Revue

Philosopher à 4 ans ?

La première partie retrace l'expérience de l'ouverture d'un atelier de philosophie pour jeunes enfants dont le protocole est inspiré de Jacques Lévine, la seconde fait place à quelques commentaires.

L'EXPÉRIENCE MENÉE

Lieu : une école élémentaire dans un bourg de 1 100 habitants en Creuse

Cadre : le C.E.L. (Contrat Éducatif Local)

Participants : 13 enfants (Moyenne et grande section de maternelle, CP)

Dispositif : les enfants sont assis en cercle. Je me tiens à l'extérieur du cercle. J'explique ce qu'est un atelier de philosophie : " Vous allez réfléchir aux questions que se pose l'humanité (j'explique ce qu'est l'humanité). Pour réfléchir, il faut faire du silence dans sa tête et écouter sa pensée venir. Vous êtes des personnes capables de penser. Il n'y a pas de bonne ou mauvaise réponse. Vous pourrez vous exprimer en levant la main, votre camarade vous passera le magnétophone. Ce que vous direz ne sera transmis à personne sauf sur votre autorisation. Je vais vous donner un sujet. Le sujet est là, prisonnier dans cette boîte. Je vais le délivrer et vous le livrer. On commence par du silence pour réfléchir. "

Sujet donné sans aucun commentaire de ma part : " Les bébés ".

Transcription in extenso des dix minutes d'échange :

1. Camille : Pourquoi on est venu au monde?

2. Julie (hésite).

3. Un garçon : Dépêche-toi, ça tourne.

4. Angélique : Pourquoi on nous appelle les bébés quand on est petit ? Qui veut parler ?

5. Camille : Pourquoi on nous donne un prénom ?

6. Angélique : Pourquoi on est venu en vie ?

7. Lucie (n'arrive pas à parler, une camarade l'aide) : Elle a une petite soeur qui s'appelle Julie.

8. (Un garçon) : Pourquoi on porte des couches ? (rires)

9. (Un autre garçon) : Il a pris ma question.

10. Léa : Comment la terre s'est fait ?

11. Camille : Je me demande comment les arbres peuvent pousser.

12. Anaïs : Pourquoi, quand on est petite, on fait un baptême ?

13. Adeline : Comment la neige fond ?

14. (Un garçon) : Tu le sais, ça, c'est facile.

15. Amélie : Pourquoi on était des bébés ? Merci.

16. Camille : Comment les parents sont nés ?

17. Angélique : Pourquoi les arbres poussent quand on est bébé ?

18. Julie : Pourquoi nous avons des arrières grands-parents ?

19. (Une fille) : j'ai une petite cousine très gentille.

20. Léa : comment a pu se faire la terre ?

21. (Une fille) : les animaux sont très gentils et des fois il y en a des méchants

22. Julie : Pourquoi l'eau est venue sur la terre ?

23. Camille : Pour que les bébés puissent vivre sur la terre, on leur donne du lait et des fois du chocolat chaud.

24. Adeline : Pourquoi l'eau passe en dessous la terre ?

25. Léa : comment les vaches ont été sur la terre ?

26. Lucie (hésite ; un camarade : " allez, vas-y, dis ton prénom " ; elle hésite. Je dis " Lucie a sûrement quelque chose d'important à dire. On va l'aider en l'écoutant ". Elle dit : mon chien s'appelle Cacahuète.

27. Mathieu : pourquoi buvons-nous du lait ?

28. Julie : avant, nous étions des hommes préhistoriques. Pourquoi, avant nous étions des hommes préhistoriques ?

29. Camille : est-ce vrai que les dinosaures existaient ?

30. Angélique : pourquoi les hommes " préristoriques " vivent pas sur la terre ?

31. (une fille) : Pourquoi les hommes préhistoriques n'existent pas sur la terre ?

32. Léa : comment ... est-ce que les dinosaures existaient ?

33. Anaïs : pourquoi on mange ?

34. (une fille) Pourquoi les bébés boivent avec un biberon ?

35. Adeline : pourquoi les vaches boit du lait ?

36. (un garçon) Pas les vaches, les bébés des vaches, les veaux.

37. Camille : comment le premier homme est né sur terre ?

(Quatre mains sont levées. Je dis " encore 4 interventions et ça va être fini. ")

38. Julie : les chats et les chiens, pourquoi ils sont venus des bébés comme les humains ?

39. (une fille) pourquoi on devient vieux ?

40. Angélique : Pourquoi les chats, quand ils sont petits, ils mangent pas les autres chiens ?

41. Léa : comment les chats ont pu être nés ?

42. Camille : pourquoi les animaux se mangent entre eux ?

43. Adeline : Pourquoi les oies nagent dans l'eau ?

44. (un garçon) : les " oies ", pas les doigts.

45. Lucie (sans hésiter) : avant, on habitait à Chaumontel.

Les dix minutes sont écoulées. Je demande aux enfants ce qu'ils pensent de ce premier atelier de philosophie : C'est bien parce qu'on peut poser des questions, on peut faire que parler de tout ce qu'on a envie de parler. On a envie de parler de tout ce qu'on a envie.

On l'aime bien parce qu'on pose des questions, on adore parler et pis, ça donne des réponses, et pis après on pourrait vivre dans un atelier.

C'est très important ce qu'on dit.

Ce que je voulais dire, cette séance, je l'adore. On apprend plein de trucs. Quand on sera grand, si on fait un métier qui ressemble à ça, nous apprendrons plein de trucs.

La séance est terminée. Je colle le sujet dans un cahier en disant " ce premier atelier de philosophie est terminé. Vous avez fait du travail sur le sujet que je vous ai donné. Ce travail est inscrit sur la cassette. Nous pourrons le réécouter d'ici quelque temps. "

Quelques observations

Les enfants de cet âge s'étonnent et questionnent, et montrent en cela qu'ils ont des aptitudes pour la philosophie. Ils se sont en effet exprimés essentiellement en posant des questions alors que nous n'avions pourtant rien induit de tel (si ce n'est " vous allez réfléchir aux questions que se pose l'humanité ").

" On a eu plein de réponses " dit une participante, signifiant par là que les questions des autres sont comme des réponses. L'enfant ne fait pas comme l'adulte une dichotomie stricte entre la question et la réponse. Poser une question est déjà un élément de réponse pour eux.

Selon la célèbre phrase de Maurice Blanchot (" la réponse est le malheur de la question "), nous pouvons considérer que le fait de ne pas prendre en compte les questions que se posent les enfants les mutile. Prendre ces questions en compte ne signifie pas que l'adulte y réponde, c'est un " malheur " qu'il fait à l'enfant. Cela signifie qu'il autorise, qu'il rend licite, parfaitement légal ce questionnement par le fait que l'enfant peut l'exprimer sans être jugé, qu'il peut au contraire bénéficier d'une certaine bienveillance.

On peut faire l'hypothèse que si la plupart des adultes sont si peu enclins à se poser des questions, c'est que toutes celles qui ont traversé leur pensée dès l'âge de 3/4 ans n'ont pu trouver d'expression parce qu'elles n'avaient pas d'écoute, parce que ce n'était jamais le moment ni le lieu de les poser, ni à l'école ni à la maison.

Le questionnement des enfants de cet âge est de nature philosophique par le fait qu'il aborde des universaux de la pensée humaine.

On voit que le sujet " les bébés " a reporté au sujet plus général du mystère de l'origine : d'où venons-nous, d'où vient le monde ?

D'abord par la filiation : " comment les parents sont nés ? Pourquoi nous avons des arrières grands-parents ? ". Puis une filiation élargie à l'humanité : " les hommes préhistoriques, comment le premier homme est venu sur terre ? ". Puis une prise en compte du monde animal et végétal : " comment les vaches, les chats sont venus ? comment l'eau est venue ? ".

Ensuite par la notion du temps : " on était des bébés " (présupposé : on ne l'est plus), les veaux aussi sont des bébés, les arbres aussi poussent. Le temps est perçu à travers l'idée de grandir : " pourquoi on mange ? ", " pourquoi on devient vieux ? ".

Par le fait aussi qu'il pose des questions d'ordre moral dans lequel l'enfant se sent engagé : il y a des animaux méchants. Ils pourraient se manger entre eux. " Pour que les bébés puissent vivre sur la terre, on leur donne du lait et parfois du chocolat chaud " (le chocolat chaud différencie nettement le bébé humain du bébé vache), on leur met des couches, bref on s'en occupe, on n'est pas comme les animaux.

Les enfants perçoivent très bien qu'ils sont, au même titre que tout humain, dépositaires et sources de la loi universelle. L'enfant se ressent, comme le dit si bien Jacques Lévine, " membre solidaire de l'humanité, engagé dans l'aventure humaine ".

Peut-on parler d'échanges ?

À une lecture hâtive, on pourrait conclure à une cacophonie sans lien, sans échange.

Une étude plus minutieuse nous montre au contraire que les liens sont très nombreux et de différents ordres. Nous ne ferons ici qu'en évoquer quelques-uns.

En plein processus d'individuation, l'enfant de cet âge construit son moi singulier à partir de son appartenance au groupe familial, lui-même pris dans un groupe culturel, puis au groupe scolaire et à tous les groupes informels ou formels qu'il va traverser.

Dans le cas précis de ce groupe atelier de philosophie, les liens au groupe culturel rural sont assez marqués : la nature, les animaux tiennent une grande place ; les garçons ont tendance à ricaner : la parlotte, c'est pour les filles. Nous, les hommes, on a des choses plus sérieuses à faire.

Les liens au groupe famille sont marqués avec plus ou moins d'acuité d'un enfant à l'autre : Lucie, par exemple (dont on m'avait dit qu'elle " ne pourrait sûrement pas suivre "), se situe dans le débat en parlant de son chez elle, son chien d'abord. On remarquera qu'aucun enfant n'ayant rejeté ses propos, elle s'enhardira et finira par avoir " le dernier mot ". Concernant Adeline qui parle toujours d'eau, et particulièrement des eaux souterraines, nous avons appris que son père exerce le métier de fontainier. Anaïs qui parle de nourriture et de baptême, est d'une famille catholique pratiquante, son père tient l'épicerie du village et il a l'embonpoint généreux.

Quant aux liens tissés entre les participants à l'atelier, ils sont de différents ordres :

- Liens de savoir vivre ensemble.

Les enfants ont respecté le protocole de parole (déjà pas si facile, puisqu'ils devaient non seulement attendre que la parole leur soit donnée avant d'intervenir, mais surtout parce qu'ils devaient choisir parmi tous les doigts qui se levaient celui ou celle à qui ils allaient passer la parole, et cela sans aucune intervention de l'adulte simplement garant du cadre, mais n'intervenant strictement pas dans ces dix minutes). Certains assument des fonctions de facilitation (" merci ", " qui veut parler ? ").

- Liens d'apprendre ensemble.

A priori, il semble que chacun reste dans sa propre problématique : Adeline est préoccupée par l'eau, on l'a vu. Lucie, pour exister, doit parler de son univers familial, on l'a vu aussi. Camille pose d'emblée le problème de l'origine, la sienne, celle des parents, celle du premier homme. Elle pose également le problème du développement, de la croissance, celle des arbres, celle du petit d'homme. Léa réitère toujours la même question sur l'origine : comment sont venus la terre, les vaches, les chats... Julie remonte le temps vers ces origines : les arrières grands-parents, les hommes préhistoriques.

Mais les interactions sont bien à l'oeuvre tout de même : Angélique reprend régulièrement en écho, à quelques interventions d'intervalle, les propos de Camille. Camille reprend les propos de Julie sur les hommes préhistoriques, enchaîne sur les dinosaures, ce qui troublera profondément Léa. Elle devait les penser fictifs, comme dans les dessins animés. Leur existence réelle pourrait peut-être lui donner une clé pour comprendre comment est venu le monde. Toutes les interventions sur les conditions de développement des petits humains part de la réplique 21 (prénom non identifié). On pourrait multiplier les exemples.

- Liens de co-construction de la vérité.

Où est la vérité dans tout cela ? semblent se demander les enfants. Cette histoire de dinosaure est troublante. À creuser. La curiosité est en marche. Mais trouvera-t-on une réponse " vraie " à la question initiale : " pourquoi on est venu au monde ? "

Question éternelle auquel ce groupe d'enfants fit par le jeu des échanges un sort en dix minutes, un sort bien à eux, un sort provisoire, un sort qu'ils auront l'occasion de revoir ensemble.

Ce qui est en marche, là, c'est l'apprentissage à rechercher la vérité, non pas une vérité dictée par une instance transcendante, mais une vérité à co-construire entre pairs donc toujours provisoire, contestable, toujours à chercher.

L'atelier, un lieu favorisant la construction identitaire

Des échanges ont donc bel et bien eu lieu. Mais il ne vient pas à l'idée des enfants qu'ils soient tenus en aucune façon d'écouter les autres. Cette idée fait partie des idées reçues du monde des adultes. Pourquoi se forcerait-on à écouter tout dans la mesure où ce que dit le voisin ne nous touche pas ? Ils apprendront progressivement à écouter quand ils auront appris déjà à s'autoriser à penser et à s'exprimer, à prendre dans la communauté la place qui leur correspond le mieux.

C'est l'expérience du cogito que l'enfant vit dans un atelier de philosophie.

Il se reconnaît comme être pensant, à la fois différent des autres et leur semblable. Il y prend du plaisir, de la confiance en lui-même. Il se construit par individuation au sein de ce groupe où ses propos ne sont pas censurés. Les interventions de ses pairs ne l'interpellent que dans la mesure où ils confortent cette confiance et où ils alimentent son cheminement de pensée personnel, que celui-ci soit ébranlé ou conforté d'ailleurs.

Perçoit-il qu'il en va de même pour les autres ? On ne saurait le dire. En tous cas, il joue le jeu du respect du tour de parole et du respect des autres élèves. Il est primordial que l'enseignant n'intervienne aucunement pendant ces dix minutes. Les quelques paroles qu'il dira après auront surtout une fonction rassurante, celle de " contenir " ce qui pourrait leur apparaître comme un éparpillement ou un dévoilement. Progressivement, mais sans griller les étapes, l'enseignant peut en dire un peu plus, ou utiliser la production dans d'autres séquences d'enseignement. On aurait pu par exemple ici travailler sur l'origine (origine des mots, origine des gens, etc.). Mais beaucoup de séances en laissant tout intact sont à mon avis indispensables, pour que l'objectif politique visé de former des personnes libres, singulières et solidaires, ait les meilleures chances d'être atteint.

Pour conclure

Cette expérience du cogito est une étape décisive dans la formation de la pensée philosophique. Mais c'est peu de dire cela. Il me semble personnellement que cette connaissance expérientielle est inhérente, consubstantielle à toute pensée philosophique ultérieure. Il ne s'agit pas du cogito cartésien. Quand Jacques Lévine le décrit, il emprunte à Rimbaud le titre de son ouvrage Je est un autre2

À Paul Demeny, Rimbaud écrit le 15 mai 1871 : " Car je est un autre... J'assiste à l'éclosion de ma propre pensée : je la regarde, je l'écoute ". Deux jours auparavant, il écrivait sa découverte dans des termes similaires à Georges Izambard et décidait qu'il serait poète. Là est sûrement le lien le plus tenace entre une pensée philosophique et une pensée poétique. Il y a ce dédoublement dans lequel le sujet assiste à son propre avènement.

Il serait intéressant d'analyser plus avant quels sont les statuts de ces deux Je, l'un probablement puisant sa matière dans son expérience unique, faite avant tout de ses filiations et de ses expériences préverbales, l'autre entrant dans le champ des affiliations et du langage (celui qui assiste à l'éclosion de la pensée), tirant son émerveillement de la reconnaissance du premier et son impérieux besoin de le laisser advenir, de lui trouver une existence au sein de l'entreprise humaine globale.

Je me suis beaucoup référée à Jacques Lévine parce que je me sens très proche de ses vues. J'ai pu même, lors d'une réunion du groupe AGSAS, me remémorer après coup une expérience très troublante que j'eus sur le coup de mes quatre ans et que je peux maintenant nommer " ma première pensée philosophique ". Je fus, au cours d'un repas familial tout à fait ordinaire, foudroyée par le cogito suite à un énoncé on ne peut plus banal émis par mon père " passe-moi le sel ". Comme quoi tout langage fait acte, même le langage le plus direct. Car, ne s'adressant à personne nommément, cette injonction s'adressait à qui, à laquelle de mes soeurs ? À la fois émerveillée de me penser pour la première fois aussi nettement individuée par rapport au magma familial, d'en mesurer tous les enjeux enivrants de liberté et d'aventure, à la fois effrayée de cette solitude, de cette séparation soudaine, je fus surtout perplexe quant à ma " normalité " puisque je dus garder pour moi ce secret et que mes trois soeurs, visiblement, n'étaient pas troublées le moins du monde. Et je comprends maintenant pourquoi j'ai eu un tel désir que des enfants puissent vivre cette expérience en toute légitimité, au grand jour, en user et en abuser.

Il y a bien entendu d'autres courants, d'autres pratiques, que Michel Tozzi passe en revue dans l'ouvrage L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire (CNDP-Hachette, 2001).


(1) Agora 23 est une association laïque (loi de 1901) fondée en 2002. Sa devise pourrait se dire ainsi : philosopher n'est pas réservé à une élite, c'est l'affaire de tout un chacun, à tout âge. Elle organise des rencontres et des manifestations ouvertes à tous où l'on pratique la " démarche philosophique ", telles que cafés-philo, débats publics, ateliers de philosophie pour enfants.

(2) Jacques Lévine, Jeanne Moll, JE est un autre, ESF, 2001

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