Les témoignages de certains participants au dernier café-philo m'ont posé question : ils exprimaient une difficulté à parler, confirmée d'ailleurs par le nombre d'intervenants : 9 sur 40 présents. Certaines interventions sont jugées " de niveau élevé ", " très abstraites ", " trop théoriques " ou parfois " trop longues " ; elles auraient un effet " inhibiteur " et rendraient difficile un simple témoignage à partir de sa propre expérience, et en tout cas de partir de soi et de sa propre pensée. Sans vouloir dramatiser ce genre de réactions, elles méritent cependant qu'on y prête attention au moins pour deux raisons :
- La première est solidaire de notre souci de démocratie. Le but du café philo n'est pas l'exposition de discours savants ou prétendus tels sur un sujet par quelques uns, mais l'articulation d'une réflexion où chacun doit pouvoir participer et " se retrouver " dans ce qui s'élabore ici et maintenant. Si le droit à la parole n'est pas exercé par un nombre important de participants, cela peut vite poser problème...
- La deuxième, peut-être plus fondamentale, est d'ordre philosophique : la philosophie est inséparable de la vie des hommes, elle-même tributaire d'une histoire, d'une époque, d'une société données... Elle peut sans doute, à partir de ce point de vue particulier, s'émanciper d'une certaine contingence et prétendre accéder à quelque chose de l'ordre de l'universel, mais elle ne peut pas faire l'économie de cet enracinement et de cette source de sens qu'est l'expérience humaine, c'est-à-dire l'expérience propre à chacun en tant qu'humain ; non pas nécessairement ce qui constitue l'intimité du vécu de chacun, mais surtout ce qui risque de témoigner de l'existence humaine en tant que telle : l'individualité, ou le singulier, comme trait d'union entre le particulier et l'universel. Si nous n'allons pas puiser à cette source commune, à partir de quoi pouvons-nous penser ?
Cela ne signifie pas bien sûr que nous ne puissions pas à bon droit alimenter, nourrir notre pensée de toutes celles qui l'ont précédée : nous ne réinventons pas le monde à chaque seconde. Mais sans ce commencement et ce cheminement, ne risque-t-on pas d'assister à une suite de " savoirs " plus ou moins désincarnés (voire tout à fait morts), faute de faire le lien entre ceux-ci et les " pourquoi fondamentaux de l'existence ", c'est-à-dire les questions essentielles que nous nous posons lorsque nous interrogeons notre vie. Il y a peut-être là un point de départ, d'ancrage indépassable. Il est donc important que ces paroles au plus près de l'expérience de chacun puissent se faire entendre dans un café-philo, non seulement parce que chacun doit pouvoir exprimer ses idées quelle que soit sa culture philosophique sur le sujet, mais aussi pour une raison qui tient à la nature même de l'activité philosophique : pour qu'une pensée puisse prendre " corps " et sens, elle doit se nourrir de ce qui fait le tissu quotidien de l'expérience de chacun. Cette affirmation, si elle est fondée, peut permettre un éclairage particulier sur le problème de l'opinion en philosophie : celle-ci doit certes être l'objet d'une mise en question, mais n'en constitue-t-elle pas moins un élément indispensable à l'essor de la réflexion philosophique, comme premier " matériau " de pensée et comme première " réflexion ", au sens optique, de l'expérience humaine ?
N'est-ce pas d'ailleurs le destin du philosophe d'être sans cesse tiraillé entre cette réalité vivante de la vie de tous les jours, avec toutes ses limites et toutes ses imperfections, et le monde de l'idéal, idéal théorique (au sens de la connaissance) aussi bien que pratique (au sens de la morale de l'action). C'est à condition de tenir en permanence ces deux bouts, de tenter des liens et des " va-et-vient " entre ces deux mondes qu'il accomplit sa véritable tâche de philosophe . Les dialogues de Socrate en sont une illustration vivante. En utilisant un langage psychologique, nous pourrions dire que le café philo doit veiller à l'utilisation équilibrée et complémentaire de ces deux " portes d'entrée " que sont celle de la discursivité d'une part, celle de l'éprouvé d'autre part, qu'il s'agisse d'une même intervention ou d'interventions différentes. Par ailleurs, les deux sources ou ancrages possibles et souhaitables dans l'exercice d'une pensée dont la vocation est philosophique ne sont-elles pas de façon indissociable celle de l'expérience subjective et celle des " oeuvres " ? L'enjeu du café philo n'est-il pas souvent dans la possibilité de cette réaction chimique - qu'on appelle un précipité ? - due à la rencontre de l'un et de l'autre ?