Depuis quelques années se développent des pratiques de la philosophie en école primaire, qui ont reçu presque officiellement le nom de " pratiques à visée philosophique1. Cette dénomination exprime-t-elle une prudence de la part de leurs promoteurs à l'égard des prétentions qu'elles sont en droit d'afficher en comparaison de l'enseignement philosophique au lycée, ou bien, après quelques années de mise en oeuvre cette appellation traduit-elle une plus juste évaluation des fins réelles qu'elles visent et des résultats qu'elles peuvent escompter ? Ce réajustement est-il le signe d'une clarification progressive de ce que certains n'hésitent plus à nommer un nouveau "genre philosophique"2 ? En tous les cas, la tentation de comparer les deux activités en tentant d'y trouver plus ou moins de " philosophicité " semble légitime.
Or les praticiens de la philosophie à l'école primaire affichent volontiers ses différences avec l'enseignement en terminale, semblant invalider par avance toute espèce de rivalité, voire de possible comparaison. La première se définit comme une activité se déployant sous des formes diverses et ne pouvant, ni ne devant être institutionnalisée ; la seconde comme un enseignement encadré par un programme et dispensé par des professeurs de philosophie, formés à cette fin.
Mais ce désir de se démarquer ne peut occulter qu'en France tout du moins, c'est bien l'enseignement de la philosophie en terminale qui constitue sinon la norme, du moins le point de référence, le modèle, même très vague, auquel on se réfère pour tenter de mieux caractériser ces pratiques.
Par ailleurs il serait illusoire de croire qu'une pratique philosophique quelconque puisse voir le jour au sein de l'école sans qu'elle interroge les lieux où la philosophie se pratique déjà, à savoir la classe terminale et la place que l'institution dévolue à ces pratiques ; de fait il ne s'est pas écoulé beaucoup de temps avant que les professeurs de terminale et inspecteurs de philosophie, en curieux ou en invités, viennent observer de plus près ce qui se passe à l'école. Inversement, l'instituteur ou le professeur d'école ne peut ni ne souhaite la plupart du temps ignorer les représentations attachées à l'enseignement de la philosophie en terminale, qu'il cherche à les adapter ou à s'en détacher.
Puisque ces deux types de pratiques s'observent déjà mutuellement, autant chercher à clarifier leurs différences mais aussi les raisons de l'intérêt mutuel qu'elles se portent : sont-elles étrangères l'une à l'autre en raison de leur objet, de leurs méthodes, de leurs visées, du cadre dans lequel elles opèrent, et des praticiens qui les exercent ou plus proches qu'elles ne le soupçonnent ? Chaque activité ne gagnerait-elle pas à se penser dans le miroir de la seconde pour mieux se définir ou questionner certaines certitudes ?
DES STATUTS APPAREMMENT DIAMÉTRALEMENT OPPOSÉS
L'enseignement de la philosophie en terminale se présente sous la forme d'une discipline scolaire à laquelle on prépare mentalement le lycéen depuis des années3 : il s'agit du " cours de philosophie ", balisé par un programme et un horaire déterminés et donnant lieu à une épreuve comptant pour l'examen final.
Cet enseignement s'accompagne de contraintes temporelles pour le professeur : celui-ci doit former les élèves en neuf mois, à raison de quelques heures par semaine4 , en leur faisant acquérir un contenu de connaissances et des méthodes appropriées, afin qu'ils soient aptes à réussir convenablement des épreuves dont la nature est imposée et finalise fortement la formation qu'il dispense ; les choix pédagogiques du professeur de terminale sont donc nécessairement accomplis dans l'horizon rapproché du programme à remplir et d'un examen à satisfaire .
Symétriquement le temps dévolu à la philosophie donne lieu à de fortes prescriptions pour l'élève qui, après un premier mois d'enchantement où il peut avoir le sentiment d'entrer ainsi gratuitement dans la libre pensée, est souvent ramené à la réalité des premiers devoirs ; il comprend alors qu'il ne lui suffit pas d'exposer ses pensées mais d'apprendre à penser, l'examen venant sanctionner cette capacité. D'où il en conclut, presque nécessairement, que la philosophie est bien une discipline " comme les autres ".
À l'inverse, la pratique à visée philosophique dépend du seul désir de l'instituteur qui se réserve le droit de définir ses modalités et son contenu dont il n'a institutionnellement aucun compte à rendre. Même si le moment philosophique est institué formellement dans la classe, il ne prend pas la forme d'une discipline évaluée et ne répond à aucun programme ; et bien sûr il ne fait l'objet d'aucune évaluation sommative5. On philosophe à l'école mais pas en cours.
Ce temps est donc vécu librement pour l'élève qui apparemment peut s'adonner tout à loisir au plaisir de penser sans souci des résultats individuels auxquels il devrait aboutir et sans qu'il doive fournir un travail scolaire à cette fin.
Il suffit de relever ces différences fondamentales pour comprendre comment elles peuvent justifier une posture de distance courtoise où chacune de ces pratiques se développe sans réel souci d'être interrogée publiquement par l'autre. Sans doute parce que les enjeux de leur confrontation sont lourds et qu'il est plus prudent de les taire que des les révéler explicitement.
Les pratiques à visée philosophique seraient-elles en effet la réalisation enviable de ce à quoi aspirerait en secret tout professeur de philosophie : éveiller les esprits et penser dans le loisir, l'otium ? Laisser à chacun le temps et le désir de s'approprier et de développer sa propre pensée sans autre exigence que celle dictée par la raison?
La philosophie à l'école primaire travaillerait à la source originelle de la pensée, sans cesse renouvelée par la curiosité enfantine qui ne se lasse pas de poser des questions essentielles ; source vite tarie dès lors que l'enfant grandit et se modèle sur la manière de penser des adultes, empreints de préjugés et préférant les réponses faciles aux questions insolubles6. Le véritable esprit philosophique ne pourrait naître que dans cet espace de gratuité où l'enfant prend conscience de sa propre pensée et s'émerveille devant elle, apprend à estimer celle des autres dans l'insouciance totale du vrai et du faux. En effet, en classe d'éveil à la philosophie, nombre de praticiens adoptent comme postulats que " rien n'est vrai ni faux " et que " toutes les paroles - celles du maître et des élèves - ont une égale valeur et doivent pour cela être respectées ". Cet espace de parole voué au plaisir de penser et de s'exprimer, de produire et de découvrir du sens avec d'autres, préservé de l'intervention d'une parole d'autorité qui viendrait rectifier, apprendre ce qui est juste, délimiter le vrai, ainsi que cela est exigible en histoire ou en orthographe, n'a pas son équivalent en terminale.
Nombre d'enseignants de philosophie déplorent que les élèves soient déjà curieusement installés dans cette attitude passive de non questionnement, d'absence de curiosité (" à quoi bon se poser tant de questions ? Pourquoi ces détours pour en venir à des résultats aussi simples ? "), et d'attente polie de la vérité tombant de la bouche de l'enseignant, sous la forme de connaissances à apprendre et à exposer dans les devoirs sans qu'ils s'émeuvent des enjeux existentiels qu'elles soulèvent. Ces adolescents seraient-ils déjà trop vieux pour philosopher ? À moins que la situation scolaire, les exigences du programme et plus encore l'échéance de l'examen ne placent les jeunes gens, tout comme le professeur, dans une situation de tension, voire de contradiction, qui tendrait presque à faire penser que la philosophie est une discipline impossible au lycée et qu'elle ne peut y tenir ses promesses.
Car si les élèves se réjouissent à l'idée qu'ils vont penser par eux-mêmes, débattre et exposer leurs idées, beaucoup déchantent dès qu'ils comprennent que cela suppose un travail de médiation : penser par soi-même, peut-être, mais par l'intermédiaire d'autres auteurs, cours du professeur, textes de philosophes, thèses diverses dont le premier contact paralyse rapidement toute velléité d'expression spontanée ; penser par soi-même, certes, mais comment faire sans les outils appropriés supposant le lent apprentissage de l'écriture méthodique réglant les exercices de la dissertation et de l'explication de texte ? C'est à ce moment que l'élève s'aperçoit que toute pensée n'a pas forcément droit de cité, qu'elle n'est pas forcément égale à une autre et que celle du professeur a toutes les chances d'être plus vraie car elle est mieux argumentée et construite. Ces exigences philosophiques seraient-elles trop en rupture avec ce que peuvent attendre et produire des élèves de cet âge ? Expliqueraient-elles cette mise en retrait de leur part conduisant à la rédaction de ces fameuses copies désincarnées où, au lieu de s'engager personnellement dans la réflexion, l'élève se réfugie derrière des savoirs au désespoir du professeur qui attend en vain l'expression d'une pensée personnelle mûrie au contact de la culture philosophique ?
Partagés entre l'acceptation fataliste et la révolte, nombre d'élèves ont une relation équivoque avec la philosophie considérée comme une " science compliquée ", ainsi qu'avec le cours lui-même (" c'est intéressant mais on ne débat pas assez et on ne peut pas exprimer son opinion personnelle " est le leitmotiv des bacheliers). De même, les professeurs ont une relation également ambiguë à leur métier et à leur cours, recherchant un difficile équilibre entre l'appel à la spontanéité, et le refus de toute immédiateté, la demande d'une pensée personnelle et l'attente d'une parole déjà instruite.
Les difficultés que rencontre l'enseignement de la philosophie en lycée, jugées plus ou moins alarmantes selon les analyses, sont-elles constitutives de la discipline ou résultent-elles d'une inadéquation didactique, d'un ratage de la pratique de la philosophie qui ne saurait pas créer les conditions nécessaires pour que la philosophie prenne sens aux yeux des élèves et surtout pour qu'ils y réussissent également ? Y aurait-il quelque enseignement à prendre du côté de ce qui se pratique en classes élémentaires ? Une telle hypothèse expliquerait ce regard curieux que jette le professeur de terminale sur les pratiques à visée philosophique.
Mais ce regard peut être également lourd de suspicion : car, si on ne relève pas en primaire les difficultés de l'enseignement en terminale et les tensions qu'il génère, cela ne signifie-t-il pas que les exigences sont moindres ou qu'on n'y pratique pas à proprement parler la philosophie ?
Quelles sont les caractéristiques d'un enseignement philosophique de terminale ? Elles sont clairement énoncées dans la présentation ministérielle de celui-ci : " favoriser l'accès de chaque élève à l'exercice réfléchi du jugement, et lui offrir une culture philosophique initiale ", développer une conscience critique du monde contemporain en lui donnant les moyens de penser les grands problèmes de la condition humaine. Il s'agit également de " développer le goût des notions exactes, l'aptitude à l'analyse ". Il est très clairement précisé que les deux premiers objectifs sont substantiellement liés : " c'est dans l'apprentissage d'une culture que se forme le jugement de l'élève ". Donc cet enseignement constitue à la fois l'apprentissage d'un contenu et des méthodes dont certaines bases ont été jetées les années précédentes.
Ce souci de former le jugement en l'éclairant par une culture philosophique constitue sans doute la pierre de touche qui peut servir à distinguer foncièrement les deux types de pratiques du philosopher : d'une part l'enseignement de la philosophie suppose une matière première, un matériau étranger auquel l'élève est confronté, qu'il s'agisse de thèses présentées oralement, ou de textes qu'il découvre à la lecture. La culture ne peut être l'objet d'une découverte spontanée ou d'une seule réminiscence. D'autre part, la production de jugements suppose que l'on établisse une distinction entre le vrai et le faux, le juste et l'injuste.
L'intervention d'un garant du savoir (culture philosophique) et du raisonnement vrai en la personne du professeur suffit à donner à ce dernier un statut et un rôle qu'il n'a généralement pas en primaire où il se porte seulement garant du bon déroulement de l'activité philosophique mais non de l'acquisition de connaissances et de distinctions qui devront être validées.
Délivré de l'exigence de vérité et du souci de confronter le jeune esprit à une culture qu'il doit acquérir, l'enseignement de la philosophie en primaire ne se trouve-t-il pas libéré de ce qui en constitue en terminale tout à la fois le poids et le fardeau ? Mais en même temps, quelle valeur philosophique reconnaître à une telle initiation ? Mérite-t-elle d'ailleurs d'endosser le qualificatif de pratique " à visée philosophique " ? En effet n'offre-t-elle pas aux enfants une image erronée de la philosophie pratiquée en dehors de toute discipline suffisante de la pensée ? Les prépare-t-on modestement à un premier travail de réflexion afin qu'ils deviennent des élèves éveillés capables de tirer davantage de profit de leur futurs cours parce qu'ils auront déjà été sensibilisés au travail de la pensée, ou bien n'est-ce pas une tout autre initiation qui est visée dans ces pratiques et qui, quoique respectable, n'aurait pas grand-chose à voir avec le philosophique ? N'y aurait-il pas maldonne à faire entendre aux enfants qu'ils s'initient au philosophique alors qu'ils prennent simplement conscience qu'ils sont des sujets pensants ou de futurs citoyens ?
En effet en primaire ce qui est appelé " pratique philosophique " désigne un moment régulé d'expression de la parole où il est essentiel que chacun puisse librement exprimer ce qu'il pense sans être immédiatement jugé sur sa manière de formuler son idée ni sur le contenu de celle-ci ; il importe que chacun puisse se reconnaître capable d'émettre une pensée propre au même titre que les autres, et que par conséquent se forme une communauté de pensée où tous se découvrent sujets pensants, dignes d'être écoutés. Telle est la base commune. Or il reste à savoir s'il s'agit d'une condition suffisante pour entrer dans le philosophique. Vraisemblablement non : qu'il ne puisse exister aucune production philosophique sans expression libre de la pensée ne signifie pas que toute expression libre soit philosophique. Qu'une pensée s'efforce de rendre compte d'elle-même, s'arrête à l'utilisation des mots employés, cherche le mot juste et s'efforce de produire des distinctions conceptuelles, n'est-ce pas ce qu'on aurait raison d'appeler la philosophie ?
On pourrait donc en conclure qu'il s'agit souvent davantage en primaire de viser l'éveil au bonheur de la pensée, la construction identitaire, un développement de la socialisation, une prise de conscience de l'espace nécessaire de parole que constitue toute démocratie et les obligations éthiques qui en découlent , ce qui est déjà énorme mais ne légitime pas pour autant que ce travail ait valeur philosophique.
Ces clarifications pourraient paraître suffisantes si les pratiques effectives de la philosophie en terminale et en primaire n'étaient pas traversées par des contradictions laissant présager que chaque praticien n'est peut-être pas installé dans une position immuable, ne sait pas forcément ce qu'il vise exactement et, quand bien même il le saurait, n'a peut-être pas les moyens d'y parvenir.
DE PART ET D'AUTRE, DES INCERTITUDES ET DES INTERROGATIONS FÉCONDES
En effet, ce qui doit nous amener à nuancer le travail de distinction opéré, c'est qu'on a souvent affaire en primaire comme en terminale à des accentuations plutôt qu'à des choix clairs et prédéfinis qui se réaliseraient sans difficulté. Les analyses et les pratiques diffèrent et l'accent n'est pas mis sur les mêmes impératifs selon les professeurs et suivant également la configuration des classes et le travail qui peut s'y accomplir ; la définition du cours de philosophie et des pratiques à visée philosophique sont loin d'être monolithiques et font l'objet de discussion à l'un et l'autre niveau.
Les théoriciens des pratiques à visée philosophique commencent à opérer une typologie visant à classifier les pratiques selon qu'elles sont plus ou moins directives, qu'elles tendent à un questionnement plus ou moins pointu, que le souci de conceptualisation et de dialectisation s'y manifeste plus ou moins ; selon également la part accordée aux médiations (présence de l'écrit, support-texte), et aux médiateurs (intervenants extérieurs, reformulateurs).
Un panel analogue pourrait être effectué chez les enseignants de classe terminale. Les facteurs de variation seraient les suivants : rôle dévolu à la parole du professeur, modalités des sollicitations des élèves, répartition de la parole, mais aussi choix des exercices proposés à l'écrit, individuels ou collectifs, place accordée à l'introduction des textes d'auteurs philosophiques, au développement d'une culture philosophique, latitude prise par rapport à la lettre du programme... autant de moyens dont les professeurs se saisissent différemment et qui, noués entre eux, façonnent les styles de leur enseignement, dans lesquels se jouent non seulement des différences de pédagogies mais des manières distinctes de vivre le rapport à la philosophie et au métier.
Sont alors mis en tension ici des postulats anthropologiques et intellectuels qui ne remettent pas foncièrement en cause la nature du philosopher mais différencient nettement le type de pédagogie institué, interdisant tout stéréotype de modèles invariants.
Ainsi, si l'objectif de l'AGSAS semble avant tout de permettre à l'enfant de se reconnaître comme sujet pensant et d'éveiller la curiosité à la vie réflexive, il serait cependant caricatural de l'opposer à des pratiques qui ont le souci plus explicite de la formation du jugement par une méthode plus directive, telle celle des entretiens guidés d' O. Brenifier. Si la méthode d'un J. Lévine est certes aux antipodes de celle-ci, la fin visée n'est pourtant pas si éloignée, à ceci près qu'il postule que le développement du jugement et l'exigence de vérité naissent naturellement de cette confrontation ou juxtaposition de points de vue et du travail intérieur par lequel l'enfant construit sa pensée. De tels débats se rencontrent évidemment chez les professeurs de philosophie ; par exemple, penser que l'opinion est l'autre du concept est différent de l'affirmation selon laquelle il en est un aspect ; l'une induit plutôt une pédagogie de la rupture, l'autre un travail sur les représentations. Mais il n'est pas rare que le même professeur use à tour de rôle de l'une et de l'autre.
Plus révélatrices encore, les hésitations des professeurs à définir leur métier ; là encore l'unanimité n'est pas de mise et les pratiques effectives révèlent plus de complexité et d'ambiguïté que les discours de leurs auteurs n'en laissent paraître. Transmettre un patrimoine culturel, aider à la construction identitaire par l'outil réflexif, faire émerger le sens que les hommes ont donné au monde, apprendre à penser conceptuellement, former le jugement éthique et proposer des valeurs... À y regarder de plus près les objectifs prescrits sont nombreux et sont hiérarchisés différemment dans leur pratique par les professeurs ; beaucoup estiment qu'ils sont conflictuels, ce qui les contraint à endosser, dans l'exercice effectif de leur métier, des rôles différents.
Ces tensions, souvent cachées, surgissent parfois inopinément ; ce fut le cas à l'occasion de l'introduction de l'ECJS (éducation civique, juridique et sociale) qui, initialement, devait être confiée en classe de première aux professeurs de philosophie. Ce projet a suscité des controverses mais il a également permis de mettre en question explicitement les rôles du professeur de philosophie.
Le débat autour de la philosophie à l'école primaire présente également l'intérêt de mettre les difficultés à plat et d'en discuter de façon assez libre alors que les professeurs de terminale vivent ce conflit de façon solitaire et souvent honteuse.
Ainsi il révèle des incertitudes quant à la mission et la finalité exacte de l'enseignement philosophique : comment avouer qu'en terminale on n'est pas toujours sûr de faire de la philosophie, qu'on se sente parfois plus animateur de débats à visée philosophique ou encore éducateur à la citoyenneté, sans avoir le sentiment pénible d'en rabattre avec les exigences de la philosophie ? Et, comble du paradoxe, comment avouer qu'à ces occasions on se sente néanmoins au coeur des exigences philosophiques ? La comparaison entre les deux types de pratiques permet donc de s'interroger sans détour sur la nature de l'enseignement philosophique ; faut-il lui attribuer une définition suffisamment souple et admettre que des visées distinctes coexistent nécessairement en lui et que l'objet de l'enseignement n'est pas unifié ? Ou bien doit-on chercher à produire des distinctions et introduire des frontières claires entre le pré-philosophique et le philosophique ? Dans ce cas, le degré minimal d'honnêteté suppose que ce travail n'oppose pas formellement l'une et l'autre pratiques, mais éclaircisse précisément ce qui se réalise dans les deux.
Cette comparaison autorise aussi une réflexion sur la place occupée par le cours de philosophie dans le cursus scolaire ; n'est-il pas nécessaire que des préalables à la philosophie soient posés en amont ? Toutes sortes de conditions ne sont-elles pas requises pour entrer vraiment en philosophie ? Un travail de mise en confiance, une découverte de ses potentialités de pensée, un apprentissage du penser avec l'autre, car la philosophie ne s'exerce pas forcément à brûle-pourpoint. Comment prendre en charge ce travail ? Incombe-t-il nécessairement au professeur de philosophie ? Celui-ci doit-il ménager dans le cadre de son cours des séquences dévolues à ces effets ? Si toute formation auprès d'élèves, toute prétention à développer une pensée suppose qu'on prenne en compte la personnalité de l'élève et qu'on l'encourage à l'expression de soi, ne faut-il pas introduire, y compris l'année de terminale, des travaux écrits ou d'expression orale à visée non directement philosophique et qui ne soient pas forcément évalués ? Si on veut bien reconnaître dans ce travail une des bases du projet éducatif, pourrait-il être pris en charge en interdisciplinarité ?
En confrontant cours de philosophie en terminale et en primaire, on mesure à quels points les objectifs philosophiques visés par la classe de philosophie sont pluriels et expliquent cette position d'équilibriste du professeur qui doit à la fois former le jugement, préparer à un examen, tout cela dans un cadre humain exposé au conflit et qui suscite des interventions d'un tout autre ordre. Ce constat n'autorise-t-il pas à concevoir une progressivité dans l'apprentissage du philosophique qui devrait être prise en charge institutionnellement ? Dans ce cas se pose le droit à la reconnaissance d'un enseignement philosophique à l'école primaire dont la finalité serait l'exercice du jugement de l'enfant. L'inscription de la pratique à visée philosophique dans le cadre d'un cursus général, loin d'être stérilisante, remettrait peut-être en cause certaines réticences relatives au jeune âge des enfants. Par exemple, est-il certain que l'exigence dialectique ne soit recevable que pour des esprits déjà formés, capables de tolérer la récusation ou d'accéder à la contradiction interne (maïeutique socratique) ? La tolérance à la récusation n'est peut-être pas plus facile à 18 ans qu'à 6 ans. Faire saisir à un enfant une erreur dans son propre raisonnement ou l'invalidité de sa démonstration est une épreuve moins intellectuelle que psychologique car s'y jouent des valeurs et des données personnelles qui n'ont pas grand-chose à voir avec la vérité ; cette difficulté à admettre ses torts provient-elle alors d'un manque de mise en confiance effectué dès l'âge le plus précoce ? Les enfants initiés aux pratiques à visée philosophique seront-ils alors psychologiquement plus solides ? Ou bien cette résistance est-elle le propre de l'opinion et des passions comme l'explique Socrate ; ou bien provient-elle encore d'un défaut méthodologique : la violence faite à l'entendement n'étant décidément pas la bonne méthode pour faire aimer la philosophie et donner le désir d'accéder au vrai ?
Par ailleurs la dimension expérimentale des pratiques à l'école primaire stimule la recherche pédagogique et propose des méthodes d'enseignement, sans doute en partie transférables à la philosophie en terminale.
En terminale la philosophie apparaît comme un horizon certes désirable mais difficilement accessible en raison de la confrontation à une culture difficile. Retrouver les grands problèmes philosophiques à travers un échange plus libre et maintenir à une certaine distance la culture livresque est la voie médiane choisie par beaucoup de professeurs. À cet égard, les propositions de débat réglé méritent attention ; au-delà, l'apprentissage ou le ré-apprentissage de la spontanéité suppose peut-être aussi une réflexion sur les pratiques du primaire. Parce qu'elles mettent en oeuvre des moyens d'accès aisés, elles se rapprochent sans doute plus de l'élémentaire ; non pas que le simple et l'élémentaire se confondent, mais dans certains cas, l'un peut être la condition de l'autre. Symétriquement les difficultés de leur métier, mais aussi les analyses de leurs pratiques ont depuis longtemps déjà conduit les professeurs de terminale à inventer des nouvelles pratiques qui rompent avec l'image traditionnelle d'un enseignement s'incarnant et s'épanouissant dans le seul cours magistral7. Nombre d'analyses produites par les enseignants en école primaire recoupent les conclusions auxquelles sont déjà parvenus des professeurs de philosophie du secondaire et une meilleure connaissance réciproque mettrait à jour la communauté de leurs préoccupations et de leurs propositions en matière de pédagogie. Cette réunion des volontés et une réelle confrontation des pratiques auraient pour effet bénéfique de révéler que l'enseignement en terminale est également en plein ressourcement, que les recherches y sont nombreuses et que l'inventivité des professeurs de philosophie est freinée en raison de causes accidentelles (enseignement réduit à une seule année, poids du programme, perspective de l'examen), mais non en vertu d'une conception figée de ce que doit être un cours de philosophie. Cette nécessité de mise en commun a commencé à se faire entendre à l'occasion des colloques relatifs aux nouvelles pratiques philosophiques organisés ces dernières années8.
Si la philosophie pour enfants apparaît plus vivifiante que les cours de philosophie pour les adolescents, on peut en attribuer la responsabilité aux contraintes dues aux ambitions réellement multiples qui pèsent sur l'enseignement en terminale. Il serait temps de réviser la durée et les modalités de formation des enfants tout au long de leur scolarité afin de mieux se donner les moyens d'atteindre ces objectifs. On éviterait alors de charger l'année de terminale d'un poids difficilement soutenable, ce qui conduit au découragement ou à la frustration des élèves et des professeurs. En ce sens, les expériences des pratiques à l'école primaire ont le mérite de rendre publique toute une série d'interrogations et de faire entrevoir d'autres possibilités. Si présentement on est surtout frappé par les différences qui séparent ces deux formations, de fortes raisons inclinent à penser qu'elles sont en partie dues à des raisons institutionnelles ; en tout cas il est certain que des interrogations similaires s'élèvent de part et d'autre et que seul un travail en commun pourra permettre d'éclaircir les difficultés qui ne manquent pas de surgir dès lors qu'on entreprend de définir le philosophique et de s'interroger sur le rôle de la formation philosophique des élèves. Accepter cette confrontation est un pari sur le développement de l'enseignement de la philosophie. Il suppose que chacune des deux parties en présence ne préserve pas jalousement son pré-carré mais accepte aussi de s'inscrire dans la cohérence d'une formation. Le statut quo serait d'autant plus dommageable que se présente ici l'opportunité de jeter les bases nouvelles d'une formation philosophique en son ensemble au lieu d'opérer des réajustements à chaque niveau9. L'intérêt que suscitent aujourd'hui les échanges sur l'enseignement de la philosophie laisse présager que d'ores et déjà nombre d'enseignants sont prêts à s'engager dans cette tâche.
(1) Intitulé du colloque de mai 2002 à Rennes : les nouvelles pratiques philosophiques.
(2) cf. rapport du colloque 2002 : les activités à visée philosophique en classe : l'émergence d'un genre ? (documents, actes et rapports pour l'éducation, CRDP de Bretagne, mars 2003) ; lire en particulier la contribution de Gérard Auguet : La discussion à visée philosophique : " généthique d'un genre ".
(3) Il est peut-être utile de rappeler que cet enseignement est dorénavant obligatoire dans toutes les sections à raison d'un minimum de deux heures par semaine durant un an et qu'il est évalué par une épreuve écrite au bac et par un éventuel oral de rattrapage.
(4) Au minimum deux (séries technologiques, au maximum huit, série littéraire).
(5) Une réflexion s'est engagée sur la question de l'évaluation mais dans une perspective qui reste à dominante formative. cf. article de Sylvain Connac L'évaluation des pratiques à visée philosophique avec les enfants " in Les activités à visée philosophique en classe. CRDP de Bretagne
(6) Karl Jaspers, Introduction à la philosophie,chap.1, p7-9 ed.Plon, coll. 10-18 , trad : J . Hersch. " Un signe admirable du fait que l'être humain trouve en soi la source de la réflexion philosophique , ce sont les questions des enfants. On entend souvent dans leur bouche des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques ;(...)Tout se passe comme si, avec les années, nous entrions dans la prison des conventions et des opinions courantes, des dissimulations et des préjugés, perdant du même coup la spontanéité de l'enfant, réceptif à tout ce que lui apporte la vie qui se renouvelle pour lui à tout instant ; il sent, il voit, il interroge, puis tout cela lui échappe bientôt . "
(7) Voir tout particulièrement les apports du secteur philosophie du Groupe Français d'Education Nouvelle et sa revue Pratiques de la philosophie. On lira également les travaux de Michel Tozzi , ainsi que les ouvrages collectifs dont il a assuré la coordination (titres disponibles au CRDP de Montpellier).
(8) Colloques de Rennes, mai 2002 et de Nanterre, juin 2003.
(9) Les difficultés rencontrées durant trois ans pour élaborer un nouveau programme sont peut-être symptomatiques de cette nécessité de rechercher de nouveaux fondements à l'enseignement de la philosophie.