Revue

Suisse : comment naît la problématique ?

Nous voulons que nos élèves problématisent. Comment nous y prenons-nous ?

Nous proposons des problèmes à la réflexion de nos classes mais nous réalisons souvent qu'ils sont compris par nos élèves comme un jeu de l'esprit ou un défi intellectuel à la façon d'un exercice de maths, et non comme une problématique philosophique. En effet, tant que nos élèves ne se sont pas identifiés au problème, tant qu'ils ne se le sont pas appropriés, ils l'envisagent comme un casse tête qu'il faut résoudre, une question posée par un philosophe d'une autre époque ou par le professeur. Ce n'est pas leur problème, c'est le nôtre.

Or quelle est la finalité du cours de philosophie ? Un professeur est-il un bon enseignant quand il réussit à obtenir qu'une classe connaisse les principaux problèmes de la philosophie et leurs grandes réponses? Si telle est la finalité de l'enseignement de la philosophie, est-elle suffisante? Les élèves, se mettent-ils en question à partir des questions de l'enseignant? Faut-il convaincre les élèves que ce que nous leur proposons est un vrai problème important pour l'humanité et donc pour eux ? Même s'ils en sont persuadés se l'approprient-ils alors ? Questionnent-ils leur propre vie à partir de cette problématique ? Peuvent-ils, doivent-ils transformer cette réflexion en attitude à l'égard de la réalité et d'eux-mêmes, en sagesse ?

Pour tenter de répondre partiellement à ces questions, je voudrais ici analyser la façon dont nous procédons en cours, pour introduire un thème et problématiser. Souvent nous choisissons une histoire, une image, l'évocation d'un film connu, un mythe, un morceau de roman ou tout autre objet... pour ensuite poser le (ou les) problème(s) philosophique(s) que cet objet contient ou suggère manifestement. Nous introduisons ainsi à ce qui va occuper nos prochains cours, et nous amener à l'analyse de textes philosophiques. Cet objet s'appelle couramment un " ancrage ". Le professeur que je viens de décrire sommairement, sait où il va et dirige ses élèves dans cette direction. Il utilise cet ancrage pour une fin qu'il se donne.

Cette méthode doit être distinguée de ce que j'appellerai " émergence " et qui va constituer l'objet de ma réflexion. De leurs différences au regard de la problématisation, je voudrais tirer une réflexion sur leur potentiel didactique et sur les finalités du cours.

L'exemple de la mort

Pour ce faire, je prendrai l'exemple de la mort : quand je parle de celle-ci à mes élèves, personne ne s'émeut. Alors que s'ils vont au cinéma ou lisent un roman et qu'ils y découvrent ou voient la mort d'un personnage attachant, ils éprouvent des sentiments. Ils se sont identifiés, ils se sont mis dans la peau du mourant ou d'un survivant. Ils sont alors dans l'état juste pour se poser des questions du genre : " Et si moi j'étais dans sa situation, qu'est-ce que je ferais ? " Ils peuvent, à partir de là, concevoir leur mort, leurs derniers choix, leurs angoisses, leur gestion du temps qui reste, leur perception du mourir. Ils peuvent même vivre quelque chose d'existentiellement fort, et, s'ils ont le temps, ou des amis avec qui le faire, l'analyser. À partir de la mise en situation, de leurs sentiments, de leurs questions, de leur compassion vis-à-vis d'eux-mêmes, peuvent naître en eux quelques-uns des grands problèmes que la mort a posés à la philosophie. S'enracinant dans des questions personnelles, peut surgir une problématisation universelle. Mais surtout le problème émerge comme étant le leur, né grâce à des intuitions que l'identification a suscitées.

Ce qui est arrivé à la sortie d'un film, au hasard d'une identification et d'une discussion riche, est-ce utilisable en classe ? Bien des professeurs semblent commencer ainsi une séquence ou un nouveau thème. Ils choisissent un ancrage. Ils commencent par exemple avec la lecture d'un extrait du Mur de Sartre pour avoir une description de la peur de mourir. Puis ils demandent : quels sont les problèmes philosophiques que ce texte pose ? En procédant ainsi, ils évitent le moment personnel, subjectif et sentimental de l'émergence, et ils obligent tout de suite les élèves à construire ou trouver des problèmes rationnels, clairs et objectifs. Avec un peu d'habitude, les élèves y parviennent assez bien. Seulement ce ne sont pas les leur. Donc, ils ne se les posent pas à eux-mêmes avec l'urgence d'un problème qui surgit en eux, naturellement. Certains professeurs peuvent se sentir rassurés car en agissant ainsi, ils ont évité le désordre affectif, la complexité, le sentimentalisme, l'évocation larmoyante : " Moi, quand ma grand-mère était en train de mourir... ", et ils peuvent construire, en allant de questions simples à la philosophie complexe, comme le voulait Descartes. Mais la pensée ne procède pas de façon cartésienne. Elle commence souvent dans une complexité confuse et émotive.

L'émergence des problèmes avec son lot de subjectivité et d'intuition ainsi que l'importance que le problème appartienne à l'élève retiennent ici mon attention.

Dans un premier temps je remonterai à l'origine de la problématisation personnelle et je réfléchirai à la manière dont elle surgit. Après tout, les grands philosophes se sont posés les grands problèmes ! Comment s'y sont-ils pris ? Probablement pas différemment de nous les " petits ", quand nous nous questionnons parfois ! Analysons ce qui se passe et si cela peut être transposé et revécu en classe. Je vais vous proposer ici le résultat de quelques observations. Je partirai de la description d'un exemple concret que je tenterai d'analyser. J'ai choisi de transposer l'expérience du visionnement d'un film, avec des étudiants, mais j'aurais aussi bien pu choisir un autre support comme la lecture d'un texte, d'une image ou autre.

Un autre exemple

Il s'agit d'un film qui s'appelle Dans l'Angle mort. Je vous rappelle qu'il présente une entrevue de la secrétaire d'Hitler. D'emblée nous sommes face à une vieille dame douce et socialement correcte, avec un chignon à la Simone de Beauvoir, un visage intelligent et serein, qui nous parle pendant une heure trente de son expérience au service d'Hitler. Elle est raisonnable, calme et civilisée. Elle met en évidence la gentillesse exquise du Fürer, ses manières charmantes mais réservées avec les femmes, son amour des chiens, sa vie quotidienne ritualisée, son paternalisme rassurant pour ses secrétaires... Puis dans la deuxième partie du film, elle raconte les derniers jours de la guerre dans le bunker à 30 mètres sous terre, pendant que Berlin est assiégé. Le film se termine par le récit du mariage d'Hitler et de son suicide.

Pendant la première partie, sans le vouloir, nous nous sommes lentement identifiés à elle parce qu'elle est aimable et sincère. Dans la deuxième partie, cette identification devient désagréable, gênante et dérangeante. Nous sommes sortis du cinéma avec une perplexité de sentiments. Des bribes d'idées, des émotions, des questions s'emmêlaient et s'entrechoquaient. Nous nous sommes mis à parler. La discussion partait dans tous les sens mais faisait du bien parce que peu à peu des noeuds étaient dénoués, des problèmes clairs prenaient corps. Certaines questions étaient abandonnées, d'autres fouillées, d'autres reprises plus tard.

Que s'est-il passé alors ? Comme tout public, nous sommes venus voir ce film avec un certain nombre d'idées toutes faites dont beaucoup sont d'ailleurs justes: Hitler est un monstre, ce qu'il a fait est atroce, ceux qui l'ont entouré étaient complices de crimes contre l'humanité, l'Allemagne porte une lourde responsabilité vis-à-vis de son histoire... Ces jugements sont fondés sur notre culture, nos années d'école, les livres que nous avons lus, les idées que nous nous sommes faites mais aussi sur notre moralité toujours présente, et prête à porter un jugement clair sur le réel.

Il aurait été si simple que cette secrétaire fut odieuse et facile à juger. Or face au film et à la femme à laquelle, malgré nous, nous nous sommes imperceptiblement attachés et/ou identifiés, nos assurances culturelles sont secouées. L'identification nous dérange parce qu'a priori, nous pensons qu'à sa place, nous aurions tout vu et compris. Pourtant elle n'a rien vu. Nous nous attendions à ce qu'elle se sente coupable de ce qu'elle a fait. Or elle n'a rien fait de mal. Elle se sent profondément coupable, mais nous ne parvenons pas très bien à comprendre de quoi. Sa faute n'est pas d'avoir collaboré au mal, puisqu'elle n'a tapé que des lettres personnelles d'Hitler en ignorant le reste. Seulement comment pouvait-elle, dans l'environnement dans lequel elle évoluait, ignorer tout ? Pouvait-elle vivre à côté d'un des plus grands drames de l'humanité sans s'en apercevoir ? Sa " faute "est de n'avoir pas eu la lucidité ou la clairvoyance de comprendre pour qui et pour quoi elle travaillait. Il s'agit donc de sa responsabilité de savoir.

Analysons la naissance et la progression de la réflexion des élèves. Dans un premier temps tout le monde était ému, confus, intense et subjectif. Dans cette complexité, se mélangeaient de la passion et une dimension polémique. Chacun parlait de lui-même tant il s'était identifié. Il voulait se défendre et se justifier. Les phrases commençaient toutes par " moi, si j'avais été elle... ", " En tout cas, moi... ", " Moi, à sa place.. ". Il y avait des affirmations péremptoires car chacun de nous voulait prouver aux autres que lui, à la place de cette femme aurait vu, compris, se serait révolté... Ce qui rendait intense la violence latente, c'est que chacun était aux prises avec ses préjugés. Ceux-ci s'affirmaient avec la force d'une vérité qui veut être entendue. Notre culture demandait de simplifier l'expérience pour la recadrer dans un contexte clair et intelligible : Hitler était atroce, n'importe qui l'aurait vu.

Puis il y a eu les questions personnelles que chacun se posait et posait aux autres tout en relisant des moments particuliers de l'entrevue. Ce faisant chacun prenait un peu de distance et commençait à pouvoir à nouveau, penser à la secrétaire d'Hitler. Ce moment de retour progressif à la réalité de l'histoire n'était possible que parce que cette progression se faisait dans une discussion et qu'il est toujours plus facile de démasquer et critiquer les erreurs (et les fautes) des autres que les siennes. Or l'argumentation fondée sur la réalité est forte quand on parle de faits et de choix.

En discutant, nous avons peu à peu compris la nature des enjeux de notre questionnement. De là est née progressivement entre nous, une réflexion pleine d'interrogations intéressantes : Quelle est la nature de sa culpabilité ? De quoi sommes-nous coupables et/ou responsables ? Quelle est notre responsabilité face à l'histoire contemporaine ? Est-ce que manquer d'intelligence ou de lucidité peut être une faute morale? ...

Ceci a provoqué l'émergence des premiers moments de questionnement conceptuel : " Mais je me demande au fond ce qu'est la culpabilité ? " Dès ces premiers moments de recherche de définition d'abord personnelle puis partagée avec des pairs, le groupe a commencé à dépasser le niveau subjectif et émotif vers un registre rationnel et universel, ce qui permettait de parvenir à la généralisation et l'abstraction, à la profondeur et à la philosophie. Cette conceptualisation différait de la dimension notionnelle souvent présente en cours parce que ce que nous venions de vivre nous obligeait de regarder la réalité et l'expérience que nous en avions. La tension entre l'expérience et sa compréhension était l'objet de la conceptualisation.

La problématisation qui en naissait s'exprimait avec importance et urgence parce qu'elle avait une force enracinée dans l'implication de la personne, de sa vie et de ses choix. Quand nous sommes arrivés au moment de la reprise des problèmes les plus importants, à celui des quelques prises de positions balbutiantes et à leur argumentation respective, la dimension personnelle restait sous-jacente et s'exprimait par le retour occasionnel à la formule " Moi, en tout cas, si j'avais... "

Problématiser ensemble à partir d'un ressenti

Tentons l'analyse de ce qui s'est passé. Comment naît la problématisation ? Quelles sont les aptitudes intellectuelles mobilisées? Qu'est-ce qui donne tant d'importance au moment de la première conceptualisation ? Quel est le rôle de la communauté de recherche ? Inversement est-ce que tout ce qui s'y passe aurait pu avoir lieu dans la solitude ou le silence? Est-il pertinent alors d'élaborer une didactique de cette démarche ? Si oui, est-ce possible ?

Quand nous nous trouvons dans une situation où nous ressentons une distance ou une contradiction entre ce que nous vivons et comprenons, et l'ensemble de nos connaissances (préjugés, morale, culture ou idées), cette distance dérange et interroge. Cette tension s'explique parce qu'une des raisons d'être de notre bagage culturel est de nous permettre de regarder, de comprendre et d'interpréter le monde sans en avoir peur, pour vivre ainsi dans un cadre de repères utiles, certains et rassurants. Spontanément, notre tendance consiste alors à tout mettre en jeu pour éluder ou éviter cette distance dérangeante. Nous prétextons à nous-mêmes un manque de temps ou de courage, évitant ainsi de mettre en question nos repères, et de penser.

Mais parfois il est impossible d'évincer cette contradiction devenue trop dérangeante pour permettre de fermer les yeux. Que se passe-t-il alors? Notons ici deux types de réactions : la première, proche du raisonnementsophiste, consiste à trouver les preuves qui donneront raison au préjugé. L'intelligence se met spontanément plutôt au service de la stabilisation de l'acquis que de sa mise en question.

La deuxième attitude consiste à se confronter à l'ambiguïté. La personne est prise dans cette distance inconfortable et elle se débat. Plus la situation est dérangeante intellectuellement, plus il y a de chances que les questions soient abordées et non pas évitées, qu'elles soient riches et non pas fermées, plus les intuitions qui naissent mettront l'édifice du bagage culturel en question. Si cette situation a lieu en public, il existe de vraies chances que la personne s'y arrête et se mette à penser. En effet, les questions que les personnes se posent l'une à l'autre sont les questions qu'ils auraient pu et dû se poser à eux-mêmes mais que, seuls, ils auraient probablement évité d'approfondir. Lorsque d'autres sont présents, chacun peut être très insistant. Il est plus facile de demander à l'autre la rigueur que je n'arrive pas à exiger de moi-même. Les problèmes qui émergent dans ce genre de situation sont profondément personnels, non pas dans le sens d'originaux puisque les autres les partagent, mais dans le sens d'intimes parce que chaque personne y tient, qu'elle s'y reconnaît, que cela lui appartient. C'est d'elle et du sens de sa vie qu'il s'agit. Et ceci même quand la question est intellectuelle (il suffit de lire des récits autobiographiques de scientifiques pour s'en convaincre). La personne se débat avec elle-même, donc il est urgent de penser et de comprendre. C'est cette urgence qu'il me semble importante de créer en classe.

Comment surgissent les problèmes ? Dans le cas décrit, nous voyons chez nos élèves une même contradiction entre un bagage culturel et une réalité. Même si la forme que prend la contradiction peut varier légèrement, chacun la comprend totalement parce que tous les présents partagent la même culture, les mêmes valeurs et les mêmes normes et donc la même contradiction intrinsèque. Les questions qui émergent, naissent-elles d'une intuition ? Sont-elles créées ? S'agit-il de réminiscence ? Si nous essayons de décrire le surgissement des questions, celui-ci semble plutôt dépendre de l'intuition1, car il est intense, profond, dérangeant, subjectif, et émotif. Les problèmes semblent " arriver " à une personne comme un évènement, l'envahir avant qu'elle ne le veuille, comme malgré elle, avec une force, une richesse et une confusion qu'elle ne désire pas.

Si nous regardons comment des bribes de solutions accompagnent ce surgissement, nous notons une dimension de créativité intellectuelle qui semble toujours accompagner le surgissement.

Si par contre nous observons combien les questions posées sont, malgré leur forme subjective, des questions " éternelles ", le concept de réminiscence semble une métaphore appropriée pour décrire une dimension assez surprenante de ce qui se passe. Elles font partie du bagage culturel de chacun mais elles sont apparues, dans ce moment privilégié sous une forme personnelle.

L'homme les saisit dans son expérience d'" être un homme " incarné dans un contexte explicite. C'est comme si une dimension de son humanité demandait d'être comprise. Tout s'explicite un peu dès que les membres du groupe essayent avec l'aide des autres de donner des mots à ces interrogations et donc dès que l'intelligence essaye de leur donner une forme. On remarque que les mêmes questions sont reposées plusieurs fois. Je comprends cette répétition d'une part comme un désir de retrouver la richesse présente dans la confusion de l'émergence et d'y demeurer fidèle, et d'autre part comme le signe que les problèmes demeurent obscurs et insolubles.

Les questions telles qu'elles s'expriment ici, utilisent des mots qui demandent une nouvelle définition construite à travers la recherche d'une compréhension commune partageable d'une réalité vécue ensemble.

La problématisation comme véritable expérience

Il nous semble capital de relever que ces balbutiements de problématisation diffèrent de ce qui est habituellement nommé la " problématisation ", plus méthodique et rationnelle. La force du surgissement, la dimension plus émotionnelle qu'intellectuelle de l'expression, le lien intrinsèque et naturel, avec des questions de conceptualisation, font d'elle un objet différent en philosophie. Le contenu peut être le même dans les deux problématisations, mais le lien au vécu de chaque personne fonde un rapport différent à la question. Ici, la conceptualisation ne s'exprime pas tant comme un besoin communicationnel de se mettre d'accord sur le sens que nous accordons aux mots dans une discussion, que sur la nature du réel que nous voulons comprendre ensemble. Quand nous posons la question : " qu'est-ce que la responsabilité ? ", il ne s'agit pas de " voyons un peu, parlons de la même chose " mais de " la responsabilité qu'est-elle pour moi, pour ma vie?". Il s'agit d'une question sur l'être. Cette conceptualisation est plus métaphysique. C'est ce qui donne tant d'importance à ce premier moment.

Peut-être faudrait-il emprunter au champ de la psychologie et nommer ces balbutiements " motivation ". Le besoin ainsi éprouvé devient le moteur d'une réflexion.

Il me semble avoir répondu à la question de savoir pourquoi un professeur devrait chercher à créer en classe la possibilité que de tels moments adviennent. Il n'importe pas tant de trouver d'autres moyens d' " ancrer " des problèmes que d'exploiter autrement ces moyens. Il s'agit de sortir de l'objectivité irénique de la philosophie achevée pour une situation inconfortable de philosophie s'élaborant.

Cela peut faire peur au professeur, parce que l'émergence est un moment pré-intellectuel et donc un désordre, or tout professeur croit dans son rôle et sa responsabilité d'offrir une pensée claire et distincte. Par ailleurs, il ne s'agit pas d'une situation scolaire ordinaire, parce que d'une part, le professeur intervient peu, d'autre part, il ne sait pas trop où cela va l'amener, et finalement, surtout parce qu'il perd le pouvoir, il est avec des pairs, en train de tâtonner, voire se tromper et ensemble ils cherchent. Cela le met en question autant que ses élèves. Quand une situation aussi inconfortable arrive en classe, la réaction normale est de poser au plus tôt les repères clairs que nous offre la tradition, et ainsi de recadrer ce qui se passe dans des limites et des termes classiques. Le professeur cherche à sortir de cette situation de vulnérabilité et par la même occasion, sortir les élèves du confus. Et pourtant c'est un événement philosophique, un " kairos ", et il devrait être naturel au professeur de l'exploiter, d'en " profiter ".

Si la confusion est riche parce qu'elle interpelle, qu'elle est un moment personnel, et qu'elle motive, restons-y autant qu'il faut pour que nous nous posions toutes les questions. Surtout, s'il est vrai que la problématisation surgit de la contradiction intellectuelle ou émotive entre un bagage culturel commun et une réalité, offrir une solution philosophique déjà écrite peut être perçu par les élèves comme une forme d'infidélité à l'originalité de leur questionnement : une culture se substitue à une autre culture ! Permettons aux élèves de questionner par eux-mêmes leurs acquis culturels et leurs préjugés, et de découvrir l'importance de cette critique. Laissons les élèves découvrir qu'ils peuvent penser, l'un par l'autre, l'un avec l'autre, et ainsi créer. C'est seulement parce qu'ils auront ressenti l'inconfort et la fascination du questionnement, qu'ils pourront en prendre l'habitude et recommencer. La discussion-partage dans un moment intense comme celui décrit, peut être ingérable en classe. Elle a néanmoins l'avantage de pousser l'élève à découvrir et poser à l'autre les questions qu'il se pose. Mais le passage à une rationalité plus rigoureuse est difficile à accompagner en grand groupe. C'est pourquoi un moment de discussion en groupe très petit, peut s'avérer nécessaire pour permettre un questionnement plus profond, ou finalement le passage à une des diverses formes d'écriture privée, très riche et plus sereine.

L'homme doit-il passer par de tels moments pour penser ? La plupart du temps, les grands philosophes se posent des questions fondées sur le développement ou la contradiction entre des morceaux d'une pensée déjà assez élaborée. Néanmoins il semble qu'à l'origine de leur motivation philosophique, il existe des moments forts d'expérience intuitive qui ressemblent à ce que nous avons essayé de décrire. Nous connaissons ce que Descartes a vécu dans son poêle ou l'inspiration qu'a eue Rousseau sur le chemin de Vincennes, en allant voir Diderot dans sa prison. Ces moments que Bergson décrit comme des " intuitions ", sont fondamentaux pour le philosophe.

Le sont-ils pour les élèves ? Faut-il vouloir vivre de tels moments en classe ? Evidemment cela ne semble pas toujours nécessaire. Il est important que le cours de philosophie reste l'apprentissage du raisonnement, la découverte d'une culture, la recherche intellectuelle qu'il a toujours été. Seulement, il nous semble d'une part qu'il faut être philosophe et pas seulement apprendre la philosophie. Et surtout, nous avons remarqué qu'un étudiant qui a découvert et vécu un vrai surgissement, expérimente la naissance de questions importantes. Il éprouve une curiosité à découvrir les réponses données par d'autres et il peut alors envisager la philosophie comme un ensemble de recherches et de questions, de réponses et de confrontations, de créativité et de sagesse. Il peut ressentir une espèce de complicité avec les autres philosophes et percevoir mieux la philosophie non pas seulement comme un bagage d'idées compliquées toutes faites mais plus comme l'aventure d'une recherche qui se fait, et finalement comme une expérience.


(1) " La sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable ". H.Bergson, La Pensée et le Mouvant, dans OEuvres complètes, 1395.

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