Revue

Consultation philosophique : la réalité des mots

À l'occasion d'un séminaire en Espagne où nous présentions notre pratique de consultation philosophique, un collègue nous critiqua en prétendant que " Cette manière de pratiquer est de la rhétorique, car elle se préoccupe uniquement des mots, plutôt que des choses que ces mots représentent ". Quand nous le sommâmes d'aller au fond des choses sur la nature du problème, il ajouta : " Les mots en eux-mêmes ne sont pas réels ". Et il nous sembla qu'il y avait dans ce problème une importante matière à penser pour la pratique d'atelier ou de consultation philosophique. Bien que par une certaine ironie de l'histoire, nous retrouvions ici sous une autre forme la querelle des universaux qui avait tant animé, il y a plus de huit siècles, le landernau philosophique, entre autres par l'opposition entre les " réalistes " qui considéraient que les mots ou idées constituaient une réalité en soi, et les " nominalistes " pour qui les mots n'étaient que des conventions renvoyant à des objets extérieurs.

CONFIANCE OU MÉFIANCE

Il nous semble que l'exercice philosophique, quant à sa forme, ne traite pratiquement que de mots, de leurs contenus, de leurs formes, de leurs rapports. La question est de savoir si ces mots ne réfèrent qu'à eux-mêmes où s'ils renvoient à quelque chose d'autre, plus réel ou substantiel. Bien entendu, présenté ainsi, toute personne sensée répondra que pris en eux-mêmes, ces mots ne sont que des sons, et que sans l'entendement ils n'ont pas vraiment de raison d'être produits, dans la mesure où il ne s'agit pas ici d'un exercice musical ou poétique. Mais alors, à quoi réfèrent-ils, ces fameux mots ? Quelle est la réalité qui les fonde sans leur appartenir ? Sans chercher midi à quatorze heures, affirmons qu'ils expriment ce que l'on pense. Mais ici, une première question s'impose : les mots expriment-ils vraiment ce que l'on pense, ou l'expriment-ils seulement de manière approximative ? Peut-être que cette question constitue une expérience cruciale : deux voies partent ici chemin. La première consiste à dire que les mots ne sont que des approximations, qu'il ne faut pas les prendre trop au sérieux, et que creuser plus avant consiste à chercher ce que la personne a voulu dire, en lui demandant de développer sa parole, en rajoutant de nouveaux mots ou en corrigeant les premiers pour améliorer l'expression ou la véracité du propos. Mais puisque l'on ne peut pas faire confiance aux mots, ce schéma semble au demeurant présenter toutes les caractéristiques d'un cercle vicieux. La seconde manière consiste à faire plutôt confiance aux mots, et à préférer mettre en doute la personne qui les prononce et en néglige le sens, auteur qui se doit alors d'essayer de voir et comprendre ce que ses mots ont bien exprimé. La première perspective prend un pari sur l'homme en attestant de sa bonne foi, de sa bonne volonté, la seconde en accordant peu de confiance à l'homme, lui refusant justement cette bonne foi en le croyant douteux, en le soupçonnant d'inconscience ou de mensonge. Bien entendu, pour ceux qui favorisent les conjonctions plutôt que les oppositions, la seconde voie rejoindra la première puisqu'elle demandera aussi à l'individu de s'exprimer et de clarifier ce qu'il pense, et un minimum de confiance lui sera de ce fait accordé. Mais dans le second cas, cette confiance sera accordée à doses homéopathiques, avec beaucoup de circonspection et de méfiance, à tel point que lorsque la confiance sera relativement accordée, nous considèrerons que le travail de consultation n'a presque plus lieu d'être : le sujet sera capable d'autonomie philosophique.

Nous voilà dès lors confronté à un nouveau problème : si une personne ne veut pas savoir ce qu'elle pense vraiment, pourquoi viendrait-elle de son plein gré à la consultation philosophique ? Pourquoi consulterait-elle un philosophe ? La posture de confiance répond à cette question par l'évidence : elle est venue librement parce qu'elle veut savoir, donc nous ne voyons pas de raison, ou peu de douter. Néanmoins notre perspective personnelle consiste à penser que la personne qui nous rend visite n'est pas claire sur ses propres motivations. Avant tout, une douleur la pousse à chercher de l'aide. Cette douleur peut aller d'un simple désir de savoir à une profonde anxiété psychologique, d'un léger manque existentiel à un comportement cliniquement pathologique. De surcroît, même une simple curiosité manifeste en quelque sorte une douleur : pas de désir sans manque, pas de quête sans conscience d'un abîme. D'autant plus que dans le cas de figure d'une visite à un philosophe, la démarche n'est pas dénuée de pesanteur et d'enjeux, ne serait-ce que par le risque d'exposition de soi-même. Or la première réaction qu'engendre une douleur en est une de palliation, par une tentative d'oubli, par une diversion, par une sublimation. Autant de réactions qui pour nous constituent des mensonges, mensonges par omission ou par commission, mensonges aux formes diverses qui tentent de nous aider à tolérer l'intolérable. Or, au moment où un visiteur nous sollicite, ce n'est pas en général lorsque la douleur vient juste d'apparaître. Déjà, parce que ces personnes ne sont en général plus des adolescents, ensuite parce que tout un chacun commence naturellement par essayer de régler tout problème par ses propres moyens avant de faire appel à quelqu'un d'autre : autant laver son linge sale en famille ! Ensuite, l'expression de cette douleur ne sera guère naturelle, puisque du temps se sera écoulé, souvent plusieurs décennies, durant lesquels le psychisme se sera contorsionné en tous sens pour nier et écarter la douleur, et ce sera le résultat de ce processus qui se présentera à nous, comme un vieil arbre noueux et tordu. Il n'est pas toujours évident de se voir comme l'on est - apparence si peu gracieuse et gratifiante - ce qui explique d'ailleurs la facilité et la dextérité de l'esprit humain à s'inventer des histoires, souvent à dormir debout.

DÉNOUER

Ainsi nous pouvons comparer notre pratique à celle d'un ostéopathe qui au-delà des douleurs manifestes et des noeuds qui se sont peu à peu formés dans le dos - autant de symptômes et non de causes - tente de cerner l'origine du problème, en remontant une à une ces apparences, pourtant bien réelles, pour déceler l'originaire et s'y attaquer directement. Par exemple, à toute question posée, nous partons du principe, adopté pour des raisons empiriques et expérimentales, que la première réponse donnée sera toujours une réponse radicalement " mensongère " : échappatoire ou exorcisme. De la même manière, puisque nous demandons au sujet qui nous visite de poser une question précise, cette première question représente en général par elle-même une question de diversion qui cherche à en masquer une autre, plus profonde et substantielle, plus douloureuse sans doute au premier abord, ne serait-ce que parce que plus enfouie. En même temps, afin de dédouaner quelque peu notre sujet ou lui accorder des circonstances atténuantes, ajoutons l'idée que déceler des enjeux existentiels est aussi un travail en soi, une technique, une connaissance qui comme toute expertise n'est pas donnée d'emblée mais résulte d'un travail. Il est certain que tout un chacun pourra se lancer dans la menuiserie ou la musique, et selon sa nature et ses talents se débrouillera plus ou moins bien, mais nul en ces domaines n'irait contester l'atout majeur que constitue la continuité d'une tâche, l'initiation par un maître, le temps passé à s'entraîner, la confrontation à d'autres praticiens : en bref, tout ce qui constitue ce que l'on nomme maîtrise ou expérience. Ainsi notre menteur ne ment pas uniquement parce qu'il veut mentir, mais aussi parce qu'il l'ignore et ne peut pas faire autrement. Mais à ce point émerge un enjeu crucial, et c'est entre autres sur ce point d'inflexion que porte toute la tension de l'affaire : ne peut-il pas dire la vérité ? Ou bien ne sait-il pas dire la vérité ? Bien que nous puissions aussi nous demander s'il ne veut pas savoir ou s'il ne le peut pas. Tel que nous venons de décrire la situation, afin de problématiser l'affaire, nous tenterions de distinguer le fait de " ne pas pouvoir " du fait de " ne pas savoir ". Nous souhaitons questionner le rapport étroit entre " pouvoir " et " savoir ", et pour cela nous posons l'affaire comme une alternative exclusive afin de cerner les enjeux. Est-ce qu'il ne peut pas dire la vérité, ou est-ce qu'il ne sait pas dire la vérité ? Mais peut-on réellement distinguer ici ces deux facultés : " pouvoir " et " savoir ", et comment ?

Le savoir entraîne un pouvoir, puisque le savoir nous montre à la fois la nécessité d'agir tout en nous permettant d'agir, par exemple par une connaissance technique. De plus, si je ne peux pas agir, je ne souhaiterais pas vraiment connaître le problème, car l'esprit est animé par un certain nombre de mécanismes justifiés qui tendent à occulter toute cause de douleur. Ne serait-ce aussi que pour des raisons pratiques, nous nous concentrons sur ce quoi nous pouvons agir, comme nous le recommande Épictète. Sans quoi nous nous attirerons des douleurs que nous pourrions nous éviter. De la même manière, le pouvoir entraîne le savoir, puisque de pouvoir faire quelque chose nous amène sans doute à le faire et ainsi à connaître : plus je peux faire facilement, plus je fais, et plus je fais, plus je connais ce que je fais par le fait de l'expérience acquise. Mais si " savoir " et " pouvoir " semblent aller de pair, vont-ils nécessairement ensemble ?

DISTINGUER POUR PENSER

Errare humanum est, perseverare diabolicum est, nous dit le proverbe latin. De quelle nature est donc la distinction entre ce qui relève de l'humain, de son imperfection et de sa fragilité, et le diabolique, c'est-à-dire du mal en soi ? Errare, c'est certes se tromper, mais c'est aussi errer, aller de droite à gauche et de gauche à droite sans trop savoir se diriger. Persévérer, c'est au contraire rester dans une même direction, c'est continuer, c'est agir et manifester un pouvoir d'action, et de cet ancrage dans la continuité provient le mal. L'enfer, c'est lorsque l'on s'enferre... Cela veut-il dire que la persévérance, souvent considérée comme une qualité, liée au courage et à la ténacité, serait en fait aussi un défaut ? Car nous pouvons agir sans savoir. Nous avons la possibilité du " pouvoir " sans celle du " savoir ", le " pouvoir " pouvant faire l'économie de la connaissance, ne serait-ce que parce que la volonté sait se passer de certitudes objectives.

Pour éclairer cette ambiguïté du concept de persévérance, nous pouvons à ce point nous aider de l'intuition platonicienne exprimée dans Le politique, qui consiste à affirmer que toute qualité est aussi un défaut, ou tout au moins entraîne un défaut, ce qui amène Platon à considérer que la cité doit être gouvernée par un ensemble de personnes dotées de qualités diverses et opposées, ou mieux encore, sorte d'idéal inatteignable, par un seul homme - presque un dieu - animé simultanément de toutes les qualités. En ce sens, si errer est un défaut humain, si ignorer où l'on est et commettre des bévues est un défaut acceptable, l'ancrage définitif dans une manière d'être serait au contraire quelque chose d'inacceptable. Ce que nous pourrions nommer crispation, raideur ou contraction relèverait du mal, de la pathologie.

Une sorte d'ouverture d'esprit est donc recommandée, qui préfèrerait que la pensée erre et se trompe plutôt que se figer sur une quelconque posture. La pensée pense, tout comme vit la vie, et cette dynamique est essentielle tant à la pensée qu'à la vie. Mais en quoi cette vision dynamique introduit-elle une rupture ou du moins une fêlure entre " savoir " et " pouvoir " ? Avant de répondre à cette question précise, voyons le problème plus général posé par la forme même de la question, sa généralité ou son universalité. Savoir et pouvoir sont deux concepts distincts, qui certes ne sont pas dépourvus de relation, comme tout ce qui relève de l'être, et a fortiori comme tout ce qui relève de l'humain et de ses facultés, mais qui pour autant ne sont pas réductibles l'un à l'autre. Comme le dit l'adage moyenâgeux - précieux conseil - il s'agit de : " Distinguer pour comprendre, afin d'unir sans confondre ". À défaut de quoi, comme nous met en garde Hegel, nous risquerions de tomber dans " la nuit où toutes les vaches sont noires ". Nous voilà donc obligés de conceptualiser en délimitant la nature des termes utilisées, en établissant ce qu'ils recouvrent et ne recouvrent pas, travail de conceptualisation qui nous obligera à problématiser l'adéquation forgée consciemment ou non entre ces deux concepts. Dans le cas présent, il s'agit de problématiser le lien fort établi entre savoir et pouvoir.

En cet exercice repose un des points importants de notre pratique philosophique, ce que nous exigeons de notre invité : conceptualiser non pas pour figer, mais pour rouvrir un interstice de pensée depuis longtemps occulté ou colmaté, afin d'instaurer un espace de respiration permettant d'errer en échappant du définitif. Mais sans concepts un tant soi peu vigoureux, nul problème ne peut jaillir, car nous sommes privés de points d'appui. Ainsi, déterminer non pas pour clore la réflexion, mais au contraire pour l'ouvrir, la nourrir et la perpétuer. Il est ici deux écueils. D'une part la tentation traditionnelle et classique, récurrente dans l'enseignement de la philosophie, qui tend à figer des termes afin de fonder un système où tout est prévisible et connu, comme le ferait un entomologiste en piquant des êtres vivants sur ses buvards, bannissant dès lors tout imprévisible. D'autre part la tentation romantique et vulgaire, pour qui tout va ensemble, tout peut être dans tout et son contraire, car tout dépend des personnes et des circonstances, sorte de compote de pensée où une chatte ne retrouverait pas ses petits. Toute construction nécessite ses points d'ancrage, toute architecture se fonde sur des contraintes, nulle architecture ne peut prétendre à l'indestructibilité, car sa force et sa permanence ne sauraient s'étendre au-delà de la capacité de ses propres appuis. Le tout reste d'être conscient des limites et de la fragilité de cette construction.

FAIRE ÉMERGER LES ENJEUX

Revenons maintenant au cas concret du rapport entre " savoir " et " pouvoir ". Après avoir établi le lien entre ces deux concepts, voyons comment ils peuvent se distinguer, ou plutôt comment ils peuvent diverger. Il est possible de savoir quelque chose sans pour autant vouloir agir ou pouvoir agir. Cela peut être par quelque chose qui nous retient, sous la forme d'obstacles de nature objective : refus de l'environnement social, difficulté de l'action, conséquences imprévisibles ou dangereuses, etc., ou de nature subjective : dégoût de l'effort, crainte, manque de volonté, etc. De la même manière, il est possible d'agir sans savoir, également pour diverses raisons de nature subjective : précipitation, manque de jugement, désir de plaire ou de déplaire, etc., ou de nature objective : urgence, nécessité, pression morale ou sociale, etc. Ajoutons aussi, afin de problématiser plus avant notre affaire, que ces divergences peuvent être appréciées de manière positive ou négative. Car si agir sans savoir peut être qualifié d'inconséquence ou d'inconscience, cela peut aussi renvoyer à un acte de courage : agir par pur instinct moral sans hésiter une seconde ni se poser des questions sur la faisabilité de son acte. De la même manière, si savoir sans agir peut renvoyer à une vision négative : sentiment d'impuissance, indifférence, égoïsme, etc., cela peut aussi renvoyer à une perception positive : retenue, patience, stratégie, etc.

Néanmoins, si ce problème surgit au cours d'un entretien philosophique, notre affaire n'est pas spécialement de déballer notre érudition à ce sujet ou de déployer nos talents dialectiques. Certes ces différentes articulations renverront tout autant à des enjeux psychologiques qui nous sont familiers qu'à des postures philosophiques communes, référencées à travers l'histoire de la philosophie. Nous pourrons penser tour à tour à des auteurs qui nous incitent à une sorte de prudence ainsi qu'à ceux qui prônent les avantages du risque, à ceux pour qui le savoir prime sur le pouvoir et ceux pour qui le savoir est au service du pouvoir. Mais en un premier temps il n'est pas question de noyer notre invité sous l'étendue des possibilités. Il n'est pas question non plus de trancher pour lui en faisant état de nos propres choix personnels, vantés ou conçus comme l'exemplarité de toute attitude ou de tout comportement. Même si certains invités se montreraient ravis que nous leur indiquions la voie " royale " à suivre, tandis que certains y seraient indifférents ou hostiles. Notre fonction est de comprendre que ce rapport entre " savoir " et " pouvoir " peut être problématisé et d'inviter notre hôte à s'engager sur ce chemin par exemple parce qu'il a montré une certaine rigidité en prononçant les mots fatidiques : " Les deux vont ensemble ". Chaque fois que nous entendons ces mots, symptomatique d'une tentation fusionnelle, nous devons y entendre le symptôme d'une connotation abusive, en se référant au postulat socratique que deux termes qui ne sont pas identiques sont par nature différents et se doivent de s'opposer d'une certaine manière, quand bien même ils semblent aller ensemble. D'ailleurs si nous prêtons une oreille attentive à ce phénomène, nous serons régulièrement surpris de la capacité qu'a l'esprit humain de prendre pour acquises des adéquations absolument outrancières. Non pas que ces adéquations soient en elles-mêmes radicalement absurdes ou impossibles, mais par le simple fait qu'elles cantonnent et réduisent terriblement un concept donné, le surchargeant d'un contenu réducteur qui manifeste un poids émotionnel certain, ralentissant ou même annihilant la capacité de penser divers problèmes.

Notre affaire est donc, lors de l'apparition d'un tel phénomène, de le noter, de le souligner afin que le sujet y fasse aussi attention, afin qu'il se voie penser. Mais il est loin d'être sûr que ce dernier y perçoive ou reconnaisse un quelconque problème, puisque cette rigidité fait partie intégrante de son lexique personnel. " Savoir, c'est pouvoir " répète-t-il sans cesse peut-être depuis sa plus tendre enfance parce son grand-père lui rabâchait en permanence cette expression, ou peut-être qu'au fil des ans, une sorte d'obligation éthique pénible s'est instaurée à ce sujet, où il s'oblige à agir quand bien même il n'en ressent aucun désir profond. Pire encore, peut-être a-t-il beaucoup de mal à passer à l'action, mais en répétant comme une incantation ou un exorcisme cette phrase, il espère un jour réussir à accomplir ce qui sur le moment lui paraît impossible.

LES ÉTAPES DE LA PENSÉE

À ce point, le praticien pourra inventer différentes ficelles ou manières de procéder pour que l'étape de la problématisation et de la conceptualisation s'accomplisse, mais notre technique particulière - tout à fait simple - consiste à demander de manière très formelle à notre invité de tenter cet exercice, en lui énonçant notre postulat selon lequel en philosophie, au cours d'une pratique philosophique, toute proposition est a priori problématisable : rien ne saurait être affirmé sans renvoyer à une alternative ou contradiction lui posant problème. Ce qui en ce sens constitue un processus artificiel qui se distingue de notre fonctionnement quotidien dans lequel nous avons tout à fait le droit d'établir des principes ou postulats non négociables qui baliseront le chemin de notre existence et guideront invariablement nos pensées et nos actions. Mais pour l'instant, en consultation, notre travail est d'examiner toutes les possibilités ou voies de traverses, envisagées et énoncées comme simples possibilités. Ce que Kant définit comme le mode problématique.

Bien souvent, la tâche ainsi définie n'ira pas sans embarras. Le premier degré, le cas de figure le plus basique, sera celui dans lequel notre invité ne trouve aucun moyen de problématiser sa proposition initiale. Nous tenterons alors plusieurs questions qui constitueront autant d'angles permettant de lui faciliter cette tâche, nous lui demanderons d'inventer des situations servant de cas d'école, nous lui en proposerons s'il n'en trouve pas, mais il se peut que durant toute une séance rien ne jaillisse, ce qui pose tout de même un certain problème : nous identifions un refus de voir, refus de la conscience, de l'imagination et de la rationalité, qui pourrait nous faire douter de la capacité de notre inviter à philosopher. Le degré suivant est celui du sujet qui produit certes des propositions de problématisation, mais de son propre aveu - nous lui posons la question - ces hypothèses sont faibles, absurdes, confuses et peu crédibles. Dans ce cas de figure, il est au moins engagé dans une démarche de pensée et prendra quelque peu conscience de la rigidité de ses postulats. Mais le troisième degré que nous voulons le faire atteindre consiste à produire des hypothèses fortes, qu'il conçoit tout à fait crédibles, où il admettra en effet que ce qui lui paraissait indiscutable est en fait sujet à la réflexion et à la délibération, témoignant ainsi d'une pensée qui se libère. Peut-être alors lui demanderons-nous ou pas de prendre une décision, de s'engager dans un nouveau jugement, mais là n'est pas l'essentiel : il a vu, il a accepté de voir et la pensée s'est remise en marche.

Pour synthétiser notre affaire, disons qu'à travers cette démarche de problématisation de concepts spécifiques réduits, ou grâce à une simple exigence de problématisation, le sujet a en premier lieu pris conscience de ses propres rigidités, de ses propres aveuglements. Pourquoi ne réussit-il pas examiner d'autres hypothèses ? Cela doit lui poser question. Ensuite, pour problématiser sa pensée, il a dû produire de nouvelles idées, ces dernières mettant en valeur et donnant leur sens à ses hypothèses initiales, du fait même de venir les contredire. Le sujet pensant prend conscience de lui-même. Les contraires se donnent sens mutuellement, ils naissent les uns des autres, comme dit Aristote, il structurent l'être et la pensée, et règnent sur le monde, selon l'intuition d'Héraclite, et ils s'approfondissent mutuellement par le jeu de la dialectique, selon Hegel. Ainsi par ce processus, des enjeux sont apparus, enjeux qui sont spécifiques : ils appartiennent à leur auteur, ils sont les siens, même s'ils articulent des antinomies souvent très classiques, du type " liberté et nécessité ", " objectif et subjectif ", " individuel et social ", " moral et existentiel ". Autant d'antinomies qui lui permettront de comprendre son propre discours, sa propre manière d'être, car au-delà d'un simple problème intellectuel, il y percevra les débats qui à la fois animent et minent la constitution de sa singularité. Par les choix qu'il effectuera périodiquement - nous le solliciterons en ce sens - alternant problématisation et jugement, il percevra ses propres ancrages : cela ne signifie pas qu'il doive changer sa perspective particulière, mais qu'il en prenne conscience. En ce sens, la parole est le lieu de l'être, et non pas simplement la tentative d'exprimer de manière plus ou moins habile et mensongère la vérité de notre existence. C'est dans sa structure même, dans sa capacité d'éviter ou de répondre à des exigences que la parole est vérité. Bizarrement, c'est plus dans sa forme que dans son contenu qu'elle vient à dire les choses. Mais pour cela il faut admettre que la pensée n'excède pas les mots qu'elle utilise, qu'elle est astreinte à leur finitude. La tentation sera grande de la part du sujet de dire : " Je me suis mal exprimé " ou bien " Ce que je voulais dire est que... ", mais nous lui conseillerons alors : " Écoute ce que tu as dit ", " Répète ce que tu as dit ", car il s'agit plutôt de lui faire entendre son propre discours, plutôt que de lui demander d'exprimer ce qu'il a envie d'exprimer. Il faudra même périodiquement l'enjoindre à se taire, car les mots sont ces choses qui remplissent la bouche et empêchent de parler, ils font du bruit et empêchent de penser. Ne cherchons pas à tout dire, écoutons quelques mots, voyons ce qu'ils disent, voyons ce qu'ils ne disent pas, voyons ce qu'ils refusent, voyons ce qu'ils cachent. Tout est " dire ", si l'on sait entendre ce qui est dit. Alors les mots seront la réalité, et ce ne sera pas de la rhétorique.

LE DIALOGUE INTÉRIEUR

En guise de conclusion, afin de répondre à la remarque qui nous avait été faite, tentons de résumer la problématique qui nous a semblé utile de faire émerger. Soit les mots ne sont qu'une tentative d'exprimer notre existence, et ce qui nous intéresse alors pour accéder à la compréhension d'une pensée singulière est de laisser place à la volonté d'expression de cet individu. Démarche qui au demeurant est de notre point de vue assez caractéristique de la pratique psychologique. Ou bien, et c'est là notre pari : les mots sont la réalité de cette pensée singulière, voire même constituent cette existence singulière, et ce qui nous préoccupe avant tout est de rendre l'individu conscient de son langage, de son contenu et de sa forme. Dans le premier cas de figure, nous considérons qu'il sait ce qu'il dit, il suffit de lui laisser le temps de s'exprimer. Dans le second cas de figure, le nôtre, nous partons du principe de son inconscience, et nous tentons de l'inciter de manière artificielle à " voir " et " entendre " la réalité de son discours et de son être. Dans le premier cas, il pourra après une courte réflexion rectifier ce qu'il a voulu dire. Nous préférons lui faire prendre conscience de ce qu'il dit, et accessoirement peut-être pourra-t-il rectifier, mais uniquement s'il prend aussi conscience des enjeux de cette rectification, car notre tâche n'est ni de le faire s'exprimer, ni de le faire corriger ce qu'il dit, mais de l'obliger à se voir lui-même en objectivant les contraintes et limitations de sa pensée, ses points aveugles, ses contradictions et ses dogmatismes relativement inconscients. Pour cela, le travail sur la langue, sur de simples mots, sur peu de mots, nous paraît nécessaire et indispensable. Il ne s'agit guère de rhétorique, puisqu'il ne s'agit guère de prouver quoi que ce soit, mais il s'agit, à l'instar de la maïeutique socratique, d'entrevoir la réalité de notre discours, ses implications et ses conséquences, en travaillant directement ce qui constitue notre être, à tort ou à raison. Il s'agit de penser ce que l'on dit, plutôt que de dire ce que l'on pense. Libre ensuite à notre visiteur de déterminer la suite à donner à cette prise de conscience : cela relève déjà beaucoup moins de notre responsabilité. Et c'est ainsi que parfois, le travail de toute une séance se réalisera autour de l'enjeu que recèle le rapport entre deux simples mots, tous deux porteurs - dans leur nature propre et leur liaison - d'une réalité substantielle et tendue. De la même manière, nous considérerons avoir accompli notre tâche de philosophe en engageant notre visiteur dans un travail serré, en l'initiant à une méthodologie susceptible de lui permettre par la suite de penser par lui-même. Simplement parce qu'il aura appris à ne pas perpétuer un discours sans fin, et à mieux s'écouter lui-même pour s'habituer au dialogue intérieur qui pour Platon définit la pensée.

Vous pouvez consulter les articles d'Oscar Brenifier sur le site : http://www.brenifier-philosopher.fr.st/

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