Revue

Regard critique sur la méthode Lipman

L'auteur de cet article travaille, depuis un certain nombre d'années, en pédagogie de la philosophie, comme praticien, chercheur et auteur. Plus récemment, il a développé un cadre méthodologique pour former les enseignants de l'école primaire à des pratiques et discussions philosophiques. Dans ce contexte, relativement peu familier avec les travaux de Mathew Lipman, il a décidé de se rendre à une conférence internationale organisée par ce mouvement (ICPIC), conférences qui se tiennent régulièrement à travers le monde.

En 2003, elle s'est tenue à Varna en Bulgarie. Cet article ne prétend pas proposer une analyse complète et détaillée de ce qui s'est passé à cette conférence, ni une étude approfondie de la méthode Lipman, mais seulement une réflexion sur la pratique de la philosophie avec les enfants ou la philosophie en général, réflexions suscitées par les événements et les débats observés à Varna. Aussi, nous prêterons plus attention aux questions générales qui ont été soulevées en participant à cette conférence plutôt qu'à la conférence elle-même. Nous espérons que les personnes impliquées qui se reconnaîtront dans nos commentaires comprendront que nous ne nous attardions pas à mentionner les détails spécifiques des divers événements relatés.

Il nous semble que la décontextualisation de notre narration peut plus facilement inciter à la méditation. Ensuite, cet article reste une perception très subjective et partielle d'une situation impliquant bon nombre de personnes, activités et discussions différentes, sans souci d'exhaustivité. Notre seule préoccupation est de mettre au jour quelques problématiques concernant l'activité philosophique avec les enfants.

PHILOSOPHIE ET RELATIVISME

Le premier soir de la conférence, je suis allé voir un groupe d'élèves qui avaient été impliqués dans une activité philosophique pendant l'année scolaire, afin de déterminer ce qu'ils avaient retenu de cette activité spécifique. Je leur ai demandé s'ils avaient aimé ce qu'ils avaient fait et leur réponse a été affirmative, ce qui n'est guère surprenant, puisqu'ils avaient accepté de consacrer quelques jours de leurs vacances à assister à cette conférence et à y participer activement. Je leur ai demandé ce qu'ils avaient préféré dans cette activité ; ils m'ont répondu que ce qui était génial en philosophie, c'est qu'il n'y avait ni vrai, ni faux, et que chacun pouvait dire ce qu'il voulait. Aussi amicaux et visiblement enthousiastes que fussent ces étudiants, leur réponse m'a quelque peu surpris, ou déçu. J'ai souvent entendu ce genre de déclarations lors des premières séances en cours de philosophie, elles relèvent d'une perspective que j'essaie de confronter assez rapidement. Bien sûr, ce type d'attitude est nécessairement très attendu, pour deux raisons. La première est que ce relativisme banal est une forme d'opinion très courante et très répandue. La seconde est que ces élèves, qui ont été à l'école pendant de nombreuses années, et où, jour après jour on leur a asséné ce qu'était la vérité, vérités qu'ils doivent apprendre et régurgiter pour réussir leur carrière d'élève, s'ils ne sont pas trop formatés, saisiront la première opportunité qui leur est donnée pour se libérer eux-mêmes de ce carcan scolaire et ennuyeux, spécialement lorsqu'ils sont adolescents. D'un autre côté, tout en prétendant désavouer le dogmatisme arbitraire des adultes, parents ou enseignants, ils réintroduiront ce même arbitraire par une sorte de subjectivité naïve, non moins superficielle et dogmatique que l'idéologie qu'ils prétendent combattre. Le " c'est comme ça parce que c'est comme ça " de l'adulte est remplacé par le " c'est comme ça parce que c'est comme ça " de l'enfant.

Nous devons rendre compte de notre propre discours, nous dit Platon, aussi devons-nous en assumer l'entière responsabilité, à travers différentes modalités de la parole et de la pensée : analyser, prouver, justifier, problématiser, etc. Car si l'acte de penser consiste certainement à donner naissance, et si certaines idées sont de beaux bébés, d'autres sont de véritables petits monstres, dit-il, et l'art du philosopher ne se limite pas au fait de produire des idées, mais exige celui de disséquer, vérifier, de mettre en valeur et de hiérarchiser les idées. Les idées, chacun peut en produire, sur n'importe quoi, mais l'art de produire de belles idées et d'apprendre à les reconnaître, est une autre affaire. Mettre de la peinture sur un tableau blanc est une chose, peindre en est une autre.

Les commentaires de ces élèves sont restés dans mon esprit durant toute la conférence, comme objet de méditation. Une telle perspective représentait-elle seulement un premier pas, nécessaire et inévitable dans le processus de l'apprentissage du philosopher ? Etait-ce seulement une tendance particulière de ces élèves, un résumé réducteur de ce qu'ils avaient appris, un préambule sommaire de ce qu'ils avaient assimilé de la pratique philosophique ? Il est si facile de traduire la suspension du jugement momentanée recommandée par Descartes en un relativisme simple et plat. Ou était-ce en réalité la matrice culturelle de base transmise par l'école de pensée hégémonique en ces lieux ?

L'acte de philosopher était-il réduit à un simple bouillonnement de l'esprit et du discours (brainstorming), une discussion giclant tous azimuts, ou y avait-il dans les esprits et les pratiques des pédagogues présents une exigence supplémentaire devant permettre d'atteindre des objectifs précis sur le plan éducatif ? Pendant ces quelques jours, la plupart des discussions et des observations décrites servant de matière à cet article, ont porté sur l'étude et l'analyse de ce qui était la conception dominante apparente en ces lieux des besoins et demandes philosophiques. Néanmoins - remarque amusante -, si lors des discussions plénières ou en atelier aucune critique n'était formulée de manière ouverte à propos de l'animation mise en oeuvre, lorsque je mentionnais mes doutes en privé, on me parlait régulièrement de " vrais " ateliers, ou de quelque mythique " nouvelle étape " ou encore d'élèves plus " accomplis " ; je me demandais toutefois pourquoi je n'apercevais rien de tel, pourquoi personne n'en parlait en public, et surtout pourquoi les animateurs eux-mêmes ne faisaient rien à ce sujet dans les pratiques menées sur place. À moins que, là encore, selon le modèle des psychanalystes, la communauté de recherche soit un processus très lent, qui peut seulement avoir du sens s'il est observé pendant une très longue période.

ATELIERS

Un aspect intéressant de la conférence de Varna fut toutefois la présence de ces jeunes élèves qui prenaient part aux ateliers, afin que chacun puisse voir comment le travail était effectué. C'est un point positif important, car dans le monde de la philosophie on tend à privilégier davantage les discours abstraits et les " bavardages " que de véritables démonstrations. Surtout que les soucis pédagogiques semblent toujours être, pour les philosophes, une question secondaire, d'ordre purement technique, bref un gaspillage de temps. Le seul inconvénient, revers de la médaille, est que pratiquement aucun temps n'était imparti pour analyser et discuter les pratiques. En outre, lorsque les ateliers s'interrompaient et que les adultes pouvaient s'exprimer, ils étaient plus enclins à donner leur avis sur le thème abordé qu'à commenter le fonctionnement et la procédure mis en oeuvre dans l'atelier. Cette réaction manifestait en elle-même un réflexe très éclairant, mais nous y reviendrons plus tard.

Tout d'abord, résumons " l'atelier lipmanien de base " tel que nous l'avons vu en ces lieux, qui peut être distinct de ce qu'il est ailleurs, de ce qu'il pourrait être ou devrait être, idéal régulateur théorique que nous ne saurions ici prendre en charge. Après s'être rassemblés dans un cercle, les élèves lisent un court extrait d'un texte de Lipman ou d'un autre auteur, chacun lisant à son tour une phrase. Une fois terminé, l'animateur demande s'il y a des questions soulevées par le texte. Les élèves lèvent la main pour proposer une question, en produisant ainsi une liste. Celles-ci sont alors classées, et une question parmi toutes les autres est choisie, à travers une procédure de vote. Ensuite, une discussion prend place, où chacun répond comme il l'entend à la question choisie ou commente à son gré ce qu'il a entendu dire par ses camarades, l'animateur choisissant les intervenants par ordre chronologique de levée de main. À partir de ce fonctionnement de base, nous analyserons quelques points pouvant poser problème.

LE TEXTE COMME PRÉTEXTE

Le texte initial n'est pas vraiment pris en considération. Il est conventionnellement nommé " impulsion ", c'est-à-dire qu'il est considéré comme un quelconque outil initial servant uniquement à provoquer la discussion. Si c'est le cas, pourquoi utiliser un tel texte, visiblement écrit par un philosophe, très construit, si c'est pour le traiter de manière aussi légère ? Pourquoi ne pas alors partir directement des propos des élèves, en faisant l'économie d'un texte ? Le texte se doit d'être le lieu de confrontation du lecteur à lui-même, ou bien il ne sert à rien. Mais si nous partons du principe d'utiliser le texte de Lipman, que faisons-nous alors de toutes ces questions philosophiques, de tous ces concepts inscrits en filigrane dans l'histoire elle-même, qui prétendent oeuvrer à la reconstruction de la culture philosophique adaptée aux enfants et qui sont censés offrir un modèle et des outils pour la recherche dialogique ? Il est vrai que les éléments de culture philosophique n'apparaissent pas de manière systématique et clairement décodée, puisque que le texte se présente sous une forme narrative et dialoguée, même s'il est de nature très didactique : il dit encore plus qu'il ne montre. Deux arguments principaux peuvent être invoqués pour soutenir l'existence et l'utilité pédagogique d'un tel texte. Le premier est qu'apprendre à philosopher est apprendre à lire. Non seulement à lire des livres et des textes, mais à lire aussi bien le monde, soi-même, l'autre ou tout ce qui se présente à nous. Or l'un des problèmes principaux des étudiants de tous âges dans la lecture, est précisément ce qui est encouragé dans cette forme de procédure : le texte donné n'est pas pris sérieusement et avec rigueur par le lecteur. D'ailleurs, c'est pour cette raison que les auteurs, qu'ils soient des auteurs reconnus, le voisin ou nous-même, restent souvent incompris. Nous projetons ce que nous voulons sur le texte, négligeant le contenu, oubliant ce qui est important, déclarons d'emblée ceci ou cela impossible ou inintéressant, et nous continuons allègrement de dire ce que nous voulons dire, par un simple procédé de pensée associative. Combien de fois le professeur de philosophie réalise qu'une incompréhension du texte est uniquement basée sur une lecture insuffisante, parce qu'une confrontation réelle n'a pas eu lieu avec l'autre : toute prise en charge réelle avec l'altérité est absente.

L'argument de défense contre notre critique est que l'enseignant ne veut pas reproduire la très classique analyse de texte. Mais nous répondrons que dans le schéma classique, c'est généralement le professeur qui produit l'analyse, et non l'élève. Et même quand c'est l'élève, l'enseignant s'empresse de déclarer telle analyse bonne et telle autre mauvaise. Ainsi, dans le cas de la " communauté de recherche " il nous semble que l'élève pourrait être invité à mentionner à quel endroit une telle question est soulevée dans le texte, à chercher comment et en quel passage le texte répond à une autre question. Sinon, n'importe quelle question peut être émise, qui n'a absolument rien à voir avec le texte initial, démontrant une incompréhension radicale du texte et décrétant son inutilité, phénomène que nous avons périodiquement observé. Car, si le texte est " abandonné ", quelle est la procédure qui assure une cohérence dans la production de questions ? Un des principaux aspects de la pensée philosophique n'est-il pas de suivre un sujet, de se concentrer dessus, et d'établir des liens ? La même chose peut être dite concernant les réponses à la question choisie : pourquoi, pour un instant, ne pas se demander quels éléments conceptuels le texte nous fournit déjà pour traiter la question choisie ? Cela ne nous interdit pas, en un second temps, d'introduire une perspective critique, en trouvant des questions qui ne sont pas contenues dans le texte, en analysant les présupposés ou les formulations du texte, exigence qui maintiendrait un rapport à ce texte. Bien souvent, des idées cruciales ont déjà été évoquées dans le texte, mais l'élève les ignore, ou il ne réalise pas que le texte répond déjà à certaines questions particulières ou à certaines critiques émises. Hegel s'avère sur ce point une aide utile ; il distingue la critique interne et la critique externe. La critique interne est l'analyse interne d'un texte donné, cherchant ses présupposés, ses points aveugles, ses erreurs et ses inconsistances. La critique externe est la réfutation d'un texte par l'utilisation d'outils conceptuels qui lui sont étrangers, proposant une autre lecture du sujet et le confrontant au contenu du texte : confrontation d'une hypothèse avec une autre hypothèse. Dans le premier cas, on essaie de démonter l'architecture, de la déconstruire, de court-circuiter un texte de l'intérieur ; dans le second, de nouveaux concepts sont apportés de l'extérieur pour contrer les fondements de son élaboration.

Même si nous nous tenons à la procédure établie qui consiste à produire des questions et à en choisir une, pourquoi ne pas proposer comme règle qu'un argument doit toujours être produit afin de justifier un choix ? Même si l'argument en lui-même n'est pas une caractéristique suffisante du philosopher, il ouvre une porte à l'identification d'idées et à la construction de la pensée. Concluons à propos du traitement aléatoire et superficiel du texte dont nous avons été témoin, qu'une telle " liberté ", sans aucune confrontation réelle avec les idées de l'auteur, semble encourager une certaine forme de négligence intellectuelle, un manque de respect du discours écrit et pour " l'autre " en général. Et la forme littéraire qui pourrait en effet offrir un nouveau type de défi intellectuel, comparé aux textes traditionnels philosophiques, devient trop facilement le refuge d'une lecture superficielle, à moins que ce défaut ne soit mis en échec par quelque autorité pédagogique présente et active.

LISTE D'OPINIONS

Ce phénomène de négligence intellectuelle et de manque de respect pour " l'autre " devient visible dans un autre aspect important du travail : l'absence de connections entre les discours. L'une des batailles historiques de la philosophie, bonne ou mauvaise, telle que Platon l'a formulée, est celle contre l'opinion. Au fond, qu'est-ce que l'opinion dans cette perspective ? Une simple phrase prise comme évidence, injustifiée, inconsciente d'elle-même, isolée et incapable de prendre en charge ce qu'elle affirme ou ce qui lui est opposé. Bien sûr, cela doit être pris avec une certaine précaution, étant donné qu'un des modes d'apprentissage de la philosophie, particulièrement dans la tradition orientale, est de lancer une simple phrase ou un aphorisme, que le maître n'expliquera pas et sur lequel l'élève devra réfléchir. Et qui sait où le maître se cache ! L'esprit souffle où il veut, comme il veut. Mais dans la tradition occidentale, où nous avons l'habitude d'attendre des réponses, des explications et des preuves, le principe du jeu est que les idées doivent pouvoir être développées par leur auteur, soit de sa propre initiative, soit en répondant aux objections et aux questions qui lui sont adressées.

À cette fin, pour soutenir des affirmations, les idées doivent suivre les règles de logique, être démontrées en développant un ensemble cohérent, voire encore utiliser des exemples qui sont analysés etc. Le résultat qui en découle est que le lien devient le souci principal de l'effort philosophique. Le lien substantiel, dit Leibniz, parce que dans l'unité git la substance, à la fois pour penser et pour être. Bien entendu, cela définit l'opinion comme une idée ou une phrase déconnectée, dépourvue de tout lien, ou dotée de liens illégitimes ou inconsistants. Aussi, si une discussion philosophique est construite et articulée autour de ces liens, une simple discussion devient une liste d'idées, pas nécessairement mauvaises ou fausses, mais seulement opinions parce qu'un travail insuffisant a été effectué quant à leur contenu.

Le simple fait de lever la main et d'attendre son tour pour parler est déjà un pas important pour une discussion philosophique, puisque les autres sont en quelque sorte pris en considération. Mais cela peut être aussi une simple ruse formelle, une banale politesse : j'attends mon tour pour dire ce que j'ai à dire, puisque je veux surtout m'exprimer ; peut-être que ce que j'ai à dire n'entretient aucun lien avec le sujet, peut-être vais-je orienter la discussion vers une question très secondaire, peut-être que je n'écoute pas et ne comprends pas ce qui se passe etc. En réalité, dans de telles discussions, de voir seulement comment les élèves se comportent, avec leurs bras levés pendant que leurs camarades s'expriment, parfois sans même les regarder, attendant uniquement et respectueusement que l'autre ait terminé, montre un problème certain. Aucune question ou objection importante n'a été soulevée, qui inviterait un auteur à creuser plus profondément sa propre pensée. Les arguments substantiels qui de temps à autre surgissent pour contrecarrer une idée ne sont pas traités pour la bonne raison qu'ils passent inaperçus, noyés dans le flot sans fin d'opinions où une chatte aurait du mal à reconnaître ses petits. Ici, le rôle de l'enseignant devrait être d'arrêter la discussion, de l'immobiliser un court instant, saisissant cette opportunité pour provoquer un moment de réflexion plus intense, un moment philosophique.

Voici trois exemples de telles situations possibles, de telles opportunités manquées, de façon à justifier notre critique. Le premier, lorsqu'une proposition a été formulée, qui, pour son potentiel problématique, mériterait quelque attention. L'enseignant devrait ici demander si quelqu'un veut traiter cette proposition, à travers des questions, une analyse ou une objection, avant de se lancer sur une nouvelle idée. En d'autres mots, il devrait inciter les participants à prendre le temps de creuser une idée ou un concept particulier, afin de pouvoir l'approfondir et d'en saisir les limites. L'auteur de cette idée devrait trouver là l'opportunité de développer ou de revoir son idée initiale. Le second cas, lorsqu'un contre-argument efficace ou un contre-exemple a été proposé. Là encore, avant de continuer sur quelque chose d'autre, l'enseignant devrait interrompre le flot de la discussion afin d'identifier - au moins - le problème qui vient de surgir. Dans un premier temps, en demandant à chacun de suspendre son jugement - suivant ainsi la l'injonction méthodologique cartésienne - de manière à problématiser et conceptualiser la discussion. Après s'être emparé du problème, les élèves pourront alors être invités à émettre des jugements, et à distinguer le vrai du faux de leur point de vue particulier, en produisant des arguments destinés à justifier ce jugement. Avant de revenir à la discussion générale, par le biais d'une conclusion momentanée, on demandera aux deux auteurs initiaux du problème s'ils ont changé d'avis sur le sujet ou s'ils veulent reformuler leur idée. Troisième exemple : l'enseignant peut intervenir en proposant une question précise au groupe ; cette question devra être traitée immédiatement, a priori parce qu'elle se trouve visiblement au coeur de la discussion. Cet enjeu devra être pointé du doigt pour que le sujet matière devienne conscient et opératoire. Cela permettra aussi de recentrer la discussion, au cas où une tangente - ou diverses tangentes - très éloignée du sujet principal, est suivie depuis trop longtemps. Sur ce point précis, on remarquera que certains manuels proposés par la méthode Lipman ont prévu un certain nombre de questions devant être utilisées dans ce but, bien que leur utilisation concrète soit défaillante et leurs modalités d'application floues. Toutes ces sortes d'intervention ont un but unique : resserrer la discussion, la concentrer afin qu'un travail philosophique réel soit accompli, en opposition au bouillonnement d'idées, qui peut être très utile mais qui a d'autres types de fonctions pédagogiques.

TRAVAIL CONCEPTUEL

Platon invite le philosophe à s'engager sur la voie anagogique : retourner en amont vers l'unité et l'origine du discours. Exactement le contraire que d'avancer et de produire de nombreuses et différentes idées. C'est de la forme réflexive dont il s'agit, à travers laquelle la pensée se repense elle-même, devenant un objet pour elle-même, le sujet pensant devenant aussi un objet du processus de réflexion, coeur de la méthode dialectique. À travers ce cheminement, devraient plus ou moins s'accomplir les résultats suivants. Premièrement, identifier les présupposés d'un discours donné. Deuxièmement, identifier l'intention d'un discours donné. Troisièmement, identifier les problèmes implicitement soulevés par ce discours : le problématiser. Quatrièmement, conceptualiser le contenu du discours, soit avec les termes spécifiquement mentionnés par le discours, soit en produisant de nouveaux termes. Pour cette raison, la discussion de premier niveau doit se suspendre, de façon à analyser ce qui a été fait, interrompant ainsi le flot de nouvelles hypothèses ou opinions pour entrer dans une réflexion au niveau méta.

Le problème est que ce processus n'est pas naturel à l'esprit humain : il implique une sorte de décalage ou de discontinuité. Si ce hiatus était complètement naturel, toutes les difficultés pour enseigner la philosophie disparaîtraient. Philosopher est un processus artificiel, étant donné que la plupart des discussions tendent essentiellement à relever de la libre expression, où la sincérité, la narration d'histoires ou d'événements, les déclarations passionnées, l'expression de la croyance, et les schémas de pensée associative prennent le pas sur n'importe quel type de pensée plus construite. La question pour nous est de savoir comment et jusqu'à quel point l'enseignant, qui prétend engager un processus philosophique dans l'atelier et en prend la responsabilité, s'assure réellement que ce processus artificiel s'instaure. Traditionnellement, dans le cours magistral, le professeur fera ce travail lui-même, et l'étudiant devra simplement écouter. Son postulat de base est que si les étudiants parlent, ils ne philosopheront pas, ils énonceront de simples et banales opinions, et cette crainte qui l'anime n'est pas infondée. En effet, dans une " libre " discussion, même si quelques idées qui jaillissent peuvent être intéressantes, cela ne garantit nullement l'approfondissement qu'engendre une analyse plus systématique. Mais dans les deux cas, le cours magistral et la " libre " discussion, les choses se passent comme si l'élève allait apprendre à philosopher par magie : aucun exercice spécifique n'est prévu, avec des contraintes et des règles données invitant l'élève ou le forçant à philosopher, afin qu'il s'arrache à l'évidence et à l'immédiateté de ses opinions pour s'atteler à la production d'idées. Or dans les ateliers, tels que nous avons pu les observer, aussi sympathique que soit de voir des élèves aborder par plaisir un sujet donné et prendre la peine de formuler leurs opinions, nous avons regretté que l'enseignant n'entraîne pas les élèves à penser plus profondément. Ce que nous avons vu de mieux en ce sens était un enseignant qui prenait l'initiative de questionner un élève lorsqu'il émettait une hypothèse, mais ce questionnement restait très superficiel ; il aurait dû poursuivre cette tâche soit en demandant aux autres élèves de questionner le premier, soit en demandant à ce dernier comment ses réponses aux questions avaient modifié sa pensée initiale, s'il avait pu identifier un présupposé discutable dans son discours, s'il avait remarqué un problème ou s'il avait produit un concept important.

L'idée principale est que les élèves doivent à la fois être dans la discussion et en dehors. Ils doivent être à la fois participants et animateur. Mais pour que cela se fasse, le travail de l'animateur doit être clarifié et revigoré : il ne s'agit pas seulement d'encadrer les étapes de l'exercice et de distribuer la parole, mais d'inviter toutes les parties présentes dans l'exercice à remplir les différentes fonctions philosophiques ; elles doivent produire des questions, formuler des hypothèses, interroger les présupposés, donner des contre-arguments, relever les contradictions, analyser les idées, produire des concepts, problématiser les propositions, identifier les enjeux, etc. Mais si le professeur ne montre pas le chemin, s'il ne donne pas le la, les élèves ne sauront pas comment procéder : on ne philosophe pas uniquement par hasard. Et si l'enseignant n'oblige pas les élèves à travers un moyen ou un autre à déplacer l'ancrage de leur pensée et de leur discours, en les invitant au niveau méta, ils seront trop englués dans leurs propres convictions pour le faire, comme la plupart des êtres humains. À moins que le pari de telles procédures minimalistes soit de compter sur une sorte de processus doux, inconscient, aléatoire et intuitif, qui par lui-même devrait inciter à philosopher, et garantirait ce philosopher. Mais pouvons-nous philosopher inconsciemment, ou est-ce un oxymoron ? Et pourquoi devrions-nous le faire inconsciemment, si nous pouvons le faire en devenant plus présent à notre propre pensée ?

Quelques objections pratiques peuvent ici être soulevées ; premièrement le problème du nombre d'élèves dans une classe et la limitation de temps : ces contraintes ne permettent pas de faire subir un tel processus à la pensée de chaque élève. Deuxièmement, quand un étudiant travaille sur son schéma de pensée, rend compte de ses idées, les autres ne vont-ils pas relâcher leur attention, s'en désintéresser et s'ennuyer ? On peut donner brièvement trois niveaux de réponse à ces objections. Le premier niveau est que dans ce genre d'activité, l'élève est supposé apprendre à se décentrer de lui-même, être capable de se concentrer sur quelqu'un d'autre, caractéristique fondamentale pour apprendre et devenir adulte. Ensuite, il est sans cesse demandé à l'élève d'être simultanément à l'intérieur et à l'extérieur de lui-même, d'être à la fois participant et animateur. Cela implique d'une part qu'il ne s'embourbe pas dans un échange d'opinions, qu'il essaie de conceptualiser et de problématiser l'ensemble de la discussion, et en même temps qu'il prenne en charge ses camarades de travail, à travers des questions et des analyses, et qu'il travaille ainsi sa pensée et son discours. De cette façon, il est théoriquement toujours intéressé, sauf s'il éprouve quelques difficultés pour se sortir du pur " Moi, ce que je veux dire... ". Et puis, cette pratique n'est pas théoriquement un exercice de parole, d'expression orale, mais un exercice de pensée. Et les élèves qui ne parlent pas beaucoup ne bénéficient pas moins que les autres de ce travail global, s'ils sont attentifs et écoutent. La question n'est pas tant que tout le monde s'exprime, bien que ce ne soit pas exclu, mais que la classe entière puisse vivre des moments philosophiques, d'émotion intellectuelle quasi esthétique, qui élèvent et transforment l'esprit.

Une autre objection porte sur la dynamique de groupe, où certains praticiens apprécient surtout les élèves qui ont toujours leur mot à dire, en participant de façon " vivante ". Mais l'on peut considérer que créer artificiellement des moments où personne ne parle, lorsque chacun est étonné de la teneur d'un problème particulier qu'il contemple en son for intérieur, et que le silence règne sur le groupe, est une situation plutôt productive et désirable. Bien sûr, ce type d'attente, lié à l'étonnement, assez exigeante, ne facilite pas le discours, mais facilite peut-être la pensée. Peut-être que les capacités " naturelles " d'apprentissage de l'esprit humain ont besoin de moyens " artificiels " pour devenir véritablement elles-mêmes.

PENSER L'IMPENSABLE

Si nous prenons le concept de " communauté de recherche " en son acception générale et non en son interprétation exclusive connotée " Lipman ", nous pouvons affirmer le principe que l'autre, notre compagnon et image miroir, peut et souvent pense différemment de nous. En tant qu'êtres imparfaits, nous avons des préjugés, nous sommes toujours partiels, dans le sens où nous nous concentrons uniquement sur une parcelle infime de réalité, et partiaux dans la mesure où nous percevons l'être et le monde à travers un prisme particulier, réducteur et subjectif. Aussi le rôle de l'autre est de nous permettre momentanément de nous échapper, afin de devenir conscients d'une autre réalité. Ainsi une telle rencontre de l'autre est suffisamment bénéfique en elle-même sans que nous n'ayons à demander davantage à l'autre que d'être autre, et tout ce que nous avons à être est ce que nous sommes habituellement. La communauté devient alors synonyme d'ouverture d'esprit et de " mieux penser ". Mais il y a deux façons par lesquelles cette communauté peut être en contradiction avec un tel progrès. La première, réflexe très naturel, est de défendre coûte que coûte sa propre position, de prouver son bon droit face aux autres, qui sont perçus dès lors comme une menace à nos idées. Toute l'énergie mentale est alors mobilisée pour produire des arguments, au risque de la rhétorique, pour défendre pied à pied ce que nous avons dit, au risque d'une légère ou flagrante mauvaise foi. C'est le principe de la plaidoirie, du débat pour le débat, de la discussion argumentative.

Certes, produire des arguments est une activité utile, qui nous oblige à creuser plus profondément dans notre esprit, mais en même temps cela ne suffit pas à assurer une réflexion philosophique, bien au contraire. Premièrement, parce que nous nous attachons à une opinion donnée, de laquelle nous ne nous échapperons probablement pas. Deuxièmement, parce que nous ne questionnerons pas nos propres présupposés. Troisièmement, parce que nous n'entrerons pas suffisamment dans l'esprit de l'autre. Quatrièmement, parce que nous ne problématiserons pas notre propre position. Cinquièmement, parce que cela fera davantage appel à la puissance et à la satisfaction de l'ego qu'à la recherche de la vérité. En fait, celui qui se débrouille le mieux dans ce type de fonctionnement est peut-être celui qui a le plus à perdre, car il nourrit ainsi son sentiment de toute-puissance.

Le second aspect par lequel la communauté peut gêner le travail philosophique, est la pression qu'un groupe exerce sur l'individu afin d'accepter la pensée majoritaire. Cela ne s'effectue pas nécessairement de façon grossière, mais simplement en négligeant ou en dédaignant trop rapidement une idée nouvelle, une hypothèse provocante ou révolutionnaire. N'importe qui ayant animé des discussions a rencontré de telles situations où l'intuition la plus brillante ou la plus porteuse est passée complètement inaperçue, peut-être même par l'animateur lui-même, qui a réalisé après coup ce qu'il avait manqué, mal compris ou trop vite abandonné. La conséquence pratique en est que si un temps suffisant n'est pas mobilisé pour examiner chaque idée singulière, l'opinion majoritaire étouffera toute possibilité d'émergence d'une singularité. Rappelons ici la phrase du Tao : " Quand tout le monde pense que ceci est le bien : ceci est le mal. Quand tout le monde pense que ceci est le beau : ceci est le laid. " La tendance que nous avons identifiée précédemment chez l'individu, d'en rester à son opinion et d'éviter à son esprit de s'aventurer dans quelque autre matrice de pensée, est encore renforcée lorsque cette opinion reçoit une approbation générale.

Pour contrer un tel comportement, ou comme moyen de sauvegarde, nous proposons de nommer le principe de l'exercice philosophique : " Penser l'impensable ". Cela signifie que nous ne voulons pas penser, argumenter ou défendre principalement ce que nous pensons, mais d'abord ce que nous ne pensons pas. Ce que nous ne pensons pas, ce que nous ne pouvons pas penser est ce qui nous intéresse, ce qui nous concerne. Comment pouvons-nous nous extraire nous-même de nos opinions, sinon en nous engageant dans ce voyage de l'impossible ? L'activité philosophique devient une expérience de pensée, et non plus l'expression de convictions personnelles. Mais un tel concept implique une perturbation importante dans l'idée d'expérience, particulièrement pour un schéma philosophique qui prétendrait adhérer étroitement à quelque réalité empirique, pratique ou physique. Par exemple, la notion de " croyance raisonnable " ou de " bon sens " chère aux pragmatistes est en désaccord radical avec une telle idée. Car, dans l'expérience de pensée, l'idée est de s'essayer à des " choses étranges ", quelque chose comme le pari de Riemann ou de Lobatchevsky pour tenter une nouvelle géométrie en refusant ce qui était jusque-là le postulat le plus fondamental d'Euclide. Nous trouvons dans " l'expérience de pensée " une forte dimension de jeu et de gratuité, que nie le " bon sens ", qui semble si raisonnable. Ceci réfère à ce que Kant, en opposition à l'assertorique et à l'apodictique, appelle le problématique. La première modalité est une affirmation, une proposition qui affirme ce qui est, la seconde établit ou prouve, mais la troisième envisage la pure possibilité, aussi " étrange " soit-elle, à la limite parfois de l'impossible. Cette simple possibilité, depuis Platon, a un statut réel, très lié à la spécificité de la philosophie. Problématiser une proposition, c'est creuser plus profondément à l'intérieur afin d'en identifier ses limites, ses défauts, ses manques, car, dans l'identification de cette finitude, se niche la vérité de cette proposition, vérité conditionnée par une sorte d' " au-delà " selon le principe de Gödel.

Aussi, pour revenir à la pratique, " penser l'impensable " signifie qu'à n'importe quel moment, lorsque quelqu'un formule une hypothèse, avant de passer à une autre idée, la première étape est nécessairement d'essayer, à travers différentes procédures techniques, de découvrir le degré d'absurdité de la proposition donnée. Et dans ces procédures, le rôle de l'auteur de l'idée ne consiste pas à " défendre " son bébé, car il doit être aussi impliqué que n'importe qui d'autre, sinon davantage, à trouver les défauts et les limites de sa construction intellectuelle, de façon à modifier ou à complètement refondre sa proposition initiale. Mais là encore, les êtres humains ne s'engagent pas d'eux-mêmes dans ce genre d'attitude : cela s'apprend, avec quelqu'un qui donne l'exemple en confrontant consciemment et consciencieusement le genre de comportement " habituel " : initialement ce sera sans doute l'enseignant, puis les élèves qui s'initieront peu à peu au principe de l'éducation mutuelle.

ÉCHAPPER À LA CONFRONTATION

Comme nous l'avons signalé plus tôt, nous avons été frappé par le fait qu'après chaque atelier, pratiquement aucun temps n'était consacré à en discuter le fonctionnement, ou s'il y en avait un, les participants n'étaient pas réellement intéressés à se lancer dans ce genre de débat. Au-delà de notre propre perplexité, lorsque des praticiens se rencontrent, ils devraient très naturellement discuter de leurs pratiques et les comparer, or s'ils ne le font pas, qu'est-ce qui pourrait expliquer un tel phénomène ? Pourquoi n'y a-t-il pas d'enjeux qui émergent entre les participants, sur des thèmes majeurs, qu'ils soient pédagogiques ou philosophiques ? Nous avons deux hypothèses à émettre. La première est le principe d'autorité, du moins intellectuel, qui semble affecter le mouvement lipmanien. La seconde est le principe de communauté, résultant d'un mélange entre la philosophie pragmatique, l'idéologie américaine et le politiquement correct qui déteignent sur le comportement intellectuel de ce mouvement. Avant de continuer, puisque nous semblons poser quelques jugements relativement catégoriques, nous voudrions les relativiser quelque peu en affirmant que ceci n'est pas plus une catastrophe que la plupart des phénomènes caractérisant différents cercles intellectuels. Toute institution organisée portera nécessairement comme marque de fabrique l'ambivalence de ses accomplissements et de ses défauts. Accomplissement et défaut sont généralement plus amplifiés et visibles dans une collectivité que chez un seul individu.

Commençons avec le principe d'autorité, sans doute la moindre cause. Notre première observation est le fait qu'un schéma aussi simple que " l'atelier officiel " : lire une histoire, poser des questions, lier des questions, choisir une question et la débattre, n'a pas déjà été remplacé, modifié ou contesté par une multitude de " recettes " ou de procédures. Nous avons, à l'occasion, assisté à quelques modifications innovantes, mais cela nous a semblé la prérogative d'une infime minorité. Après plus de vingt-cinq ans d'activité, pourquoi un schéma aussi simple ne subirait-il pas de nombreuses transformations ? Pour les élèves, voire même pour l'enseignant, de façon à ne pas se sentir coincé en une procédure ultime, éternelle et de fait ennuyeuse. À l'occasion d'une telle conférence internationale, nous aurions pu nous attendre à la présentation de quelques procédures radicalement différentes. Mais si nous avons remarqué des contributions qui ajoutaient une petite touche personnelle au schéma de base, cela n'a pas changé fondamentalement la structure initiale. Maintenant, nous devons reconnaître que même si les histoires de Matthew Lipman sont toujours au top du hit parade, un certain nombre d'autres histoires sont utilisées, comme celles de Ann Sharp et d'autres enseignants qui ont créé leurs propres histoires. Mais justement, il est étrange de voir qu'en cet aspect des choses, des libertés ont été prises, mais non sur la procédure elle-même. En fait, certains présenteront facilement leur histoire comme objet de discussion, mais la pratique elle-même ne fait pas l'objet d'une telle discussion. D'un autre côté, ironiquement, nous pouvons nous demander s'il ne vaudrait pas mieux rester fidèle aux textes traditionnels du mouvement, car nous ne sommes pas sûrs que ces " nouveaux textes " puissent se mesurer aux " textes fondateurs " en terme de contenus philosophiques. Sans doute parce que le problème du contenu philosophique n'est pas au coeur de l'affaire, mais nous reviendrons plus tard sur ce problème.

Abordons maintenant le principe de " communauté ", concept clef de la pratique en question, comme indiqué dans l'expression phare lipmanienne " communauté de recherche ". Des métaphores musicales sont régulièrement utilisées pour en justifier et expliquer le principe, en particulier celui de " l'harmonie ". Cela nous semble une réponse légitime, saine et intéressante à l'identité hobbesienne ou darwinienne qui est souvent de rigueur dans les milieux intellectuels, où l'intelligence de quelqu'un est évaluée par sa capacité d'écraser son interlocuteur, considéré comme un adversaire. Le principe que nous observons au cours des discussions et dans le comportement général du mouvement, est que les idées sont supposées s'ajouter les unes aux autres, se cumuler et se compléter, et de cette manière aider le développement de la pensée de chacun. Ainsi chaque personne contribue à l'harmonie générale. Et si à l'occasion, au cours de l'atelier une personne exprime un désaccord avec une autre, elle peut le dire, mais quoi qu'il en soit la discussion continue comme si de rien n'était. Il semble que jamais le processus ne reste sur le problème particulier qui a été soulevé, au moins pour l'identifier, si ce n'est pour le résoudre. Il est vrai qu'en ce sens, toute confrontation est évitée, puisqu'une confrontation implique une certaine persévérance sur le plan de l'opposition. Et même si quelqu'un persistait, étant donné que la grande majorité des participants ont soulevé de nombreux autres points entre temps, et que la personne à qui cela s'adresse ne peut pas répondre tout de suite, la question tend à tomber à l'eau, et les enjeux sont gommés. À notre avis, l'enseignant devrait jouer ici le rôle d'un " souligneur ", chargé de mettre au jour la problématique émergente, or ce n'est pas à proprement parler le cas.

Par conséquent, les idées particulières sont noyées dans la totalité, ce qui, pour cette raison, ressemble pour nous davantage à un bouillonnement d'idées qu'à une construction réelle de la pensée, quoique les deux ne soient pas nécessairement sans aucune relation, bien entendu. Cependant, il y a un point dans lequel nous voyons une réelle opposition entre les deux attitudes. Examiner les idées, les distinguer, prendre le temps d'identifier leur détermination et de pénétrer leur vacuité, induit un sens de limitation, de fragilité, voire même de pathologie à la fois des idées et des êtres. Et si une discussion libre pallie quelques problèmes d'enseignement, elle se nourrit aussi de préjugés personnels et sociaux, puisqu'elle affirme et soutient la valeur inquestionnable de notre petit soi et par conséquent, des idées qu'il produit. Paradoxalement, cette vision du collectif mène facilement à un non-intérêt envers les autres : j'attends seulement mon tour pour parler. En réalité, si nous n'éprouvons pas un profond intérêt et un attachement fort pour le singulier, comment pouvons-nous prétendre que nous éprouvons un quelconque intérêt pour le collectif ?

Cette contradiction nous rappelle ces banlieues vertes américaines, où les maisons se ressemblent, toutes entourées du même gazon, où rien de choquant n'apparaît, excepté le manque de différence. Chacun agit à sa guise chez lui, surtout que ces maisons entourées de grandes pelouses sont éloignées les unes des autres, et se tissent très peu de véritable contact entre voisins, il existe au demeurant une pression réelle pour agir extérieurement en bonne et due forme, de la même façon. Nous ne prétendons pas qu'il pourrait y avoir un possible schéma parfait de bon voisinage, mais disons simplement que l'inconvénient dans le concept de " communauté ", est que la singularité tend nécessairement à s'effacer. Alors que la singularité véritable, en opposition à un individualisme banal, concerne la généralité et la transforme : elle est la véritable fondatrice de l'universalité, son accès privilégié, comme Socrate, Kierkegaard et d'autres ont essayé de le montrer.

Sur le plan pédagogique, cette perspective " communautariste " colle très bien avec les excès anti-autoritaires du politiquement correct que nous avons vu se développer ces dernières années. L'idée qu'un élève donné, voire l'enseignant, s'affirmerait comme quelqu'un qui pour diverses raisons éclairerait de manière plus lumineuse la discussion, est considéré comme une menace. Toute entité émergeant de manière aussi radicale devrait être retranchée, comme un péril pour la communauté, ce dernier concept présupposant l'égalitarisme et l'absence de hiérarchie, conformes au demeurant aux préceptes de l'idéologie libérale. Le fait qu'un problème particulier soulevé par la confrontation entre deux élèves serait plus productif que tout le reste d'une discussion, n'est pas le bienvenu, tout au moins dans la réalité factuelle de l'atelier. De surcroît, l'ensemble des élèves ne décidera pas par lui-même de s'attacher au traitement de ce problème : les participants restent surtout préoccupés de ce qu'ils veulent dire, qui pour eux est toujours plus ceci ou plus cela. Il en résulte que des moments philosophiques profonds passent inaperçus : les élèves écoutent-ils vraiment ? Rappelons que dans les dialogues de Platon les moments importants apparaissent toujours au détour du chemin de manière inattendue, et qu'il est très facile de passer outre. Nous savons sans doute que dans une discussion qui dure un bon moment, nous trouverons seulement quelques instants, très peu nombreux, qui rendent la discussion philosophique en un sens réel. Ces percées conceptuelles sont les quelques rares mots qui feront qu'une discussion globale vaut vraiment la peine d'être tenue. À moins de penser que le point essentiel de l'exercice consiste à simplement laisser chacun s'exprimer. Ce qui nous fait penser d'ailleurs à ce terme à la mode, la " complémentarité ", que l'on retrouve dans de nombreuses bouches comme un moyen d'éviter de penser : en aplatissant ou en fuyant les enjeux d'opposition, et en gommant les distinctions conceptuelles.

PRAGMATISME

Notre dernière hypothèse pour expliquer la situation porte sur la matrice pragmatique dans laquelle ce travail s'inscrit. La vérité, dans ce contexte philosophique, émerge sous le couvert du collectif, elle se préoccupe avant tout d'efficacité et de questions pratiques, et pour ces raisons, parce qu'elle doit s'adapter à un monde mouvant et aux transformations sociales, elle est d'une nature constructiviste plutôt qu'un ordre transcendant établi a priori. Principe régulateur plutôt que principe déterminant, comme le dirait Kant. Pour clarifier notre propos, décrivons brièvement deux autres conceptions de la vérité, de façon à fournir un arrière-plan épistémologique à notre analyse et à montrer le potentiel réducteur de la perspective pragmatiste. La première conception " autre " de la vérité, que nous venons de mentionner, est ce qu'on pourrait appeler vérité de " raison ". La raison est ici perçue comme une puissance transcendante, au-delà de l'espace et du temps, que l'esprit humain peut avec peine prétendre dévoiler, par fragments disparates, par quelques intuitions occasionnelles. Elle est d'un ordre théorique avant d'être un ordre pratique, puisque la réalité physique se manifeste en ce sens uniquement comme une pâle image de la réalité spirituelle. La seconde conception " autre " de la vérité est la vérité " subjective ". Ici, la vérité s'ancre dans le singulier, bien que cette singularité puisse mener de manière profonde à l'universalité. La forme première de cette vérité serait l'authenticité, par exemple le caractère d'une personne qui est " vraie ". Et cette personne doit rendre des comptes tout d'abord à elle-même, avant la communauté, avant la raison, même si ces différents paramètres ne doivent pas être exclus.

Les conséquences d'un choix pragmatique sont bien sûr que le côté pratique, collectif et efficace de l'activité reste la préoccupation principale, par un souci d'objectivité liée à une " réalité " qui se fonde dans le fait d'être commune, voire donnée de manière immédiate et empirique. Le fait que quelqu'un pratique " la communauté de recherche " et appartienne par conséquent à la " communauté " constitue l'ancrage et le point de référence. Comment il fait n'est pas la question : la nature et le mode de la relation ne sont pas problématisés. Comme conséquence, chacun fait ce qu'il veut dans son coin. En réalité, cette pratique peut être réduite à quelque chose de très minimal - comme c'est souvent le cas -, minimalisme qui, de notre point de vue, a une relation plutôt insuffisante à une pratique philosophique, la communauté induisant une sorte de plus petit dénominateur commun. Mais personne n'en prend ombrage, nul ne s'attaque à ce phénomène, puisque " l'harmonie " de la communauté reste l'objectif premier, et le fait que chacun soit impliqué uniquement de manière nominale ou minimale dans une telle pratique reste le souci premier, voire exclusif du pédagogue.

L'aspect " non confrontationnel " demeure par conséquent une part constitutive et fondamentale de l'attitude, à la fois dans l'exercice lui-même et dans la relation entre praticiens. Aussi, au lieu de confronter quelqu'un sur l'adéquation de sa pratique, sur sa conformité avec l'idée initiale de la philosophie elle-même, chacun préfère se cantonner à ce qu'il fait, laisser l'autre faire ce qu'il a à faire, le laisser s'exprimer à sa guise, sans jamais s'engager dans une comparaison avec le travail d'un collègue : la critique est de fait bannie. Peu importe ce que chacun pense de l'autre et de sa pratique, cela doit rester privé : ce type d'analyse reste au mieux sa préoccupation personnelle. L'addition des contributions individuelles garantira par miracle que le philosopher s'effectue. Toute discussion majeure théorique portant sur une pratique individuelle sera considérée improductive, puisque cela impliquerait de prononcer des jugements sur les praticiens individuels et de potentiellement générer un conflit. Une des conséquences de cette posture, par son manque de perspective critique, est que l'enseignant devient un simple animateur de discussions, qui ne s'engage pas lui-même dans une confrontation et un travail philosophiques, par un processus naturel d'arasement, de nivellement par le bas. Mais peut-on éviter de philosopher soi-même et prétendre que ses élèves philosophent vraiment ?

Bien sûr, un tel système peut fonctionner, à sa propre manière, comme n'importe quel autre système. Il bénéficiera de son propre génie et souffrira de ses propres inconvénients. Comme nous le disions, cela évitera les chamailleries si endémiques aux relations habituelles dans le monde académique. Cela évitera ces nombreuses inquisitions et dénonciations si typiques de la vie intellectuelle. De cette façon, cela facilitera l'engagement de soi dans la pratique elle-même, puisque les exigences sont devenues très minimales. Et l'on pourra bien entendu postuler que chaque praticien, élève ou enseignant, progressera à son propre rythme, le seul critère étant qu'il se lance dans l'activité de manière nominale : l'important, c'est la référence explicite à l'expression " communauté de recherche ". Mais en même temps, on peut tout de même s'interroger quant à la valeur de chaque contribution pour l'amélioration pédagogique et philosophique de la classe. Bien que nous puissions conclure à ce propos que dans un monde scolaire où le cours magistral garde encore une certaine hégémonie, la simple décision d'introduire la discussion en classe est en soi une amélioration notable et productive, même si le contenu lui-même laisse souvent à désirer.

THÉORIE ET PRATIQUE

Rien n'est plus banal que la coupure ou la divergence entre théorie et pratique. Lacune habituelle, puisque les praticiens pédagogues ont une approche plus empirique, basée sur la réalité de leur classe, bornée par leurs propres capacités, leurs limitations et le temps imparti, tandis que les théoriciens, libres de ces contraintes, peuvent en retour, par un phénomène récurrent d'idéalisation théorique, tomber dans le piège des constructions formelles, déconnectées d'une certaine réalité : celle de la pluralité et de l'altérité. Dans le cas particulier de la " communauté de recherche ", la spécificité du problème est double. Premièrement, l'initiateur et le créateur du programme n'est pas lui-même un praticien, dans le sens d'un professionnel impliqué constamment et régulièrement dans la pratique, un constat qui est relativement identique pour plusieurs autres figures de proue du mouvement. Deuxièmement, le programme est de nature philosophique, mais la plupart des praticiens n'ont pas de culture philosophique. À tel point qu'on peut légitimement se demander dans quelle mesure l'activité elle-même est de nature philosophique, bien que se pose la question importante de savoir s'il est possible d'être un " généraliste " de l'enseignement qui se targue de mener une pratique philosophique sans formation poussée en ce domaine, comme c'est le cas pour d'autres disciplines.

Le programme lui-même, tel qu'il est conçu, est basé sur deux éléments didactiques : les histoires et le manuel. Bien que les histoires aient un contenu philosophique implicite, le manuel, plus développé, introduit des concepts et des problématiques plus clairement exprimés, en particulier sous forme d'exercices divers. Mais on peut très bien se cantonner à la seule utilisation de l'histoire, situation qui semble la plus fréquente. En outre, puisque le texte lui-même n'a pas à être étudié minutieusement, pour les raisons que nous avons déjà exposées, le contenu actuel philosophique explicite du matériel peut être totalement occulté, en faveur d'une procédure simplifiée qui conduit davantage à une " libre discussion " qu'à autre chose. Mais si l'enseignant étudie proprement le manuel et l'histoire, et s'assure que les élèves en profitent, un travail philosophique réel peut avoir lieu, même si chacun souhaite, pour différentes raisons, proposer de changer ceci ou cela. Rien cependant dans la discussion de la pratique elle-même n'est proposé ou encouragé pour creuser le contexte, les compétences et la culture philosophique, en tout cas durant les situations diverses que nous avons pu observer.

Le principe de commencer avec une histoire et de conceptualiser par la suite est un exercice innovateur et productif. Même si les histoires sont de nature fortement didactique, on peut toutefois se demander pourquoi des extraits de littérature classique, des contes populaires ou des mythes traditionnels, ne joueraient pas le même rôle. Ils contiennent autant de philosophie, et leur nature métaphorique a l'avantage d'offrir la possibilité de plusieurs niveaux de lecture, étant donné qu'ils détiennent une certaine profondeur et contiennent de nombreuses ambiguïtés, qu'ils sont de nature poétique et font appel aux archétypes fondamentaux de l'existence humaine, de l'expérience et de la connaissance. De plus, les histoires présentées par Matthew Lipman et son équipe peuvent être critiquées comme étant très américaines, du fait qu'elles sont supposées être utilisées par des enfants de tous les pays. D'un autre côté, si quelqu'un prétend reconstruire un programme philosophique scolaire très précis, le principe de textes didactiques conçus pour chaque groupe d'âge peut être très bien compris, ce qui en soi justifie les ouvrages en question.

Pour le manuel, on peut aussi s'interroger sur son utilité. Si l'enseignant a une culture philosophique, il n'a pas besoin du manuel pour conceptualiser l'histoire. S'il ne possède pas une telle culture, il ne sera pas réellement capable d'accomplir ce travail de manière adéquate, étant donné qu'il sera trop mécanique et artificiel d'utiliser des questions toutes faites, qu'il s'agira d'utiliser au bon moment et de manière appropriée. Surtout que ces concepts et ces questions, nommées " idées conductrices " dans la procédure officielle, sont supposés être introduits dans une discussion en classe, sans pour autant imposer un contenu. Il est clair qu'une certaine habileté sera nécessaire, qui va au-delà de connaître la liste de questions et de concepts déjà donnés. Une chose est d'avancer des idées et de les expliquer, une autre en est de les manipuler en les introduisant subtilement dans une discussion de manière appropriée, en établissant des connections avec ce qui a été dit, pour ne pas que ces contributions débarquent dans la discussion comme une sorte de deus ex machina. D'ailleurs, nous savons par expérience que pour des enseignants formés en philosophie, il n'y a rien de plus difficile que de mobiliser des idées " classiques ", recensées dans le programme, afin d'éclairer la parole des élèves. Premièrement parce que les connections ne sont souvent pas évidentes, ce qui nécessite de développer une disponibilité réelle et une certaine flexibilité. Deuxièmement parce que l'enseignant est fortement tenté de tomber dans le piège du cours magistral, alors qu'on lui demande seulement de pointer du doigt par de légères allusions, sous la forme du questionnement par exemple. Mentionnons aussi le fait que plusieurs des manuels que nous avons pu consulter nous semblent tout de même, en particulier ceux de Matthew Lipman, souffrir d'une certaine lourdeur, les rendant indigestes et inefficaces. Mais après tout, on peut soutenir le principe qu'il n'existe guère de méthode pédagogique qui puisse se réaliser sans la capacité artistique, le potentiel innovant et les talents créateurs de l'enseignant.

Et comme nous l'avons déjà dit, le résultat le plus courant est que les enseignants se réfugient plutôt dans une position de repli, celle d'une perspective minimaliste, laissant simplement les élèves discuter librement, avec peu d'exigences, tant sur le plan des compétences que celui du contenu. Pourtant, c'est là qu'un travail plus précis et plus profond serait certainement nécessaire par rapport à la pratique actuelle elle-même. Cela implique sans doute que les modalités de formation de l'enseignant soient reconsidérées.

POURQUOI PAS..

Comment conclure cette analyse superficielle, sinon par le fait que le mouvement lipmanien détient une qualité principale : celle d'exister. Et après tout, non seulement il existe, mais il se développe dans de nombreux pays, fournissant ici et là une contribution importante à la pédagogie. Parce que c'est définitivement dans ce champ particulier que de facto, l'activité s'inscrit d'elle-même. Il y a certainement une touche philosophique à cela, mais la tentative de reconstruire la philosophie comme un programme scolaire pour les enfants, semble un peu courte. Comme nous l'avons dit, l'intention est peut-être là, mais la pratique actuelle ne se réalise pas selon le voeu de ses fondateurs, à tort ou à raison. Aussi que reste-t-il ? Examinons cette question à travers différentes perspectives de la philosophie. Premièrement, la philosophie comme domaine est effleurée, puisque diverses questions existentielles et épistémologiques sont traitées. Deuxièmement, la philosophie comme attitude est relativement présente, puisque un certain état d'esprit s'installe, libre et sympathique, où hors de toute censure et de toute imposition axiologique, diverses hypothèses peuvent être exprimées et analysées, bien que cette analyse manque souvent de dimension critique et soit réduite à la portion congrue. Mais les capacités et les compétences philosophiques ne sont pas assez encouragées : elles peuvent être développées, mais leur déploiement repose trop sur les inclinaisons naturelles et les dispositions particulières de l'enseignant. Dans cet aspect, la procédure, aussi ouverte soit-elle - et sans doute à cause de cela -, manque de rigueur et nécessite certaines innovations pouvant améliorer sa mise en oeuvre. Troisièmement, la philosophie comme culture est présente dans les textes, mais étant donné que le matériel écrit est sous-utilisé pour différentes raisons, la substantialité dépend principalement de la culture acquise par l'enseignant et de ses capacités à les exploiter et les rendre opératoires.

De ce que nous avons compris, une majorité de praticiens " lipmaniens " sont surtout spécialisés en pédagogie, et dans la plupart des pays, l'étude de la philosophie avec les enfants s'effectue généralement dans les départements de pédagogie. Certes, cette situation est due à l'état d'esprit régnant dans les départements de philosophie, animés de fortes tendances formelles et académiques, qui reculent devant tout ce qui n'est pas de nature " classique ". La discussion y est par elle-même un exercice révolutionnaire, étant une activité qui ne rencontre guère de succès en ces lieux : dans l'esprit de beaucoup d'enseignants, la discussion avec les élèves renvoie à de simples opinions, et les discussions entre spécialistes sont tellement polluées par les confrontations d'ego qu'elles sont souvent rendues impossibles. Au mieux, ces échanges sont souvent réduits à un rituel poli, minimal, érudit, administratif et formel. À cause de cela, il est possible de considérer que le projet lipmanien compromet sa propre intégrité philosophique uniquement pour rester en vie : sans cela où pourrait-il bien trouver sa place ? Ainsi, le mélange avec la sociologie et la psychologie qui semble être une orientation tentante et courante, pourrait installer définitivement la pratique dans un domaine purement pédagogique, avec de légers accents philosophiques. L'intérêt accru que nous avons constaté avec le souci " démocratique " risque aussi de conduire la pratique vers un chemin très différent, étant donné qu'il est loin d'être acquis que la philosophie et la démocratie forment un mariage heureux et durable, même si la démocratie a besoin de la philosophie et vice versa. Nous renverrons sur ce sujet à l'opposition entre le politique et le philosophe chez Platon.

La philosophie avec les enfants nous rappelle d'une certaine manière la " pensée critique ", cette nébuleuse pédagogique très développée aux Etats-Unis, activité vaste et indéterminée, qui oscille sans vergogne entre le banal et l'essentiel. Mais cette indétermination, en dépit du risque qu'elle implique, offre peut-être aussi le genre d'espace nécessaire pour un travail créateur et innovant, en proposant un champ non encore saturé par une demande trop précise ou chargée. Peut-être que les qualités créatives sur lesquelles elle repose, de même qu'elles peuvent être perçues comme un inconvénient, pourraient identiquement être perçues comme un avantage, en son aspect non institutionnel. Peut-être rencontrons-nous là un pari sur la raison humaine et l'intelligence. Et puis, en fin de compte est-ce vraiment important de savoir si le qualificatif " philosophique " est mérité ou non ? Tant que la réflexion trouve encore sa place quant à la nature et l'utilité d'un tel exercice, nourrissant une dynamique qualitative croissante, le questionnement peut en lui-même et dans le temps confirmer la nature philosophique de l'activité.

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