Ayant vingt-cinq ans de pratique de classe, j'ai toujours favorisé les formes d'apprentissage coopératif dans tous les domaines, pour qu'ils soient finalisés et motivés. Au cours de ces séances de recherche en coopération, j'ai souvent assisté à des discussions parfois fort animées entre mes élèves pour parvenir ensemble à la résolution des problèmes rencontrés. Les plus virulentes portaient sur les diffèrents problèmes existentiels qu'ils rencontraient : conflits à l'école, dans la famille, questions nées de lectures, des actualités, des échanges au cours des correspondances que nous entretenions et liées aux grands thèmes humains : le sens de la vie, la mort, le bonheur, l'amour, la violence...
Je savais que les enfants avaient besoin de ces moments de parole, d'écoute, pour comprendre leur monde, se construire, construire. J'étais beaucoup moins sûre que la libre expression telle que je la favorisais pendant ces temps de parole fût constructive, voire épanouissante. Le pouvoir de la parole s'exerçait déjà au sein de cette petite communauté qu'est une classe, les plus à l'aise cherchant à convaincre les autres, y parvenant parfois plus par leur habileté à s'exprimer que par une véritable argumentation.
Je m'interrogeais sur mon rôle au sein de ces discussions : comment les susciter, les animer, en me gardant d'émettre des opinions, sans toutefois permettre des dérives dans les propos tenus. Quel temps fallait-il y consacrer ? Comment instaurer la distance nécessaire entre le vécu et la réflexion pour que les ressentis personnels puissent être objets de réflexion collective sans pour autant être prétexte à des jugements individualisés ?
Le stage de formation continue proposé par Marc Bailleul à l'IUFM de Caen, qui s'intitulait en 2001 " Ateliers de philosophie à l'école ", me permit de trouver des réponses à ces questions, alors qu'a priori, le terme " philosophie " n'évoquait pas grand-chose pour moi. L'intitulé du stage promettait au moins un moment de découverte d'une pratique novatrice.
La démarche présentée à ce stage était celle préconisée par Lipman : au souci de laisser s'instaurer des moments de parole favorisant l'expression et la réflexion s'ajoutait un véritable objet d'apprentissage : apprendre à penser mieux, de façon autonome et critique, au sein d'une communauté de recherche.
Je trouvais là un cadre institutionnel, une raison de poursuivre en les améliorant mes pratiques jusqu'alors insuffisamment objectivées. D'autre part, le fait de provoquer le questionnement des élèves par des outils appropriés correspondait tout à fait aux choix pédagogiques que j'avais faits jusque-là. Je trouvais des outils : textes prétextes au questionnement et solution à la distanciation que je recherchais. En pratiquant, entre stagiaires, ces discussions, je comprenais mieux les enjeux et les difficultés que rencontreraient mes élèves.
Ce stage contribuait aussi à mon enrichissement personnel : moi qui n'ai que très peu de culture philosophique au sens où on l'entend en terminale, je découvrais ce que l'on entendait par questionnements ou concepts philosophiques. Je comprenais mieux ainsi l'intérêt que j'aurais à développer cette culture.
Ce temps de formation était aussi un temps de réflexion pendant lequel nous pouvions conjointement construire les nouveaux outils qui nous seraient nécessaires : grilles d'évaluation, de préparation.
Forte de ces trois semaines d'expérience, j'ai aussitôt démarré la DVP (discussion à visée philosophique) dans ma classe de grande section. Je me suis très vite aperçue des difficultés inhérentes à cette pratique qui me semblait pourtant fort évidente lors du stage : (les collègues débutant la pratique, que je rencontre en tant que personne-ressource désormais, ont les mêmes préoccupations...).
- Les supports proposés par Lipman ne semblaient pas convenir à mes jeunes élèves : les thèmes abordés ne semblaient pas les concerner beaucoup et la maigre diversité des concepts abordés au cours des différents chapitres semblait les lasser.
- Bien qu'habitués à questionner à partir de situations variées et dans tous les domaines, mes petits de maternelle avaient du mal à énoncer des questions de nature philosophique. De la nature des questions me semblait dépendre la qualité des échanges qui suivraient.
- J'hésitais sur le rôle que j'avais à tenir lors des discussions bien que les grands principes en aient été énoncés lors du stage : le maître étant incitateur, étayeur, animateur mais non juge ni participant. J'éprouvais des difficultés à faire plusieurs choses à la fois : écouter, synthétiser, interroger, distribuer la parole, saisir au bond les pistes proposées par les élèves... Et surtout, être attentive à ne pas être manipulatrice.
- Les parents des élèves s'interrogeaient sur cette pratique et s'en inquiétaient : était-il bon de parler de la mort ou de l'amour à cet âge ? D'autant que les enfants relançaient fréquemment en famille la discussion démarrée en classe, laissant certains parents perplexes. Certains se demandaient si on ne prenait pas leur petit pour des singes savants à leur demander de faire de la philosophie et d'autres s'en enorgueillissaient.
J'ai donc eu l'occasion et le temps, lorsqu'il m'a été proposé de devenir personne ressource, d'approfondir ma réflexion sur ces questions et de construire des outils pour formaliser mes réponses et les transmettre, aidée en cela par les autres membres de l'équipe ressource du dispositif valorisation des innovations du Rectorat de Caen, professeurs de philosophie.
Les supports :
En ce qui concerne les supports proposés au questionnement, j'ai écrit des textes répondant aux mêmes exigences que ceux proposés par Lipman : dialogiques et mettant en scène des enfants auxquels les élèves peuvent s'identifier. Toutefois, les concepts abordés différent de ceux de Lipman en ce sens qu'il les avait écrits à partir des travaux de Piaget et qu'ils abordaient des thèmes conçus en fonction de que Piaget avait supposé être des étapes de la construction de la pensée : conceptualisation de la pensée dans un premier temps, puis du langage, puis de la relation de l'individu au monde ensuite des valeurs.
Cette chronologie ne me satisfaisait pas. Les enseignants que j'assistais dans leur pratique de la DVP disaient aussi se lasser eux-mêmes de ces textes qui incitaient à des questionnements souvent identiques. J'ai donc préféré, à l'écoute des enfants, aborder dans les textes que j'ai écrits les thèmes qui les préoccupent : leur relation aux autres, aux adultes, les fondements de leurs droits et devoirs, la violence, l'amitié, l'amour... Trois romans pour les cycle 2 et 3 sont actuellement expérimentés dans des classes et semblent motiver le questionnement des enfants.
J'envisage de travailler à une brochure d'accompagnement qui permettrait aux enseignants d'être éclairés sur les concepts qu'ils mettent en jeu, voire la réalisation de plans de discussions possibles.
Un cadre institutionnel
Face aux interrogations des parents puis des collègues, il nous a semblé important de valider la pratique de la discussion à visée philosophique par rapport aux exigences des programmes scolaires. Après qu'une équipe de praticiens tout frais sortis du stage de formation (dont je faisais partie) ait travaillé à la place de la DVP au sein de l'institution scolaire, j'ai rédigé un document qui met en relation les objectifs des nouveaux programmes avec ceux de la DVP dans les domaines langagiers, du vivre ensemble, de l'éducation civique. Cet outil permet au moins de rassurer les parents, parfois l'institution même et les collègues qui pourraient être réticents face à cette démarche innovante.
J'ai d'autre part établi, à partir des travaux de Lipman, la liste des habiletés cognitives que doit permettre de développer la DVP. Après m'être moi-même interrogée puis avoir participé à des actions de formation d'enseignants, il m'a semblé en effet nécessaire d'avoir sans cesse à l'esprit les finalités qui motivent cette pratique et qui me semblent être un préalable à tout apprentissage : apprendre à penser, à raisonner.
Il ne me semble pas qu'il suffise d'autoriser les enfants à s'exprimer et à échanger des opinions pour qu'ils puissent développer un esprit critique et autonome. C'est le rôle de l'enseignant que d'étayer par des interventions finalisées cet apprentissage.
Il s'agit d'intervenir dans la discussion pour inciter les élèves à utiliser et développer certaines habiletés : habiletés à la recherche pour apprendre à formuler les problèmes et développer les compétences résultant d'une pratique associée à la recherche ; habiletés au raisonnement pour mieux refléchir, mieux agir, mieux résoudre les problèmes; habiletés à l'organisation d'informations pour disposer d'une connaissance efficace permettant l'édification d'un jugement valide et enfin habiletés à la traduction pour détenir les outils indispensables à la compréhension et à la communication dans la communauté de recherche.
Ces habiletés font appel à diverses compétences que j'ai listées. J'utilise des grilles d'évaluation des formes d'intervention des enfants qui me permettent de savoir quelles sont prioritairement les compétences de cette liste à mettre en oeuvre lors de la discussion au sein d'un groupe.
Ce ne sont pour l'instant que des outils qui demandent à être améliorés, je les propose lorsque j'interviens auprès de collègues qui débutent, ainsi que des guides d'aide à la préparation d'une discussion, problème fréquemment soulevé aussi.
Le questionnement philosophique
Lors de premières séances que je menais, j'acceptais toutes les questions que posaient les enfants après la lecture du texte. Cela pouvait aller de " Pourquoi porte-t-on parfois des chaussures rouges " à " Pourquoi envoie-t-on des cartes postales ? " Je me suis très vite aperçue qu'il était peu constructif et de toute façon fort démagogique d'accepter telles quelles toutes les questions puisqu'il fallait ultérieurement manipuler le discours des enfants pour qu'ils parviennent finalement à y déceler une quelconque problématique commune.
Nous avons travaillé avec les professeurs de philosophie de notre groupe à la définition des critères pour qu'une question soit d'ordre philosophique. Cette première séquence de travail est essentielle dans notre démarche. Je veille désormais à ce que les questions posées ne soient proposées au groupe que correctement formulées après négociation répondant ainsi aux critères philosophiques souhaités. L'expérience montre qu'elles incitent ainsi à une discussion motivée par une problèmatique comprise par tous et qui soit réellement objet de réflexion pour tous.
Comment préparer, que préparer ?
J'étais moi-même parfois démunie face à certaines questions choisies par les élèves. Les enseignants débutant la DVP le disent aussi : rien n'est plus angoissant que cette pratique de la discussion dont nous ne pouvons prévoir le contenu. S'il est vrai qu'on ne peut en aucune façon augurer des propos des enfants lors de la discussion, on peut toutefois en prévoir la forme : à savoir quelles pistes de réflexion peuvent être envisagées et quels objectifs nous privilégierons.
J'utilise et propose donc des guides pour préparer les discussions : quels sont les mots-clés de la question, les concepts mis en jeu ? Parmi ces concepts, lequel est celui qui est mis en question par les enfants ? De quelle façon ferons-nous démarrer la discussion ? Quelles habiletés choisirons-nous de faire travailler au cours de la discussion et comment les mettra-t-on en oeuvre ?
Nous avons mis en place une liste de diffusion internet entre praticiens, ce qui nous permet de nous entraider lors de la préparation de ces discussions, mettant ainsi en pratique entre enseignants la communauté de recherche que nous préconisons dans nos classes. L'apport, lors des échanges sur cette liste, des éclairages des collègues philosophes est fort apprécié.
Je souhaiterais conclure en précisant que, comme toute action innovante, la DVP est une aventure passionnante puisqu'elle nous met, enseignants, en position de chercheurs. Il faut faire preuve de curiosité pour débuter, de ténacité pour poursuivre... et de rigueur pour analyser. Je n'ai aucune autre prétention, en préconisant cette pratique, que de faire mieux mon métier, et d'aider mes collègues à faire de même.
Pour tout contact : lacheray.carole@wanadoo.fr