "je suis d'accord avec lui ou je ne suis pas d'accord avec lui" n'est qu'une gestion du conflit qui freine l'avancement de la discussion. L'autre critique est le retour systématique de la discussion vers l'élève reformulateur qui ralentit encore la discussion et qui la laisse tourner en rond.
Par opposition, l'IEN propose d'établir clairement les objectifs au niveau des finalités définies par les Instructions Officielles, puis de définir ce que l'enfant doit apprendre et enfin de réaliser en fonction de ces deux objectifs la mise en place d'un dispositif. La future formatrice n°1 propose un atelier sans animateur où le maître reformulera et synthétisera, car les élèves ne peuvent pas produire seuls des énoncés. Les amener plus loin dans leurs raisonnements, c'est le rôle du maître, sinon la discussion tourne en rond. Question : "Le plus important est-ce de développer des capacités intellectuelles OU d'aller le plus loin possible dans la discussion ?"
L'autre formatrice critique le fait que des enfants essayent de faire un dessin illustrant ce que les discutants ont dit. Tâche trop complexe et floue. Ne serait-il pas préférable d'insérer cette tâche dans l'apprentissage d'un codage ? Donc plutôt leur apprendre une sorte de pré-lecture que de les laisser produire un concept iconique. Question : "Le plus important est-ce de développer des capacités intellectuelles OU d'aller le plus loin possible dans l'acquisition d'un codage comme une sorte de pré-lecture ?".
Analyse de ces critiques : ces représentants du monde éducatif font une critique attendue, parce que le processus d'enseignement n'est pas présenté sous sa forme canonique :
- Objectifs Généraux des Instructions officielles (valeurs culturelles et domaine d'activité).
- Contenus et Programme (objectifs généraux).
- Mise en place d'une situation pédagogique (objectifs spécifiques).
On reconnaîtra ici le pilotage d'une fiche de préparation tel que la plupart des formateurs de formateurs l'enseignent aux futurs enseignants. Ainsi, si l'on pose comme postulat qu'enseigner c'est avant tout organiser des situations et des conditions d'apprentissage en classe, alors on perturbe généralement la plupart des formateurs de formateurs. En effet, l'inversion de l'équation "Instructions Officielles --> Contenu -->Situation pédagogique" versus "Situation pédagogique --> Contenu -->Instructions Officielles" perturbe la plupart des représentants du monde enseignant. La raison en est qu'il faut discerner le changement épistémologique effectué. Il est alors évident de s'attendre à ce qu'une partie du monde enseignant n'arrive pas à discerner les effets du dispositif, comme l'apprentissage de la coopération ainsi que la recherche d'un consensus.
Ce dispositif de discussion philosophique n'a pas pour vocation de réaliser l'acquisition de telles structures du langage oral ou de tel autre outil cognitif qui pourrait être mis au service de la didactique du français ou d'un autre domaine particulier. Les procédures de fonctionnement du dispositif ne sont pas thématisées dans un champ disciplinaire, elles sont censées développer elles-mêmes un processus de pensée qui peut par la suite se déployer dans les différents domaines décrits dans les programmes.
Donc, nous pouvons identifier l'origine du malentendu récurrent avec le monde enseignant, qui est de considérer ce dispositif comme un simple outil pour acquérir la langue orale et/ou un raisonnement logique. Si on réduit le dispositif à un instrument pédagogique, alors on est sidéré en observant combien la discussion tourne en rond, les tours de parole sont lents et le rôle du reformulateur ne favorise pas l'émergence des réponses. Par contre, si on considère le dispositif comme un générateur d'interactions entre élèves et d'intersubjectivité, alors les procédures de fonctionnement ne font que révéler un agir communicationnel en développement. Dénoncer le fait que la discussion tourne en rond à cause de la gestion du conflit est un autre malentendu. Cette lenteur est le miroir de la façon dont les enfants réfléchissent et produisent un discours. L'analyse longitudinale du DEA de Johana Treiber-Leroy sur une cohorte suivie pendant trois ans montre que dans ce type de DVP on remarque que les problèmes auxquels les enfants sont confrontés sont les suivants : en G.S. de maternelle --> arriver à trouver des mots ; au C.P. -->; arriver à trouver des idées ; au C.E.1 --> arriver à relier les idées entre elles.
En postulant qu'enseigner, c'est avant tout mettre en place des situations éducatives qui dynamisent l'apprentissage de l'altérité, on engage ce type d'action éducative dans un courant innovant. Or par nature, il est rare qu'une forme innovante crée simultanément une grille objective de lecture et d'analyse. Il est alors normal de s'attendre à ce que les premières critiques se formulent de manière subjective et/ou idéologique.
Remarques sur l'interactionisme du dispositif
Faisons maintenant une remarque d'ordre psychologique puisque le dispositif est censé favoriser l'interaction verbale entre les élèves ainsi que leur intersubjectivité. Nous sommes alors confrontés à la problématique des comportements individuels et à celle des conventions et des significations à partager. Faisons deux constats :
- il est difficile de considérer l'interaction verbale uniquement sous son aspect langagier. Le langage est un pré-requis nécessaire pour rendre possible les échanges verbaux entre élèves, mais insuffisant pour rendre compte de la pensée (cf. Langage et Pensée de Vygotski).
- Se contenter d'instaurer des enfants dans des rôles (Président, discutant etc.) ne produit pas un effet mécanique pour développer les interactions verbales. L'action des rôles dans le dispositif peut susciter des conduites de réciprocité entre élèves (favoriser l'écoute, le respect des autres...), mais la condition première n'est pas dans les rôles mais dans l'interaction elle-même (cf. Goffman, Garfinkel...).
La question des interactions verbales convoque l'interactionisme.
Interactionisme et développement psychologique du sujet.
Sur cette question, je me réfère aux théories développées par Henri Wallon et Lev Vygotski, mais aussi à George Herbert Mead, qui ont proposé une définition sociale du développement cognitif, lequel tient compte du fait que dans l'espèce humaine, la plupart des connaissances que nous acquérons sont transmises lors d'interactions sociales, le plus souvent par l'intermédiaire du langage ou par l'imitation. Précisons trois définitions pour présenter une modélisation de l'interaction dans le dispositif :
1) La construction de la personne
Le paradigme social de George Herbert Mead se décompose en trois notions : le JE, le MOI et le SOI
Le JE, ce sont les attitudes que le sujet prend envers les autres : agir en fonction d'un environnement donné, anticiper les intentions d'autrui ; c'est l'aspect subjectif du SOI (on pourrait décliner les formes d'agir, d'anticipation etc. induites par les rôles du dispositif).
Le MOI, c'est l'image que le sujet perçoit de lui-même chez les autres. Il revêt une sorte d'aspect objectif du Soi, par exemple quand le sujet se met à la place de l'autre et se perçoit soi-même comme un objet (effet du méta regard des observateurs en fin d'atelier).
Le SOI, c'est le produit d'un dialogue entre JE et MOI, qui instaure une dialectique entre ces deux dimensions ; le Soi équilibre alors un système identitaire chez le sujet.
La construction du sujet participerait donc de ce rapport ternaire. C'est ce que l'on retrouve avec l'effet de miroir dans le dispositif entre les animateurs et leurs observateurs et aussi entre les dessinateurs et les discutants.
Le développement psychologique des enfants me semble fortement lié aux rôles dans la mesure où ceux-ci réclament une forte activité entre le JE (attitudes envers les autres) et le MOI (mon image renvoyée par les autres). La socialisation des enfants dans le groupe va évoluer par rapport aux interactions de l'enfant avec les valeurs culturelles discutées dans le cadre de l'atelier ET la structure composée par le dispositif.
Voyons comment se développe le processus psychosocial qui va permettre à un enfant de développer ses capacités discursives avec les autres membres du groupe. Dans un premier temps, nous désignerons cet élève "enfant-cible" : il va agir envers les autres selon son impulsivité, selon sa propre subjectivité, il ne tient pas vraiment compte des autres. Rapidement, les autres sujets du groupe réagissent, ils deviennent une sorte de miroir renvoyant l'image qu'ils ont de cet enfant-cible. On peut supposer qu'une relation dialectique introspective entre le "JE" et le "MOI" de l'enfant-cible transforme le SOI de cette enfant et de ce fait améliore la qualité dialogique de l'enfant-cible. Le développement de ce processus relationnel favorise la qualité d'écoute et de compréhension des énoncés produits par autrui et de ce fait ouvre un meilleur espace pour l'échange d'un discours rationnel où l'on peut commencer à critiquer les arguments proposés par certains ou bien à tenter d'étayer l'argumentation de propositions énoncées par d'autres élèves.
Dans la théorie de l'agir communicationnel d'Habermas2, on peut retenir quatre types d'actions communicationnelles : action régulée par une stratégie visant un but (relation sujet/objet) ; régulée par des normes et des valeurs sociales (relation sujet/structure sociale) ; action dramaturgique visant à dévoiler la subjectivité du sujet ; action communicationnelle visant la recherche d'une entente pour coordonner un projet (relation sujet/sujets).
Dans le cadre de ce dispositif à visée philosophique, l'enfant peut faire l'expérience de ce que c'est que penser et en même temps de ce qu'est la communication dans un groupe, car chaque rôle lui propose une distanciation matérialisée par une fonction sensorielle. Le président assumera son rôle par la voix, les ordres pragmatiques. Le reformulateur développera son oreille et sa mémoire. L'élève micro est la main qui par son geste donne la parole, Les observateurs seront des yeux qui analyseront ce qui peut bien faire marcher un tel dispositif. Les dessinateurs travailleront dans une sphère plus sensible en laissant parler leur imagination. Enfin, les discutants seront censés synthétiser l'ensemble.
Exemple du mythe de la caverne de Platon :
- Nils (discutant) : Celui qui retourne dans la caverne pourrait apporter aux autres une vraie fleur pour leur montrer ce qu'est une vraie fleur.
- Stefan (discutant) lui répond : Oui, mais ceux qui sont enchaînés s'ils ne sont pas sortis, ils pourront dire que c'est lui qui l'a fabriquée.
Ces deux élèves ont déjà eu l'occasion au cours de l'année d'assumer différents rôles d'animateur (Président, reformulateur, observateur). La problématique de ce troisième atelier sur la caverne est de savoir pourquoi celui qui a été libéré doit redescendre dans la caverne. Ces enfants de 5/6 ans cherchent comment ils pourraient convaincre les hommes restés dans la caverne que ce qu'ils voient n'est pas la réalité, mais comment le leur démontrer. La proposition de Nils est astucieuse, mais on voit que la critique de Stefan est tout aussi intéressante. Ces élèves ont incorporé au cours des ateliers précédents toute une série de comportements qui n'étaient pas définis à l'avance par le simple fait d'être investis dans tel ou tel rôle. Cependant, au cours des précédents ateliers en fonction des contraintes liées à leurs rôles et en relation avec les réactions des autres enfants du groupe, Nils et Stéfan ont peu à peu incorporé suffisamment de distance entre leur "JE" et leur "MOI" pour que leur "Soi" rende audible et compréhensible ce que l'autre dit.
B) Critiques des spécialistes de la philosophie
Je viens de montrer que le jeu des interactions verbales au travers du dispositif pouvait favoriser le développement d'un processus psychosocial et rationnel. Ainsi, l'élève peut dans ce type d'atelier incorporer et développer un esprit critique à l'égard :
- des valeurs culturelles de l'institution (éducation à la citoyenneté) ;
- de l'apprentissage des contraintes sociales de l'école ;
- des comportements sociaux liés à la socialisation et à leurs règles.
Ces dispositions sont dans le domaine de la psychologie et de l'éducation au " Vivre Ensemble " mais non dans celui de la philosophie.
D'où la question : En quoi un dispositif peut-il être philosophique ? Pour le philosophe, n'est-ce pas aberrant d'insister sur l'idée que les conditions de faisabilité vaudraient presque autant que le logos ? Je vais tenter de montrer que le dispositif dans la problématique de l'éthique communicationnelle peut prétendre avoir sa place de pratique philosophique.
Chacun peut constater qu'il est très difficile d'appréhender les sentiments et les pensées d'une autre personne et cela l'est certainement plus pour des enfants. Par ailleurs, quand on veut établir un cadre social suffisamment stable pour permettre la communication entre des individus, on peut instituer une structure comme le dispositif pour gérer les interactions verbales. Mais il faut surtout, au sens habermassien, procéder à une sorte de genèse d'accords entre ces individus, autrement dit il faut se mettre d'accord sur ce qui peut fonder l'acceptation de prémisses et des conventions qui vont régir les interactions verbales.
La genèse d'accords nécessite de prendre en compte la distinction qu'effectue Habermas entre les notions qui ne se superposent pas vraiment, "communication" et "discussion". La communication est une sorte d'entente en acte où l'argumentation et les prétentions à la validité sont présentes, mais d'un point de vue implicite. Elles ne sont pas thématisées puisque le consensus est "déjà là", autrement dit une entente des interlocuteurs sur ce qui détermine le monde vécu et les actions que l'on pourrait effectuer sur celui-ci.
Quand ce consensus communicationnel est rompu, alors il faut chercher à retrouver l'entente en acte : on parlera alors de discussion. La discussion est cette fois explicitement thématisée autour de l'argumentation et des prétentions à la validité. Encore faut-il différencier l'agir communicationnel où l'ensemble des acteurs de la discussion vise à retrouver le consensus, d'avec l'agir stratégique où un acteur vise la poursuite intéressée d'un objectif particulier sans tenir compte d'un accord préalable avec les autres acteurs de la discussion.
On peut remarquer que le malentendu entre ce que l'IEN nommait "mettre les enfants en anticipation" renvoie vraisemblablement à cette figure d'un agir stratégique ; la notion d'argumentation ayant alors le sens d'une explication inscrite dans un objectif qui a été précédemment défini et problématisé par l'enseignant et où l'anticipation de l'élève est convoquée à déduire et expliciter une série de propositions cohérentes et logiques puisqu'en fin de compte les arguments seraient déjà inscrits dans la mise en problème, dans la thématique ou dans des règles logiques. Pour "le monde enseignant" la recherche du consensus comme finalité n'est pas une évidence, pour eux c'est "tourner en rond", c'est "les enfants tout seuls ne peuvent pas y arriver" etc.
Reprenons la structure de base de l'argumentation telle que Habermas l'emprunte à Toulmin : reconstruisons le syllogisme classique :
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Quand l'argument et la prétention à la validité sont explicitement thématisés, comme dans tout raisonnement logique classique, la discussion repose alors sur un logos dont les principes vont circuler entre la Règle et la Conclusion par exemple :
La Règle --> le concept "homme" a pour caractéristique son aspect d'être mortel par opposition à immortel.
La Conclusion --> c'est le lien logique entre le Donné et la Règle qui permet de déduire que si on sait que Socrate est un homme et que si les hommes sont mortels alors vraisemblablement Socrate devrait être lui aussi mortel. On peut ensuite tenter de réfuter cette réponse pour attester s'il n'y a pas de contradiction.
Or ce raisonnement n'est possible que s'il existe un lien analytique entre le FONDEMENT et la CONCLUSION, puisque cela n'est vrai "qu'en vertu du fait que par induction on a observé que tous les hommes étaient mortels"
Mais Habermas reprend l'exemple de Toulmin pour montrer un cas précis où la règle est insuffisante pour faire tourner la logique analytique entre le Fondement et la Conclusion.
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Dans l'exemple de Habermas, le fondement n'est pas informatif vis-à-vis de la règle. Des raisons substantielles ne peuvent jamais être "conclusives". Dans ce cas la contrainte logique n'est pas suffisante pour faire une inférence logique si la règle ne fait qu'expliciter uniquement le contenu d'une prémisse. La contrainte empirique n'est pas suffisante pour mettre en évidence une conclusive entre le donné et la donclusion puisque la règle ne renvoie qu'à des jugements de perceptions singuliers. Ce qui fait dire à Habermas que le résultat d'un discours ne peut pas être décidé par la contrainte logique et par la contrainte empirique, mais uniquement par la force du meilleur argument et Habermas conclut que la logique du discours est une logique pragmatique. Schématiquement, il suggère que les raisons fonctionnent comme des arguments qui sont d'abord dépendants de l'accord d'un auditoire hypothétique universel. Celui-ci est justifié selon deux principes, celui de l'induction, celui de l'universalisation. Ces deux principes dépendent respectivement d'un discours théorique (ici, celui du philosophe Habermas) et d'un discours pratique (ici, de façon modeste le fonctionnement d'un dispositif à visée philosophique). Ce sont ces deux principes qui justifient le passage d'une prémisse à une règle.
Dans un dispositif à visée philosophique, la question de départ émerge d'un questionnement anthropologique, mythique etc. dans le but d'une discussion universalisante. Le dispositif en favorisant les échanges verbaux entre élèves les entraîne à expérimenter certains contours d'un discours pratique autrement dit d'une éthique communicationnelle. L'épistémologie habermassienne, plus qu'au produit de l'argumentation, c'est-à-dire le passage de la règle à la conclusion ou du donné à la conclusion, s'intéresse au passage du fondement à la règle.
Le monde enseignant subit en partie la crise du sens qui traverse notre société. En l'aidant à comprendre la lecture épistémologique habermassienne, on pourrait redonner de la vigueur à la mission éducative. En faisant émerger de l'éthique communicationnelle à l'école, on favorise l'autonomie et le développement du sens critique chez l'élève. Au cours d'un atelier de discussion philosophique, je n'attends pas un progrès précis défini dans un objectif. Car ce qui est visé c'est la mise du groupe dans une attitude de recherche d'un consensus en commun. L'impression que la discussion tourne en rond ne tient plus dès lors que l'on a compris les effets possibles liés au dispositif à visée philosophique : les procédures de la discussion (rôle du dispositif, gestion des échanges verbaux entre les participants), les exigences intellectuelles (argumenter en commun la validité d'une proposition) favorisent chez l'élève le développement de ses processus de penser et de communiquer avec les autres. Et, c'est la recherche du meilleur argument qui permettra de sortir de la circularité de l'argumentation.
Versant formateur
Proposer ce type de dispositif comme cadre de discussion philosophique avec des enfants de 5 à 7 ans peut présenter d'évidents avantages. Sur le plan philosophique, en étant vigilant sur la relation entre le fondement et la règle, on peut aborder une problématique plus sociologisante qui est a priori, pour les formateurs, plus facile à comprendre et à mettre en place que les problématiques "purement philosophiques" qui deviennent rapidement des secteurs "hautement" réservés ou gardés.
Quel est le terrain intellectuel que nous nous proposons de mettre en oeuvre ? On peut démarrer des ateliers de philosophie pour enfants à partir d'un canevas cohérent qui ne laissera pas l'enseignant seul, avec le risque qu'il fasse une improvisation vaguement philosophique ou qui l'oblige à rester prisonnier d'une méthode et de ses fiches pédagogiques. On peut s'interroger avec les enfants pour comprendre comment on s'y prend quand on cherche à créer les conditions d'une entente en acte. Susciter des prises de conscience pour savoir ce que c'est que réfléchir seul et à plusieurs dans une polyphonie réflexive. On peut leur apprendre comment s'y prendre pour chercher à s'aider plutôt qu'à démolir l'argument énoncé par quelqu'un. On peut essayer d'étudier un argument, en faire l'analyse, tenter de le généraliser, bref chercher le meilleur argument.
Versant apprenant
On encourage le développement de la personnalité du sujet en mettant en dialectique le "Je" avec le "Moi" pour aller vers le "Soi", qui est la figure psychologique capable d'une posture intrapersonnelle et extrapersonnelle. Comme le rappelle Wallon, le jeune enfant est frappé "d'une incapacité à conceptualiser", et selon les stades de Piaget l'enfant du cycle 3 resterait encore enfermé dans les rets de sa pensée concrète. Or, nous avons souligné que les procédures de la discussion s'imbriquaient au processus de la raison (Vygotski, Bruner, ...).
On sollicite donc l'émergence d'apprentissages actuels et futurs, car un jour l'enfant qui voudra s'éveiller aux choses abstraites, ou à des problèmes de recherche, aura besoin affectivement et intellectuellement d'une motivation à l'éveil et à la curiosité. Ici, l'école trouve une mission de choix ! En principe, il est plus facile d'être "curieux intellectuellement" quand on vit dans un milieu intellectuel plutôt que dans un contexte distant de ce type de préoccupation. À quel moment un enfant vivant dans un contexte social peu stimulant pourra s'ouvrir à l'étonnement de la chose abstraite ? Si sur le plan cognitif ses schèmes d'assimilation sont restés atones, il y a peu de chance pour que le système éducatif sache en corriger l'évolution, parce que par nature l'école n'agit principalement que sur les schèmes d'accommodation : l'erreur d'orthographe ou de calcul reste son domaine, par contre le système scolaire sait-il vraiment améliorer ce qui se passe dans la tête d'un élève, ce qui se passe dans sa "boîte noire" ?
(1) Relation et conscience syntaxique des pronoms personnels " il " et " elle ", qui va permettre de créer une distance entre l'énoncé et son énonciateur.
(2) BOUCHINDHOMME Christian, (2002), Le vocabulaire d'Habermas, Paris : Ellipses.
HABERMAS Jûrgen, (1987), L'agir communicationnel (T. 2), Paris / Fayard.
MEAD George Herbert (1963), L'Esprit, le soi et la société, Paris: Presses Universitaires de France.