Revue

Philosopher en segpa ? pourquoi pas ?

Socrate renvoyait au sophiste Prodicos, dit-on (Théétète 151 b), ceux qu'il n'estimait pas pouvoir tirer tous les bénéfices souhaitables d'entretiens avec lui-même. Le philosophe et le sophiste se seraient ainsi très tôt distribués leur public.

Cette entrée en matière voudrait d'abord être une invitation à la prudence : on se revendique un peu rapidement de la figure inaugurale de Socrate pour justifier une pratique philosophique hors des classes terminales et ouverte à tous. La sélection des interlocuteurs n'est pas un fait nouveau en philosophie !

L'anecdote devrait ensuite servir d'avertissement : il serait attristant que sous le nom de " discussion philosophique " ne se mettent en place, au bout du compte, que des pratiques sophistiques et que le partage Prodicos-Socrate demeure bel et bien de règle. Veiller à ce que les populations scolaires ignorées des professeurs de philosophie patentés1 ne soient pas livrées à de modernes Prodicos, voilà un impératif pour qui entend introduire la philosophie là où elle n'est pas (encore). Pour parer à ce risque, deux démarches sont possibles : que les professeurs de philosophie aillent à la rencontre des élèves réputés difficiles2 ou que les maîtres desdits élèves se dotent d'une qualification philosophique. Il ne sera ici question que de cette seconde voie, la première devant être examinée et faire l'objet d'un débat au sein des associations de professeurs de philosophie3.

Quelles compétences sont requises d'un maître de SEGPA, pour s'autoriser à dire qu'il conduit dans sa classe une activité de type philosophique ? Telle est une des formulations de la question qui pourrait aussi s'énoncer : à quelles conditions un maître de SEGPA échappe-t-il à la dérive sophistique quand il entend conduire dans sa classe une activité de type philosophique ?

Avant de s'engager dans l'examen de cette question biface, quelques remarques s'imposent :

1) Cette question se pose pour tout enseignant de philosophie quel que soit son public, de la maternelle à l'université. On l'abordera ici en ayant à l'esprit la spécificité des élèves de SEGPA. Certains points pourront donc être totalement transférables d'un public à un autre, d'autres tiendront aux particularités de la SEGPA.

2) Cette question passe nécessairement par une définition de l'acte philosophique : à partir de quand une pratique est-elle philosophique ? À quels indices reconnaît-on qu'on a affaire à de la philosophie et non plus à de la sophistique ?

3) Cette question n'a de sens que si on a préalablement répondu par l'affirmative à une autre question, celle de la possibilité de philosopher en SEGPA. Or cette question préalable suppose, elle-même, qu'on se soit entendu sur ce qu'est philosopher, ce qui reconduit au point précédent.

4) Cette question pourrait être abordée d'un point de vue psycho-pédagogique. On partirait alors des élèves de SEGPA, de leur(s) profil(s) psychologique(s) pour chercher les qualités requises du maître chargé de les initier à la philosophie. Ce n'est pas cette démarche qui sera adoptée. La réflexion qui suit se voudrait philosophique car c'est bien à la philosophie qu'il revient de s'interroger sur elle-même, et c'est une de ses particularités. Quand le biologiste ou l'historien se demandent ce que sont la biologie ou l'histoire, ils se font philosophes (épistémologues de leurs disciplines). Le philosophe n'est renvoyé qu'à lui-même 4 .

PHILOSOPHER : QU'EST-CE DONC ?

Il convient donc de s'entendre sur une définition minimale. Or, rien n'est plus difficile précisément parce que cette définition est objet d'un débat qui remonte à l'Antiquité.

Une activité intellectuelle comme les autres

Chacun s'accordera pourtant pour énumérer un certain nombre de verbes qui entrent dans la définition du philosopher : questionner, définir, conceptualiser, problématiser, argumenter, réfléchir, débattre... Tous ces ingrédients sont sans doute nécessaires au philosopher, mais ne lui sont ni suffisants, ni propres. Quelle discipline scientifique, en effet, ne passe pas par la liste d'actions mentionnées à l'instant ? Le questionnement et même la problématisation sont à l'origine de toute démarche scientifique qui se doit bien sûr de forger ses concepts, d'argumenter ses preuves de façon réflexive, de confronter ses hypothèses à celles d'autres chercheurs. Le moindre cours de sciences naturelles forme l'élève à ces actions.

C'est d'ailleurs un argument fort de ceux qui jugent bon de cantonner l'enseignement philosophique en classes terminales, que de soutenir que toutes les disciplines scolaires préparent à la philosophie. Toutefois leur argument tombe quand il s'agit des élèves de SEGPA dont on sait qu'ils ne fréquenteront ni le lycée général ni le lycée technique. Pour eux, la question de l'initiation à la philosophie hors classes terminales ne se pose donc pas de la même façon que pour les élèves de l'école élémentaire.

Des objets communs

Si le type d'activité intellectuelle mobilisé par la philosophie ne lui est pas propre, peut-on considérer que certains objets de pensée le lui seraient ? Difficilement, puisque d'une part les philosophes ont exercé leur réflexion sur tous les objets possibles et imaginables, d'autre part parce que certains objets philosophiques sont aussi objets des sciences. On entend souvent dire que les questions existentielles que se posent les enfants et adolescents sont une incitation à engager avec eux le débat philosophique. Pourquoi, s'il s'agit des émotions et sentiments ne choisirait-on pas de les initier à la psychologie clinique ? Et quand il s'agit de l'origine de la vie à l'astrophysique ou à la biologie moléculaire ? On sourit de ces hypothèses tant elles sont rendues absurdes par la difficulté des disciplines en cause. Personne ne songe à les introduire en SEGPA. Philosopher serait-il plus accessible ?

Il faut prendre garde que l'attrait pour la philosophie ne vienne que d'un malentendu né de l'imprécision de la définition de la philosophie. Que les jeunes se posent bien des questions qui ont nourri les pages des plus grands philosophes, ne les rend pas plus aptes à entrer dans le débat philosophique que dans les arcanes de la psychanalyse ou de la recherche scientifique. Toutefois ces questions doivent être entendues, prises en compte, et la réponse qui consiste à dire " attendez le classe terminale pour les aborder philosophiquement " ne peut être acceptée, particulièrement pour tous ceux qui attendraient alors en vain. On revient encore à la difficulté rencontrée plus haut.

La quête d'une définition pour la philosophie est demeurée stérile à ce point : ni les activités mobilisées, ni les objets de pensée ne font la philosophie. Serait-ce alors un projet particulier ?

Des visées très diverses

Pourquoi, ceux qu'on qualifie incontestablement de " philosophes ", le sont-ils devenus ? Que visait leur activité ? Si on regarde du côté des projets, on ne trouvera toujours pas l'unité recherchée. Les Anciens visaient le plus généralement le bonheur (la vie bonne), un Descartes ne songeait qu'à la recherche de la vérité, d'autres ambitionnaient un savoir totalisant... Quant à ceux qui sont aujourd'hui chargés d'enseigner la philosophie, il y a fort à parier qu'on ne trouverait aucun consensus si on leur demandait ce qui a déterminé leur choix professionnel et ce que vise leur travail philosophique. Entre ceux qui veulent comprendre le monde et ceux qui veulent le changer, ceux qui cherchent la sagesse et ceux qui veulent penser leur époque... quelle unité trouver ? Il semble même que la notion de philosophie s'obscurcisse sérieusement quand on regarde du côté des projets. Cette discipline devient une véritable arlésienne.

Il faut souligner le caractère paradoxal de l'engouement actuel pour la philosophie et dénoncer à nouveau le risque qu'il ne soit fondé que sur le caractère insaisissable de cette dernière. Il faut pourtant tout aussitôt résister à la tentation de se faire Calliclès et de dénoncer en cet engouement un prurit adolescent qui ne conviendrait pas à des gens sérieux (Gorgias 485 a-b). La difficulté de saisir le débat philosophique en sa spécificité ne doit pas faire renoncer à l'entreprise.

Prendre son temps et ses distances

On aura peut-être (sans doute ?) été agacé par tant de précautions, on aura été tenté par la réaction cynique qui consisterait à dire " prouvons le mouvement en marchant ", " philosophons et cessons de nous interroger indéfiniment sur ce que nous faisons ". Si tel est le cas, on aura trouvé, bien indirectement, au moins un des requisits principaux de la philosophie : le sens du loisir. S'il est bien un accord minimum des philosophes pour définir leur pratique, il est dans cette exigence de loisir qu'il faut comprendre comme acceptation du délai, du temps pris dans l'indifférence à l'urgence de l'action. Voici au moins un point sur lequel aucune discordance n'existe : la philosophie accepte la lenteur des tours et détours de la méditation.

On peut dire en termes spatiaux cette qualité philosophique qui vient d'être dite en termes temporels : les images d'Épinal du philosophe dans sa tour d'ivoire illustrent cette aptitude à prendre ses distances par rapport aux obligations de résultats. Philosopher, c'est se décentrer, se décaler par rapport à ce qui pose question, faire le " plus long détour5 ", renoncer à l'ici et maintenant. La philosophie est suspension de l'action, fût-ce pour mieux agir ensuite.

La difficulté principale de la philosophie réside sans doute là et lui a toujours valu la moquerie du grand public, depuis Aristophane ironisant sur Socrate suspendu dans les nuages. Ce désengagement philosophique ne signifie pourtant pas désimplication, les philosophes contemporains plaident l'insertion dans la cité sans renoncer à la spéculation qui exige temps et distance.

On peut donc proposer a minima de définir comme philosophique l'activité de pensée qui, sur quelque objet que ce soit, s'interroge, refuse l'évidence première, examine les raisons des uns et des autres sans " prévention ni précipitation6 ", dialogue avec les uns et les autres et revient constamment sur sa propre démarche sans souci d'efficacité immédiate, acceptant par avance les plus longs délais et détours.

Serait inversement sophistique toute pratique soucieuse essentiellement d'efficacité pratique, de succès immédiat, indifférente aux contradictions et seulement désireuse de les camoufler en accords obtenus par la séduction de la persuasion et tours de passe-passe verbaux.

S'engager dans une démarche philosophique n'a rien de naturel, tout au contraire ; et aucune sorte d'élèves ne le fait dans la facilité. On leurre ses classes en laissant penser que le cours de philosophie sera un jardin des délices. Les élèves des classes terminales ont en général vite compris que ce cours ne sera pas l'exutoire de tous leurs problèmes et qu'ils n'y trouveront pas le repos. Sans aller jusqu'à prêcher les vertus de l'ennui et de la douleur, il faut avoir l'honnêteté de dire que philosopher demande un effort et que le plaisir qu'on y prend est un plaisir différé et durement conquis. C'est d'ailleurs en quoi, commencer de philosopher est non seulement un droit pour les élèves de SEGPA7, mais aussi un exercice salutaire.

PHILOSOPHER AVEC DES JEUNES PRIS DANS L'URGENCE

Un des caractères assez commun des élèves de SEGPA (encore qu'il faille se défier de toute généralisation et que ce trait ne leur soit pas propre) est la difficulté à différer. C'est un slogan cher aux agences de publicité que de prôner le " tout, tout de suite " et en cela, elles sont les plus typiques représentants de la sophistique moderne. Or la plupart des élèves en grande difficulté d'apprentissage, le sont pour n'avoir pu se distancier de l'émotion, de la peur, de la colère. S. Boimare a remarquablement analysé le phénomène et proposé des remédiations qui passent par la voie mythologique8. Si l'on se souvient que la philosophie est née, en Grèce, de la mythologie et s'en est lentement dégagée, on pourra penser qu'en SEGPA comme en Grèce, la philosophie pourrait bien venir relayer à un moment la démarche mythologique.

Il convient alors d'avoir conscience que choisir de philosopher avec ces jeunes, c'est choisir la plus grande difficulté puisque précisément leur fait défaut la qualité essentielle du philosophe. En un sens, la difficulté n'est pas différente ici qu'en n'importe quelle autre classe, elle est seulement portée à son plus haut degré.

Quelques principes régulateurs peuvent ici être définis. Ils sont fatalement les mêmes que ceux qui président à tout enseignement philosophique, seulement à respecter plus rigoureusement qu'ailleurs.

Des opinions au problème

Le commencement, en philosophie comme ailleurs, est déterminant pour toute la suite de l'entreprise, et l'on ne peut commencer que là où sont les élèves, c'est-à-dire dans leurs opinions spontanées. Aider à ce qu'elles s'énoncent est donc la première étape. Encore faut-il les entendre, faire savoir à leur auteur qu'on les entend et en garder trace. Dans une culture encore largement orale comme l'était celle de Socrate, on pouvait sans doute se passer de tableau noir ; cela n'a plus de sens aujourd'hui.

Les opinions sont le terreau dont surgira le problème quand deux d'entre elles, énoncées d'abord sur le mode de l'évidence, en viendront à s'opposer et s'exclure mutuellement. La question initiale n'est plus alors seulement un énoncé interrogatif, mais un obstacle pour la pensée, et c'est le sens exact du mot " problème ". À la précipitation des réponses toutes faites, devrait faire suite le moment de silence provoqué par l'étonnement de découvrir que rien n'est aussi simple qu'on croyait.

Pour illustrer la possibilité de mise en problème des opinions, qu'on pense aux remarques d'un élève Hadj, dans une séquence filmée à propos de l'urinoir de Duchamp comme " oeuvre d'art ". Il déclare à propos d'une affiche de Cyrano représentant un coeur : " ça montre rien, c'est d'la peinture ". Hadj est parti du jugement de Kevin selon lequel l'oeuvre d'art doit avoir un sens et que ce sens la distingue des objets utilitaires qui ne sont que ce qu'ils sont. Il disqualifie donc l'affiche de Cyrano comme non porteuse de sens. Or, un peu plus tard, comparant cette même affiche à une autre, il déclare : " du coup on regarde ça par rapport à ça9 et moi je préfère ça parce que c'est rien que dalle ", puis précise : " moi je dirais que ça10 représente quelque chose, direct ça représente quelque chose, et un humain il a un coeur, donc, et là ça représente un pinceau d'encre, ça veut dire par exemple on travaille la couleur ". Hadj n'a pas conscience de se contredire et de requalifier ce qu'il vient de disqualifier. Prisonnier de l'instant, il ne réalise pas que son regard a changé et que là où il ne voyait pas de sens (mais seulement un coeur, de la peinture) il en perçoit un maintenant (le travail humain).

On a là un moment propice à la philosophie qui supposerait qu'on lui fasse marquer un temps d'arrêt, qu'on freine son impulsion, qu'on l'amène à re-venir sur ces propos et l'invite à constater que ce qu'il jugeait évident au temps t, ne l'est plus au temps t'. Cela supposerait qu'ait été notée au tableau la première opinion et que soit ainsi facilitée la démarche réflexive. La question (non explicitée d'ailleurs et c'est dommage) " cette affiche a-t-elle un sens ? " deviendrait alors le problème " comment se peut-il que le sens ne surgisse pas au premier regard ? ". Hadj indique d'ailleurs lui-même la direction dans laquelle chercher puisqu'il précise que c'est en regardant " ça par rapport à ça " que lui est apparu le sens. Il a la fois découvert que le regard s'éduque, que l'appréciation de l'oeuvre d'art ne relève pas de la spontanéité, et que la saisie du sens est une opération complexe. Il n'est bien entendu pas question de le lui dire sous cette forme dogmatique, mais de lui faire découvrir par lui-même ce qu'il vient précisément de dire sans en voir toute la portée. Ce n'est pas manquer de respect à Hadj que de constater qu'à proprement parler, il ne sait pas ce qu'il dit. C'est le propre de tout un chacun la plupart du temps. Philosopher, c'est précisément faire cet effort, dans le retour réflexif, de prendre conscience de la portée de ce qu'on dit et de découvrir qu'on dit souvent beaucoup plus qu'on ne croyait.

La règle d'or du maître introduisant la philosophie dans sa classe de SEGPA devrait être de relever les propos contradictoires énoncés par un même élève en deux moments, ou par deux élèves sur une même question. S'ouvre alors le temps du doute, de l'incertitude et fatalement de l'inconfort qui ne peut que susciter d'abord un grand mécontentement, voire de la colère. Ce sont les interlocuteurs qui n'acceptent pas de regarder la contradiction en face, que Socrate envoyait à Prodicos. Le face à face avec le problème génère nécessairement de l'angoisse, en SEGPA plus qu'ailleurs. C'est tout l'art du maître F que de savoir gérer cette angoisse et de savoir transformer la mauvaise humeur en curiosité, en avidité d'en découdre avec l'obstacle. L'étude des conditions de possibilité de cette transformation relève sans doute de la psychologie, plus que de la philosophie. Il est certain que l'accompagnement de l'apprenti philosophe ne s'improvise pas et qu'aux compétences philosophiques (ici l'aptitude à repérer dans un discours parfois confus, un fil directeur) il faut adjoindre un sens aigu de l'humain et une patience à toute épreuve.

Le plus grave serait de laisser les propos contradictoires s'énoncer sans les relever car les élèves auraient vite fait d'en conclure qu'on peut dire n'importe quoi et que toutes les opinions se valent, ce qui est très exactement de la sophistique.

Du problème à la pensée

À parler strictement, " l'opinion ne pense pas "11 On l'admettra si on veut bien se souvenir que le verbe " penser " est jumeau du verbe " peser ". Penser c'est mettre en balance des arguments, des faits, des jugements, les comparer, les évaluer. Renoncer au confort de l'opinion est le moment le plus douloureux parce que l'opinion évite la fatigue de penser, elle apporte des réponses sans avoir à poser les problèmes. En revanche celui qui a accepté la rencontre du problème ne voudra plus se contenter d'opinions, encore lui faut-il des outils pour penser. Les concepts font partie de ces outils et c'est la tâche du maître que d'aider les élèves à les élaborer. Il peut, pour cela, s'appuyer sur le matériau qu'offrent ces derniers ainsi que le montre encore la séquence filmée.

La question du sens servira encore d'illustration. On a vu Kevin poser la distinction entre l'oeuvre d'art et l'objet utilitaire et Hadj la préciser en terme de sens. Voulant préciser leur propos, les élèves entament alors - sans s'en rendre compte bien sûr - une série de dérapages dus à la polysémie de l'expression " avoir un sens ". Christophe prend l'expression dans son acception d'orientation et parle " d'une pièce qui doit être à l'endroit " et qu'on " met à l'envers " pour expliquer ce que signifie " n'avoir pas de sens " alors que Hadj prenait la même expression dans l'acception de signification en disant que ce qui n'a pas de sens " ne montre rien ". On a là une belle occasion de faire remarquer que le même mot s'entend de deux façons et de faire distinguer sens-direction et sens-signification. C'est une clarification qu'il revient à l'adulte de faire en attirant l'attention sur l'inconvénient qu'il y a à prendre les mêmes mots en des sens différents, ce qui ne peut produire au mieux qu'un dialogue de sourds, au pire un conflit ouvert.

Ici, les élèves ne conservent spontanément que l'acception de Hadj12 dont la forte personnalité l'emporte. On peut alors repérer que la définition initiale qui posait qu'avoir un sens, c'est montrer, va devenir successivement " avoir un sens ", c'est représenter, c'est vouloir dire quelque chose et finalement c'est ressembler à quelque chose. C'est dire que les élèves ont apporté tous les matériaux pour construire la notion de " signe ". En inscrivant au tableau, la série des équivalences admises sans examen, il était aisé de l'introduire. Faute d'un vocabulaire précis, les élèves ne parviennent pas à organiser leur pensée, ceci est vrai de tous les élèves, c'est seulement plus flagrant encore en SEGPA. Il ne s'agit pas d'enrichir le vocabulaire gratuitement, mais de faire percevoir qu'un vocabulaire pauvre est un frein à la pensée. La séquence filmée donne à voir des pensées qui se cherchent, qui tâtonnent, en fermentation pourrait-on dire.

Le lexique n'est d'ailleurs pas seul en cause, le manque d'habileté à construire des phrases, à les organiser en discours suivi, handicape lourdement les élèves. La philosophie requiert des compétences qui s'acquièrent hors d'elle (dans un cours de français en l'occurrence) mais peut aussi devenir une incitation à leur acquisition. On peut se demander si la lecture et le commentaire de quelques extraits de textes philosophiques courts et soigneusement sélectionnés ne serait pas formateurs en SEGPA comme ailleurs13. La philosophie, c'est aussi une tradition avec laquelle tout philosophe entre en dialogue. Il est incontestablement urgent de redonner à l'oral en philosophie ses lettres de noblesse, mais cela ne devrait pas se faire aux dépens de l'écrit et l'on ne voit pas pourquoi les élèves de SEGPA n'auraient pas accès au meilleur de la philosophie, à la rencontre de pensées constituées et constituantes.

De la pensée à la vie quotidienne

Penser suppose l'abstraction, la décontextualisation. Penser c'est faire des détours, mais un détour n'en est vraiment un que s'il reconduit sur la grand route. Sinon il est égarement. Comme Platon préconisait à ses philosophes de revenir dans la caverne après en avoir exploré le dehors, il faut savoir revenir aux conséquences pratiques et repérer l'apport produit par le détour. Quels effets a-t-il induit ? Nul ne peut sans doute les mesurer exactement et encore moins dans le court terme. Tout au plus peut-on évaluer quelque déplacement des représentations, une ouverture de l'esprit à ce qui lui était étranger, un assouplissement intellectuel.

L'analyse d'un segment du même script illustrera ce que pourrait être cet assouplissement. Il s'agit alors de savoir si l'élève Hadj, qui dessine bien, " pourrait être un peintre connu ". Le groupe commence par acquiescer vigoureusement et on peut faire l'hypothèse que c'est au " connu " plus qu'à " peintre " que va l'enthousiasme, Hadj jouit d'un leadership certain. Pourtant les nuances viennent vite par la bouche de Nicolas, mais c'est Hadj le plus vigoureux à nier qu'il puisse être considéré comme un peintre et ses termes sont violents, il se déclare " copieur et tricheur " ! L'idée d'être qualifié de " peintre " - lui qui semble avoir un bon coup de crayon - semble lui être insupportable. On ne peut comprendre cette répugnance qu'en la référant à un axiome implicite de l'échange et qui est l'objet d'un consensus irréfléchi, axiome qu'on pourrait résumer par la formule familière " eux c'est eux, nous c'est nous ". On songe ici au chapitre que R. Hoggart intitulait précisément " Eux et Nous " dans son ouvrage La Culture du Pauvre (1957), il y écrivait " la plupart des groupes sociaux doivent l'essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d'exclusion... pour les classes populaires, le monde des autres se désigne d'un mot : eux ". Cette remarque s'applique sans doute ici : Hadj s'exclut spontanément du monde de l'art, il en parle du dehors. Une analyse plus précise montrerait que tout au long de la séance, les élèves parlent de l'art en posture de totale extériorité.

Ce constat commande au moins deux commentaires. D'une part il semble vain d'entreprendre une réflexion sur l'art avant qu'une familiarisation n'ait été mise en place. Socrate n'interrogeait ses interlocuteurs que sur leurs préoccupations du moment, il partait de leur expérience intime (on dirait aujourd'hui qu'il se centrait sur l'apprenant). On ne peut réfléchir sur " la place de l'art dans la société ", sur les raisons de la création artistique, le beau... si on considère l'art comme une réalité étrangère et les artistes comme appartenant à un autre monde que le sien. Un minimum d'implication serait possible si, avant tout débat, étaient organisés une visite de musée, un entretien avec un artiste, un cours commun avec le professeur d'arts plastiques... Les élèves indiquent d'ailleurs d'eux-mêmes la démarche pédagogique souhaitable puisque ce sont eux qui s'emparent des quelques supports disponibles dans la classe (les affiches) pour donner un point de départ dans le réel à leurs propos. Cette remarque est d'ordre pédagogique.

D'autre part, il faut tirer la leçon du constat et cela nous reconduit aux effets souhaitables d'une pratique philosophique dont on attend qu'elle aide à prendre conscience des préjugés, des prisons qu'ils constituent. Hadj et ses camarades vivent enfermés dans un monde (une caverne) dont ils n'imaginent pas franchir les portes. Leur faire découvrir qu'il existe des issues, qu'ils peuvent entrer dans le monde des " autres ", est le devoir des enseignants. La philosophie ne détient certainement pas le monopole de cette aventure et toutes les disciplines scolaires y contribuent (ou devraient y contribuer). Elle peut y apporter sa contribution. Elle ne le fera que sous la condition d'être exigeante et rigoureuse : exigeante en ne concédant rien à la facilité, rigoureuse en ne tolérant pas les approximations. Le pire cadeau qu'on puisse faire aux élèves de SEGPA serait de les duper, de les illusionner en leur faisant croire qu'ils font de la philosophie quand ils bavardent ou expriment leur spontanéité. Parce qu'ils sont plus démunis que d'autres, ils ont droit au meilleur.

Au terme de ce parcours, sans doute souvent trop rapide ou allusif, on pourra avoir l'impression qu'il s'agit d'un discours de censeur et l'on sera parfaitement fondé à répliquer que la critique est aisée quand l'art est difficile. Nul n'est encore institutionnellement tenu de philosopher en SEGPA, ceux qui en prennent le risque (car c'est un risque) ont sans doute plus besoin d'encouragements que de critiques. Cela est entendu. Reste que le respect dû aux élèves impose des précautions, la bonne volonté ne saurait suffire.

Les réflexions qui précèdent voulaient alerter des dangers, mais aussi, et surtout, affirmer la possibilité de philosopher en SEGPA. Ce n'est pas du haut du ciel des Idées qu'elles viennent, mais d'une longue pratique de l'enseignement philosophique en classes terminales d'abord, puis auprès d'adultes (jeunes et moins jeunes) et d'une fréquentation régulière des classes de SEGPA. C'est cette pratique avec son cortège d'erreurs, toujours découvertes trop tard, et rectifiées pour découvrir d'autres écueils qu'il faut à nouveau franchir, qui a dicté ces considérations. Si ce texte est nourri de références platoniciennes, ce n'est dû qu'à la contingence du parcours de leur auteur. Un autre eût pris appui sur d'autres références. Peu importe, on ne philosophie jamais seul, mais le choix du compagnonnage est vaste.

Que retenir finalement ? Que tout homme, dès lors qu'il parle et vit au milieu de ses semblables, a le droit d'exercer au mieux sa faculté de penser. Qu'il est du devoir des éducateurs de se mettre au service de cette faculté pour l'éveiller d'abord, la sortir de la léthargie des opinions, la cultiver ensuite en l'armant des outils logiques sans lesquelles elle resterait balbutiante, l'entretenir enfin dans la prise de conscience des effets positifs que son exercice produits.

À la double question posée en commençant, on est alors tenté de répondre que la seule compétence requise pour introduire la philosophie dans sa classe SEGPA s'acquiert dans la pratique personnelle de la philosophie. Personne ne peut jamais affirmer la détenir, on ne peut que s'y exercer sans relâche.


(1) La patente philosophique (CAPES ou Agrégation) n'est sans doute pas une garantie absolue de compétences à enseigner philosophiquement, elle garantit toutefois un minimum de connaissances. Il serait ridicule d'exiger des maîtres F de l'AIS de passer par les concours de recrutement des professeurs de collège, on peut imaginer la création d'une qualification spécifique du même type que celle qui est requise des professeurs d'école pour l'EPLE.

(2) Cette réflexion ne portera pas sur l'introduction de pratiques philosophiques à l'école primaire, ni hors école.

(3) C'est l'expérience faite depuis plusieurs années au sein de la Fondation 93. Voir Diotime n° 9.

(4) Ce " lui-même " n'a rien à voir avec la subjectivité individuelle, il renvoie à une communauté de pensée.

(5) L'expression est empruntée à la République de Platon.

(6) Les deux sources de préjugés selon Descartes.

(7) Il est ici question de SEGPA en général, or il faudrait distinguer les différents niveaux de classes et y intégrer les Formations Qualifiantes. Quand engager la démarche philosophique ? En 6ème, en 3ème ? Un parcours progressif pourrait être imaginé.

(8) Cf ses articles " Pédagogue avec des enfants qui ont peur d'apprendre et de penser ", Actes du colloque de Bobigny, 1988 ou " Quand la Bible vient au secours du pédagogue ", Cahier de Beaumont n°54, 1991.

(9) Hadj use de ce que Bernstein appelle le " code restreint ", son propos n'est pas compréhensible sans le secours du geste. Une invitation aimable à lui faire spécifier verbalement ce que désignent les deux " ça " l'aiderait à développer ses compétences réflexives. Sans tomber dans le purisme, on peut admettre que philosopher devient difficile quand le langage manque de précision.

(10) Il s'agit bien de l'affiche de Cyrano

(11) Bachelard, La Formation de l'Esprit Scientifique, (Vrin, 1977, 10ème édition, p. 14).

(12) Est-ce la raison pour laquelle Christophe ne reprend plus la parole avant longtemps ? On peut imaginer qu'il n'apprécie pas de ne pas avoir été écouté.

(13) Voir l'ouvrage de J.C. Pettier et J. Chatelain Débattre sur des textes philosophiques en cycle 3, en Segpa... et ailleurs au collège, Crdp de Créteil, 2003.

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