Revue

Le dialogue philosophique dans les écoles des quartiers défavorisés

Il y a neuf ans, la Fondation 931, avec l'aide d'élèves et d'écoles des quartiers défavorisés, entreprit de relever ce qui pouvait sembler un pari : mettre la philosophie à la portée de cette partie de la population. Conscients des difficultés, ses responsables ont néanmoins décidé de lancer un projet appelé " Carré Nature, Carré Culture2", qui devait réunir philosophes, enseignants et élèves désireux de participer à cette action.

Ce projet, qui existe depuis 1996, se poursuit dans certaines banlieues défavorisées. Il est proposé à des élèves en grande difficulté : problèmes de langage, de culture, difficultés psychologiques etc. L'enjeu était clair dès le départ : ces adolescents peuvent-ils philosopher ?

L'évolution du projet prouve qu'à la fois le pari a été relevé mais qu'il est aussi une expérience exemplaire de la mise en pratique de la philosophie.

1) La structure

Au départ, la Fondation choisit un thème de réflexion pour l'année et détermine un certain nombre de sessions au cours desquelles philosophe et élèves réaliseront une forme artistique (un carré, dans les limites de 3x3 m) que le public pourra voir. Cet ouvrage doit représenter le cheminement du processus de réflexion sur le thème choisi ainsi que son aboutissement. La méthode de questionnement peut changer en fonction du philosophe.

2) Le rôle des participants

Tout en étant interdépendants et en communication permanente, les quatre acteurs principaux du projet ont chacun un rôle bien spécifique.

- L'organisation : c'est l'intermédiaire entre le philosophe et l'enseignant/l'école. Elle est en charge de la logistique du projet (réunions, financements, sorties). Sa position est neutre vis-à-vis des différents intervenants, mais c'est à elle de faire en sorte que l'ensemble du processus se déroule harmonieusement.

- Le philosophe facilite et guide la démarche philosophique autour des thèmes choisis. Il/elle peut utiliser toute méthode de recherche telle que l'approche maïeutique à travers le dialogue, la méthode Lipman de communauté de recherche, le dialogue socratique, la discussion etc.3. En général, plusieurs méthodes sont utilisées par le même groupe car le processus de réflexion peut varier d'une session à l'autre voire à l'intérieur d'une même session. Le philosophe choisit la méthode et le matériel complémentaire qui approfondiront la recherche sur le thème choisi. Il/elle est libre de son choix. Le philosophe et l'enseignant rédigent ensemble un résumé des sessions.

- Entre deux sessions, l'enseignant continue le travail d'enquête entrepris avec le philosophe en orientant les élèves vers des tâches complémentaires : recherche de définitions, documentation, travail sur le concept. C'est lui qui maintient le fil conducteur entre deux sessions. C'est avec leur enseignant que les élèves devront parvenir à achever la forme artistique (le carré à réaliser). Le succès du projet se mesure tant par la contribution de chacun des participants que par l'effort conjugué de tous vers un processus de découverte dans le cadre d'une démarche philosophique.

- Les élèves : ce sont les éléments clés. Ce sont eux qui représentent l'évolution de la réflexion du groupe aussi bien que l'évolution de la pensée de chacun. Un espace de liberté est nécessaire au bon déroulement des sessions4. L'acceptation de certaines règles de base est essentielle. Ce sont (selon la Charte des ateliers de philosophie)5 :

  1. le respect des opinions de ses pairs ;
  2. ne pas se moquer des autres ;
  3. le droit à l'erreur est reconnu et accepté ;
  4. écouter celui qui parle, attendre qu'il ait fini de parler pour intervenir ;
  5. demander une explication ou une clarification est un droit ;
  6. justifier ses propos est une nécessité.

3) Description du projet " Apprendre "

Le thème retenu était " Apprendre " et la classe se composait de six adolescents de 14 à 16 ans avec un handicap d'audition et considérés comme " en échec scolaire ".

Une première réunion avec la Fondation 93 avait pour but de présenter le projet, les partenaires, le thème retenu et la logistique. En général, les intervenants sont présélectionnés par la fondation. Cependant, il arrive qu'ils soient recommandés par d'autres intervenants (enseignants, philosophes). Cette réunion fut un échange d'idées sur le thème choisi " Apprendre ". Ce fut aussi l'occasion d'échanges sur les expériences passées (logistiques, visites organisées, dynamique de groupe etc.).

Session préliminaire entre philosophe et enseignant

Il est préférable (mais non obligatoire) que le philosophe et l'enseignant puissent se rencontrer avant la première session afin de partager leurs idées sur le thème choisi et sur l'ensemble du projet. Madeleine (l'enseignante avec qui je travaillais) m'expliqua son programme qui consistait à mettre l'accent sur le passage de l'homme de la préhistoire à l'âge moderne. Lors de cette réunion, je lui dis que je laissais les élèves choisir eux-mêmes leur projet car c'était leur projet et que, par là même, ils se sentiraient plus impliqués dans les choix qu'ils feraient pour la création artistique. De cette manière, je voulais établir les bases d'un dialogue qui resterait libre dans sa démarche. En remettant la concrétisation (la forme) à des sessions ultérieures, nous pouvions plus facilement nous recentrer sur le thème. À titre d'exemple, si le thème avait été le Bien et que nous ayons choisi un ange représentant le Bien, le dialogue aurait alors pu se ramener à : " comment un ange représente-t-il le Bien ? ", plutôt que de réfléchir sur le concept du Bien en lui-même et voir ce qui ressort du dialogue. Un ange pourrait ou ne pourrait pas apparaître.

Session de présentation

Cette session est vitale pour le succès du projet car elle permet d'établir les bases d'une relation de confiance entre les différents intervenants. Pour ce groupe particulier, nous avions pensé que cinq minutes d'introduction suffiraient. En fait, ces cinq minutes durèrent une heure et demie. Un interprète traduisait ce que je disais en langage des signes.

Madeleine et moi avions travaillé sur le programme des sessions et sur le matériel complémentaire (films, textes de philosophes etc.). Notre plan était le suivant :

Session I : que signifie " Apprendre ".

Session II : l'apprentissage et la vie (film) - découverte du feu (le feu d'Héraclite en tant que premier élément du rapport de l'homme à l'univers).

Session III : évolution de l'espèce humaine, de l'homme préhistorique à l'homme moderne (rapport de l'homme à son environnement).

Session IV : état de nature/état de culture (film), découverte de l'apprentissage pour vivre avec les autres.

Session V : phase finale, visualisation du projet du processus de réflexion

Après des présentations mutuelles, je leur expliquai mon rôle dans le projet et le thème sur lequel nous allions réfléchir ensemble6. Ils étaient perplexes et voulaient savoir ce qu'étaient un philosophe et la philosophie. Et si eux aussi, ils pouvaient penser. Une foule d'autres questions surgirent. Et leurs yeux parurent s'ouvrir pour la première fois lorsque je leur dis qu'ils étaient capables de penser car penser était ouvert à chacun, quels que soient l'âge, la race, la religion. Leurs regards, d'abord sceptiques, méfiants, " à quoi ça va servir ? ", se transformèrent peu à peu pour faire place à la curiosité et à l'enthousiasme au fur et à mesure que nous avancions dans la réflexion. Les élèves n'avaient jamais entendu parler ni de philosophe ni de philosophie. L'extrait ci-dessous en est l'illustration :

- Le philosophe (répondant à " qu'est-ce qu'un philosophe, qu'est-ce qu'il fait ? ") : Un philosophe est une personne qui vous aide à réfléchir, à penser. Je suis ici pour vous aider à réfléchir sur le thème " apprendre ".

- Un élève : " C'est trop compliqué, c'est trop fort pour nous. Nous savons que nous ne ferons jamais rien de bien, nous ne savons pas lire, il y a beaucoup de choses qui nous échappent, c'est trop tard ! "

- Le philosophe : " Non, vous pouvez réfléchir sur votre vie de tous les jours, sur toutes sortes de questions ".

- L'élève : " Vraiment ? Alors c'est bien " (dit après une courte hésitation).

C'est un moment critique du dialogue, celui qui pose les bases de la confiance entre les partenaires pour continuer le questionnement. Puis j'ai expliqué ce que signifiait " philosophie " en leur apportant quelques réponses en référence avec les origines de la philosophie et sur la manière dont les philosophes eux-mêmes avaient répondu à la question.

Session I : vers la doxa " Apprendre "

À cette phase, nous avons réfléchi à ce que signifiait " apprendre " et comment les élèves le comprenaient. La plupart citaient le rôle institutionnel d' " apprendre à l'école " et les différentes matières. Nous avons rapidement décidé que cet aspect de l'apprentissage menait à d'autres domaines et nous nous sommes focalisés sur certains d'entre eux ou sur une plus générale : " Comment apprendre à vivre comme un être humain ? Les animaux apprennent-t-ils comme les hommes ? Pourquoi l'homme apprend-il ?

Session II - " La guerre du Feu " Apprendre et survivre, les relations à l'environnement

Le film est essentiellement visuel. Peu de dialogues. La communication se fait par les sons et les gestes. Il montre comment des tribus préhistoriques ont réagi à leur environnement et comment la découverte du feu a été un évènement essentiel pour l'avenir de l'espèce humaine. On s'est battu pour le feu qui fut découvert par un groupe d'hommes après une éruption volcanique et exploité par un autre. Je citais quelques passages d'Héraclite.

Ci-dessous un extrait du dialogue :

- Le philosophe : " Pourquoi l'homme a-t-il besoin du feu ? ".

- Les élèves : " pour se protéger, pour la chaleur, pour faire la cuisine, pour la lumière... ".

- Le philosophe : " L'homme a-t-il besoin de chaleur, de lumière, de cuire sa nourriture pour survivre ? ".

- Les élèves : 1) " non ".

2) " ça dépend de l'homme ".

3) " c'est nécessaire pour avoir un certain style de vie ".

- Le philosophe : " le feu apporte-t-il à l'homme une meilleure qualité de vie ? ".

- Les élèves : " oui... ".

L'homme s'adapte-t-il à la nature ou la nature à l'homme ? Quelle est la relation de l'homme à l'univers ? Que vient faire l'apprentissage là-dedans ?

Quelques commentaires que des élèves :

  • la violence envers les autres ;
  • les différences morphologiques entre les êtres ;
  • les différents degrés d'évolution entre les groupes (rire, prémices du langage, habitats plus évolués, etc.) ;
  • la relation avec la mort ;
  • la quête du feu est une quête douloureuse. Elle aurait été beaucoup plus simple si l'un des groupes avait enseigné aux autres comment faire du feu ;
  • les réactions d'un homme préhistorique sont plus immédiates et plus violentes alors qu'aujourd'hui, on réfléchit plus, on met plus de distance ;
  • tout est pris par force, ils ne savent pas demander ;
  • le plus fort poursuit le plus faible ;
  • à cette époque, il y avait du " racisme ". Les tribus ne s'acceptaient pas entre elles ;
  • aujourd'hui, les hommes n'ont pas vraiment changé. Ils sont aussi violents que leurs ancêtres. C'est la manière d'exprimer cette violence qui a changé ;
  • les rapports hommes-femmes n'ont pas vraiment changé.

Autres questions soulevées :

Le corps de l'homme continue-t-il à évoluer ? Pourquoi les tribus étaient-elles obligées de se faire la guerre pour avoir le feu ?

Session III : sortie au Musée de l'Évolution - L'homme moderne à la rencontre de l'homme préhistorique

Cette visite avait pour but de donner aux élèves une explication scientifique de l'évolution de l'homme. Les élèves commencèrent à se poser des questions à propos des caractéristiques communes à l'homme préhistorique et à l'homme moderne.

Voici quelques-unes des questions que nous nous sommes posées autour de notre thème :

  • Quelles sont les caractéristiques de l'évolution de l'homme de la préhistoire à la période historique ?
  • Quelles modifications physiques et culturelles remarquons-nous ?
  • Quelles sont les conséquences de ces changements ?
  • Quelles sont les différences entre l'homme préhistorique et l'homme d'aujourd'hui ?

Le cheminement de leur réflexion peut se résumer de la sorte : a) les êtres humains ont tous une origine commune. b) L'environnement joue un rôle important dans l'évolution de l'être humain. c) L'homme agit aussi sur son environnement, il le transforme.

Je cite ici quelques idées qu'eurent les élèves à propos du projet final :

  • L'homme continue-t-il à évoluer physiquement et psychologiquement ?
  • Dialogue entre un homme préhistorique et un homme moderne ?
  • Une confrontation entre homme préhistorique et un homme d'aujourd'hui (sur des bases rudimentaires).
  • Une rencontre entre un homme d'aujourd'hui et un homme du futur
Session IV - l'Enfant sauvage (film) - l'état de nature et l'état de culture (bref résumé)

Le film montre clairement les différents aspects de l'apprentissage dans les deux situations.

Nous avons discuté des deux états à travers l'apprentissage de l'enfant pour survivre dans son environnement (la nature), et le processus d'acquisition de l'état de culture. Le passage de l'état de nature à l'état de culture démontre le processus de l'apprentissage.

Session V - Phase finale du projet : rassembler les éléments

L'ensemble de la réflexion entreprise autour du thème est aussi dépendante de la notion de temps :

  • le passé (La Guerre du Feu) : l'homme préhistorique avant la découverte du feu (pas de langage, communication par les sons). Du contact entre tribus, ils ont appris à fabriquer des outils, à rire, à aimer. L'homo erectus apItemît déjà avec ces acquis de base ;
  • le présent (L'enfant sauvage) : le passage de l'état de nature à l'état de culture, l'enfant apprend à s'habiller, à manger comme les autres, essaie de communiquer avec son entourage, montre de l'affection envers les autres... Pour apprendre, nous communiquons avec notre entourage, nous comprenons, nous apprenons, nous agissons de manière à progresser.

La forme artistique conçue par les élèves illustrait l'évolution de l'homme des temps préhistoriques aux temps modernes. Non seulement, elle décrivait le processus d'apprentissage des êtres humains par rapport à l'ensemble des espèces vivantes, mais elle concernait le concept de temps également. L'instant-pivot, celui qui délimite les temps préhistoriques des temps historiques, est-ce le début de l'écriture quand l'histoire a pu commencer à être consignée ?

Le carré (la forme artistique) a été divisé en zones temporelles. Le passage du pictogramme au langage écrit était figuré par une longue rampe sur le côté du carré. Les élèves ont dépeint le croisement entre homme préhistorique et homme moderne par une figurine de carton moitié primitive moitié moderne. Ce carré a été présenté à toute l'école et aux parents lors de la fête de fin d'année. Le projet a pris tant d'importance que l'école entière s'y est impliquée. L'enseignant et l'école ont reçu une lettre de félicitations du maire de la ville pour le travail accompli.

Dernière réunion avec la Fondation 93 - le " feedback "7

La réunion de fin d'année, organisée par la Fondation 93, fut l'occasion pour tous les participants (enseignants, philosophes et coordinateurs) de faire le bilan. Sur la base des notes prises au cours de notre expérience, chacun a pu faire part de ce qui avait marché, moins marché, de la nature de l'exercice. Dans le cas particulier de cette expérience, tous les ingrédients étaient là pour que la mayonnaise prenne. L'enseignant était motivé et impliqué et a su maintenir l'intérêt des élèves entre deux sessions. Les élèves avaient suffisamment le désir d'enquêter dans un domaine qui était pour eux un véritable pari. Ils ont respecté les règles de base de l'écoute des uns des autres. En effet, à plusieurs reprises, l'interprète a dû leur demander un peu de patience pour me faire part de leurs réactions et commentaires, selon la règle du " un à la fois ". Leur enthousiasme et leur curiosité ont permis de maintenir un dialogue très vivant. Une fois partis, il était difficile de les arrêter. Le matériel et les sorties complémentaires ont permis d'ajouter des éléments à notre recherche.

1) La nature philosophique de l'exercice et son impact

En philosophie pratique, une interrogation revient sans cesse, tel un besoin de justifier ce que nous entreprenons : quelle est la nature philosophique de notre démarche ?

Il y a tant de recoupements possibles avec d'autres disciplines qu'il est difficile de déterminer à quel instant précis un moment est " philosophique ". Est-ce dans la manière de penser (systématique) ? Est-ce un processus de développement critique de la pensée ? Est-ce une pensée critique ? Est-ce une recherche à travers une série de questions qui mène à une sorte d'appréhension du sujet ? Cela permet-il de répondre aux questions ou de soulever plus de problèmes ? Est-ce une discipline qui nous permet d'enrichir nos pensées ? Est-ce la recherche de l'universel, l'étude des concepts ? Est-ce le passage de l'opinion au jugement ? Est-ce une manière de vivre ? Est-ce l'amour de la sagesse dans le sens que les Grecs lui ont donné ?

La nature philosophique de quelque chose dépendra de la manière dont vous aurez défini la philosophie. Dans le contexte de cette expérience de pratique philosophique, il s'agissait plutôt de développer des capacités à la réflexion critique, à la conceptualisation en recherchant des significations autour d'un thème donné.

La démarche consistait à réfléchir sur le concept de l'apprentissage, réflexion qui prit la forme d'un dialogue à l'intérieur du groupe. L'approche était maïeutique, parfois mélangée à la méthode Lipman de communauté de recherche. Les sessions commençaient généralement comme une discussion, puis venaient les questions qui entraînaient d'autres questions parmi lesquelles une idée, parfois, apparaissait, issue du processus lui-même. Pendant la période de réflexion, des contradictions sont apparues qui, confrontées les unes aux autres, ont permis de mettre l'accent sur le rôle du raisonnement logique. Au cours de certaines sessions, caractérisées par l'effort du groupe pour arriver à une compréhension du sujet, les arguments et les affirmations des élèves se sont modifiés après confrontation avec les autres.

Plus exactement, le concept d'apprentissage partait d'une interprétation concrète, empirique. En examinant sa signification et la manière dont le concept d'apprentissage apparaît dans l'expérience humaine, l'apprentissage devient plus complexe. Acquérir gestes automatiques et habiletés et apprendre à vivre comme un être humain nous démontrent les différentes étapes impliquées. Le processus était-il le même, les motivations étaient-elles les mêmes pour ces différents types d'acquisition ?

Plusieurs opinions sur " l'apprentissage " sont apparues dès la première session. Apprendre était souvent lié à un objet à travers un processus d'acquisition. En identifiant l'objet et le processus de son acquisition, les élèves ont pu identifier le concept d'apprentissage. Cette compréhension a eu lieu à plusieurs étapes de la réflexion. Les films utilisés pour illustrer le thème ont créé une base d'intérêt commun et facilité la concentration sur le sujet de réflexion. Par exemple, le film sur l'homme préhistorique et la conquête du feu a montré le processus d'apprentissage à un niveau rudimentaire. L'apprentissage est devenu aussi bien un rapport actif entre l'individu et les autres qu'avec les objets. Nous sommes arrivés à comprendre qu'il y avait des raisons pour apprendre et pourquoi les êtres humains ont acquis des méthodes pour survivre ou pour d'autres motifs.

L'impact de cette expérience mutuellement partagée fut étonnant : nous avons tous appris pendant cette période de questionnement sur l'apprentissage, et cela nous a ouvert à tous de nouveaux champs de réflexion. Les résultats de ce projet ont été tant directs qu'indirects. En tant que résultat direct, les élèves ont été capables de conceptualiser et d'avoir une pensée critique sur un sujet donné. Marie-Hélène (une enseignante qui travaillait sur un autre projet) a décrit les différents jalons du projet à différents stades de la réflexion :

  • intégration sociale des élèves au niveau de l'école, de la classe et de l'individu ;
  • objectifs pédagogiques : apprendre à conceptualiser, argumenter, poser des questions ; dialoguer ; développer un procédé méta-cognitif ; participer à la vie démocratique ; rétablir son rapport à l'écriture ; à la lecture ; acquérir un minimum de culture...

Sur le plan quantitatif : les élèves sont intervenus plus fréquemment et se sont sentis moins inhibés pour s'exprimer face au groupe. Ils ont pris le risque d'hésiter et de se tromper.

Sur le plan qualitatif, " les élèves ont amélioré leur propre estime et renforcé leur engagement dans la réflexion ". Michel Tozzi résume ainsi : philosopher, c'est " entrer en connexion verbale avec les autres, dans une classe ouverte et respectueuse et capable d'articuler les trois compétences suivantes : problématiser (poser le problème, se questionner) ; argumenter (justifier sa position) ; conceptualiser (définir ce dont on parle) ".

Nous avons accompli ces trois phases lors de notre questionnement.

Lors de la phase initiale, nous avons " problématisé " le thème (Apprendre). Qu'est-ce qu'apprendre ? Qu'apprend-on ? Pourquoi apprendre ? Les réactions immédiates expliquaient l'apprentissage automatique à travers l'imitation jusqu'à des domaines plus complexes de l'apprentissage de l'être humain et de l'environnement. De même pour l'argumentation, les élèves devaient justifier leurs affirmations.

La phase de conceptualisation fut la plus difficile ; la formulation d'affirmations à caractère général fut le résultat soit d'une approche maïeutique, soit de la communauté de recherche. Au cours des sessions, ces compétences entrèrent en jeu à différents niveaux de la réflexion. Il est arrivé que la justification d'une position nous ramène à reposer le problème, c'est-à-dire que la conceptualisation nous ramène à l'argumentation. Le processus de réflexion n'est pas linéaire.

2) Les leçons apprises

L'évaluation de ce projet a montré quelles étaient les conditions nécessaires à sa réussite.

Les facteurs contribuant à la réussite du projet sont les suivants :

  • motivation/engagement de tous les acteurs, en particulier l'enseignant et le philosophe. S'occuper d'un groupe semblable est un défi permanent. Rendre la philosophie accessible à un public non préparé est un pari en lui-même, mais quand, à cette difficulté s'ajoutent des niveaux de lecture et d'écriture inappropriés, des difficultés de langage et d'expression, des problèmes psychologiques, engagement et motivation sont indispensables.
  • Adhésion du groupe au projet : l'enseignant se questionne et reconnaît le pari face à lui-même et au groupe ; le philosophe doit faire la conquête du groupe en voulant questionner, en investiguant, en établissant la vérité. La place du philosophe est en dehors du cercle habituel : travailleur social, psychologue, enseignant, chauffeur, policier, etc. Sa position est critique dans le développement de la réflexion dans la mesure où il catalyse le processus de réflexion des élèves, avec sa propre méthode pour y parvenir.

Le suivi d'une session à l'autre est extrêmement important. Puisque celles-ci sont limitées à quatre ou cinq en six mois, les périodes entre sessions sont de la responsabilité de l'enseignant et de la classe. Les consignes à appliquer entre les sessions sont les suivantes : concentration sur quelques questions particulières ayant surgi du dialogue, recherche du sens de certains mots, exercices écrits pour développer la réflexion, questionner, recherche de domaines, lecture de textes... L'enseignant travaille avec les élèves, les préparant à la prochaine session avec du matériel complémentaire à la session précédente.

Terminer la forme visuelle du projet est essentiel pour les participants. Le philosophe guide les élèves vers une visualisation du processus de réflexion. L'enseignant coopère avec les élèves en finalisant à l'aide de l'association qui leur fournit le matériel nécessaire. L'importance de cette phase est multiple : elle est la réalisation tangible du projet, elle représente la visualisation du processus de réflexion. Soumise au regard du public, au microcosme de l'école et de la ville, elle permet aux élèves d'atteindre une autre étape de la reconnaissance de leur travail et de son accomplissement.

J'ai rencontré des difficultés lorsque l'enseignant n'avait pas l'adhésion des élèves et qu'il/elle devait sans cesse faire face à des problèmes de discipline. Malgré l'efficacité des sessions, le suivi n'était pas observé. C'était un peu comme s'il fallait tout recommencer à chaque fois sans pouvoir continuer à bâtir sur ce qui avait déjà été établi. Certains enseignants savent ce qu'il faut faire et à quel moment le faire. Toutefois, certains ont peur de la philosophie et du monde abstrait et ne se sentent pas entraînés à cet effort. D'autres suivent le processus de questionnement avec les élèves, développant ainsi leur propre capacité à la réflexion. Cette crainte ou cette hésitation mine le suivi entre sessions. J'ai suggéré de faire un dialogue socratique avec les enseignants avant le démarrage d'un projet pour résoudre ce problème.

Ces adolescents peuvent-ils philosopher ? Tel était le pari initial du projet. Nous autres, les philosophes, impliqués dans cette expérience, avons à créer les moyens pour atteindre l'objectif. Je participe à ce projet depuis cinq ans et, en fonction de ma propre expérience et de celle des autres, je pense que non seulement c'est possible mais c'est aussi souhaitable pour tous. Les élèves acquièrent une capacité à la réflexion (qu'ils appliquent à d'autres domaines), mais plus encore, leur mode de communication avec les autres se modifie. Dans l'une des classes, lors de la dernière session, les élèves apportèrent des plats d'origine différente afin de les partager. L'enseignant fit remarquer que c'était la première fois qu'il voyait ses élèves parler entre eux d'une manière amicale sans la brutalité, les offenses et les insultes habituelles à ces échanges. Le thème retenu cette année-là était l'identité " moi et les autres ". L'habitude de philosopher ensemble avait créé une atmosphère de partage et de respect mutuel en dépit des différences.

Sources :
Ahounou-Garrigues, M-H : L'Atelier de Philosophie en SEGPA - Un lieu de prise de conscience, mémoire professionnel, Paris, 2002.
Tozzi, M. : " L'Éducation à la citoyenneté ", supplément n°4 des Cahiers Pédagogiques, Paris, 1998.


(1) La Fondation 93 est un Centre culturel et scientifique de la Seine St Denis.

(2) Carré Nature/Carré Culture est le titre de ce projet spécifique : apporter la réflexion philosophique aux écoles de banlieue. Il a été choisi en tant que cadre dialectique entre la nature et la culture, au coeur duquel des thèmes particuliers sont examinés.

(3) En résumé : l'approche maïeutique représente un processus de réflexion qui amène l'idée à son niveau conceptuel. L'approche dialectique consiste en une dualité entre des positions opposées, discutées de manière à arriver à une synthèse (thèse et antithèse). La recherche collective est un processus constructif, bâti à partir d'affirmations pour parvenir à des principes universels (une approche utile pour un exercice de réflexion collective). Le dialogue socratique est une investigation rigoureuse à partir d'une expérience concrète, de principes universels (appelé aussi exercice d'abstraction régressive). La discussion, est un forum d'échange d'idées et de recherche sur la signification connue ou inconnue des mots : la " doxa " est mise en interrogation et la contre-interrogation décide de son destin.

(4) L'environnement scolaire est aussi important que les relations entre les élèves. Ma propre expérience m'en a donné quelques exemples : a) Des problèmes de relations entre élèves se sont résolues à travers le projet, b) les relations dans la classe sont établies et le projet tend à les renforcer c) l'environnement de l'école mine le projet (manque d'engagement, problèmes d'organisation).

(5) Ahounou-Garrigues, Marie-Hélène : L'Atelier de Philosophie en SEGPA : un lieu de prises de conscience, Capsais, option F (2002), p.11.

(6) Madeleine eut une session préparatoire avec les élèves avant la mienne autour de deux sujets de base : qu'est-ce qu'apprendre et qu'apprenons-nous ? Elle leur dit également qu'un philosophe allait venir. Une session préliminaire n'est pas obligatoire et dépend de l'enseignant et du groupe. Son avantage est de créer une rencontre indépendante du processus de réflexion à la fois pour l'étudiant et pour l'enseignant, et établit une relation nécessaire au suivi entre sessions.

(7) La Fondation 93 a introduit récemment une session de " feed-back " à mi-chemin afin de partager les expériences et donner des idées aux intervenants rencontrant des difficultés dans la réalisation du projet. Même si un groupe ne parvient pas à la phase finale du projet, ils mettent en pratique le processus de réflexion et les bénéfices du questionnement.

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