Revue

Des discussions à visée philosophique dans les classes coopératives en réseau d'éducation prioritaire

Présentation au colloque national de l'innovation (La Grande-Motte, avril 2002)

Depuis mes premières expériences éducatives, l'enfant m'est apparu comme une personne capable d'authenticité et susceptible de grandir d'autant plus vite que ses engagements étaient suscités et valorisés par les adultes responsables. Toute posture manifestant l'omnipotence de l'éducateur n'est à mon sens que la manifestation de sa propre peur de créer de l'échange, et la plus sécurisante des positions pour asseoir sa supériorité.

Dans la dynamique de mise en place d'une pédagogie visant la coopération entre enfants, il apparaît complémentaire de leur proposer des moments où le questionnement ne trouve pas son aboutissement par la sanction d'un vote. Comme philosopher est l'art du doute, il paraissait intéressant d'en susciter la référence afin qu'émergent la relativité des opinions et le désir de vérité. S'engager à penser de manière philosophique devient donc un moment fort d'entraide entre des individus qui participent à une recherche sur leur condition humaine. Le fait de s'attacher à l'énigme de la vie conduit d'une part à ce qu'un rapprochement apparaisse et d'autre part à ce que les investissements de chacun puissent servir à l'enrichissement de tous. La pensée se construisant dans l'altérité, sa médiation devenait le meilleur des outils pédagogiques. Le philosopher s'est alors proposé comme un vecteur propice à l'épanouissement individuel.

Ce texte présente un dispositif pédagogique. Afin d'en faciliter la compréhension, certains outils seront illustrés de documents de classe ou de productions d'élèves, encadrés ci-dessous. Ce jour-là, le thème était l'allégorie de la caverne de Platon, " traduite " pour mes élèves.

Le dispositif mis en place chaque semaine dans nos classes de cycle III (CE2 - CM1 - CM2) s'inscrit dans une démarche pédagogique coopérative (pédagogies Freinet et institutionnelle), dont les intentions sont de considérer l'élève comme une personne, et de lui permettre d'apprendre par l'entraide, qu'il soit expert ou en demande. Le déroulement des séquences à visée philosophique peut être considéré comme la résultante d'une combinaison des protocoles d'Alain DELSOL, Jacques LÉVINE et Matthew LIPMAN1, en lien avec l'ensemble des lieux de parole qui guident une semaine de classe coopérative : conseil, quoi de neuf ?, bilan météo, choix de textes, etc. Cela signifie qu'avant de s'engager dans une discussion, les enfants en ont déjà testé les règles de fonctionnement lors d'autres moments de vie de la classe.

Voici comment se déroulent ces séances. Le dispositif de référence s'appuie sur une articulation entre l'écrit et l'oral, un équilibre entre les interactions sociales et le possible investissement des enfants les plus en retrait, et le recours à une récurrence des situations garantissant des prises de repères puis des engagements authentiques.

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Dans un premier temps, les enfants choisissent en conseil de coopérative le thème des discussions parmi des propositions émanant de la vie de tous les jours, de l'actualité ou de préoccupations diverses. Lorsqu'aucun thème n'est apporté par les enfants, le conseil se réfère à une liste de sujets supports à des échanges.

Une fois le thème élu, chacun est amené à exprimer par écrit ses représentations initiales, la consigne étant : " Écris tout ce que tu as envie de dire sur ce thème. " Aucune autre consigne n'est donnée, un enfant qui n'a rien à dire n'est pas contraint à l'écriture. Ensuite, les enfants étudient un texte philosophique relatif au sujet choisi. Ce texte est présenté afin de donner un fondement à la discussion, puis pour en faire un tremplin pour les engagements à venir. Il est extrait de la littérature philosophique pour enfants2, ou d'un passage philosophiquement reconnu puis adapté pour être accessible aux élèves.

Deux groupes fixes de niveau étant constitués, les deux séances suivantes tendent à ce qu'un groupe discute tandis que les membres de l'autre groupe observent ou occupent une responsabilité puis inversement. En début d'année, les enfants se sont répartis des fonctions comme celles de président de séance, de reformulateur, de journaliste, scribe, etc. Le métier de scribe consiste à noter au tableau les questions soulevées, les arguments qui y sont apportés et les conceptualisations émises.

Chaque discussion est en effet guidée par le triptyque des exigences intellectuelles du philosopher (Michel TOZZI)3. Pour nous, conceptualiser, c'est rechercher ou donner une définition aux principaux mots que l'on emploie ; problématiser, c'est poser ou se poser des questions ; et argumenter c'est rechercher le pourquoi de ce que l'on entend et de ce que l'on dit ou donner les raisons de son désaccord. Les observateurs relèvent les argumentations, les problématisations et les conceptualisations. Ils formulent des conseils pour les prochaines séances.

Exemples de problématisations

Khadija : Moi je veux dire si lui il a réussi à se libérer il pouvait libérer les autres + Pourquoi tu dis qu'il a pas pu ?

Hayat : Caverne pour répondre à Chris c'est comme une grotte. Et je voulais poser une question moi aussi pourquoi l'homme qui s'est libéré pourquoi il est pas resté avec ses amis pourquoi puisqu'ils étaient depuis l'enfance avec lui ?

Exemple de conceptualisations :

Adil : Moi je veux dire est ce qu'on pourrait donner maintenant la définition d'un mythe ? Qu'est ce que c'est ?

Exemples d'argumentations :

Sylvain : Je veux dire qu'en fait la moralité c'est pour dire qu'en fait les hommes ils sont bêtes parce qu'ils ont préféré rester dans la grotte alors au moins essayer de découvrir la vérité. Ils auraient dû au moins demander pour aller voir parce qu'on sait jamais peut être qu'il disait la vérité puisqu'eux ils savent pas mais ils peuvent penser qu'il dit la vérité donc on peut penser qu'ils sont assez bêtes puisqu'ils auraient pu au moins aller voir. C'est peut être ça la moralité de l'histoire.

Jérémy : Moi je veux dire mais s'il serait resté avec ses copains et bien il se serait ennuyé il aurait rien fait il aurait discuté il l'aurait pas cru il aurait du rester dans son coin tout seul

Afin d'aider les enfants à la maîtrise de la combinaison de ces exigences intellectuelles, et en cohérence avec les outils d'une classe coopérative, les élèves ont à leur disposition une " ceinture de philosophe "4. Il s'agit d'une grille de critères indiquant des niveaux d'acquisition en matière de pensée réflexive. Plus un enfant manifeste un degré de maîtrise élevé, plus il obtient une couleur de ceinture foncée. Il devient alors une personne référente pour toutes celles qui n'ont pas encore la même couleur de ceinture. Inversement, plus un enfant est " petit ", plus claire sera sa ceinture et moins grandes seront les exigences qui lui seront demandées. Il a de plus la possibilité de s'appuyer sur une aide apportée par des copains ou des copines reconnus plus confirmés.

Ainsi, deux discussions se déroulent. Elles sont guidées par un président qui, à l'aide de maîtres-mots, se réfère à la progression suivante :

Tableau de progression de la discussion

Durée Activité
5' 0 - Installation des discutants et des observateurs.
1 - ouverture de la discussion par le président.
2 - Désignation des reformulateurs et du synthétiseur (en fonction des ceintures de philosophe).
3 - Enoncé des règles de fonctionnement.
4 - Présentation du thème par l'animateur.
20' 5 - Succession des prises de paroles avec interventions éventuelles des reformulateurs et du synthétiseur ( sur demande de l'animateur)
5' 6 - "Dernière intervention" cinq minutes avant la fin : ceux qui souhaitent exprimer une dernière idée prennent la parole.
7 - Synthèse du synthétiseur.
8 - Désignation du prochain président et du prochain animateur ( en fonction des ceintures de philosophe).
9 - Fermeture de la discussion.
10' 10 - Prise de parole de chaque discutant.
11 - Prise de parole de chaque observateur.
12 - Echanges.

La séquence se termine par la reprise des représentations individuelles, sous forme une nouvelle fois de passage à l'écrit, avec la même consigne. L'écart entre les représentations initiales et terminales donne à l'enseignant et aux élèves des indications sur les apprentissages effectués, la modification des avis et le niveau de maîtrise des exigences du philosopher.

Chaque élève dispose d'un cahier de philosophe sur lequel résident les documents utiles aux activités ainsi que tous les textes, traces de son histoire philosophique. Ainsi, nous y trouvons les fiches d'observation, l'ensemble des métiers employés pour les discussions, les grilles de maîtres-mots, les fiches-bilan pour le passage des ceintures de philosophe, les divers textes philosophiques utilisés lors de la phase d'approfondissement des thèmes étudiés et les écrits des élèves relatifs à leurs représentations. Ces textes ne sont ni corrigés ni exploités, sauf lorsqu'on s'intéresse au chemin parcouru et aux évolutions de la pensée de l'enfant. Ils sont collectionnés par l'intermédiaire du cahier et lus par l'adulte de la classe.

Le mythe de la caverne

Un mythe est une histoire imaginaire qui permet d'apprendre sur les Hommes et la Vie.

Ce mythe commence dans une grotte. Plusieurs hommes s'y trouvent. Ils sont assis contre un mur et y sont enchaînés. Ils tournent le dos à l'ouverture et ne peuvent voir la lumière qu'en regardant son reflet sur les parois de la caverne. Ces hommes se trouvent dans cette position depuis leur enfance et ils n'ont rien connu d'autre. Personne n'est venu les rencontrer, personne ne leur a expliqué comment c'était dehors.

Pour eux, la vérité, ce sont les ombres qu'ils aperçoivent sur les murs. Ils pensent que lorsqu'ils voient l'ombre d'un animal qui passe devant la grotte, cette ombre est le vrai animal.

Un jour, un homme est forcé à se libérer. Malgré sa grande peur, il décide de sortir de la caverne pour découvrir ce qu'il y a à l'extérieur.

Ses yeux lui font d'abord très mal parce que le soleil l'éblouit mais peu à peu il commence à s'y habituer. Au bout d'un moment, il distingue les formes, puis les détails de ces formes et enfin les couleurs. Quand un lion passe près de lui, il le reconnaît à sa taille mais voit aussi la couleur de sa crinière, le tranchant de ses dents et arrive même à toucher la douceur de son poil.

Après avoir passé plusieurs heures à observer les moindres détails de ce nouveau monde, il pense que ses amis enchaînés ont eux aussi le droit de savoir. Il les rejoint et leur raconte tout : les arbres, les animaux, le vent, les couleurs, le soleil. Il leur explique même que ce qu'ils ont cru depuis toujours n'est pas la vérité mais une simple ombre de la vérité.

Malheureusement pour lui, personne ne veut le croire : tous ses copains pensent qu'il raconte n'importe quoi, qu'il devient fou. Certains proposent même de le tuer.

D'après un texte de Platon (400 avant JC) dans le livre " La République ".

Fatima, sur le mythe de la caverne :

Premier texte : Ce que j'ai compris dans ce texte, c'est que c'est une histoire imaginaire et que c'est pour apprendre des tas de choses. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est comment il est arrivé à se libérer de ses chaînes. Une question : depuis leur enfance, ils sont restés sans manger et sans boire c'est possible ? Mais cette personne qui s'est libérée a vraiment eu beaucoup de chance. Il devait avoir beaucoup de force pour pouvoir se libérer de ses chaînes. J'espère que j'en saurai plus les prochaines discussions.

Second texte : Ce que j'ai appris pendant ces deux longues discussions c'est que cette histoire est un mythe. Elle nous apprend des choses sur la vie des hommes. J'ai pensé que l'homme avait raison de quitter ses amis. Comment ça se fait qu'il est arrivé à toucher le tranchant du lion ? Comment ses amis auraient pu le tuer ? Ils sont attachés. J'espère que la prochaine discussion sera encore plus passionnante.

À travers ces moments à visée philosophique, plusieurs intentions éducatives sont promues. Elles sont au nombre de quatre et ne se veulent pas prépondérantes entres elles. La fréquence des situations d'exercice du philosopher conduit chaque élève à en retirer ce à quoi il est prêt.

Développer les aptitudes à une forme de vie citoyenne-démocrate

- Se construire une pensée personnelle ;

- Être capable d'entrer dans un débat : acceptation des règles du débat démocratique, expression des avis personnels, écoute et enrichissement dans l'altérité ;

- Analyser et critiquer des avis dominants ;

- Prendre en charge des responsabilités du débat (présidence, reformulation...).

Évoluer dans la maîtrise langagière du débat

- Prendre la parole en public ;

- Exprimer une opinion ;

- Argumenter un point de vue ;

- Reformuler ;

- Synthétiser.

Développer la reconnaissance et l'affirmation de soi

- Occuper une place sociale dans son groupe d'appartenance ;

- Affiner sa pensée singulière par l'affrontement entre pairs ;

- Permettre un lieu d'écoute au questionnement naturel de l'enfant ;

- S'investir dans des activités où la réussite est toujours possible.

Promouvoir le philosopher et la posture philosophique

- Combiner l'argumentation, la problématisation et la conceptualisation ;

- Prendre conscience de la pluralité des vérités, douter et rechercher ce qui peut universellement caractériser l'humain.

Témoin d'une expérience de quelques années, certaines évolutions sont observables chez les enfants qui se sont inscrits dans ces activités. Ces effets sont de trois ordres.

- Le premier tend à considérer le doute comme un outil d'analyse du vivant. À plusieurs reprises et dans divers domaines, ce geste mental devient un réflexe de pensée. Au fil des mois, de moins en moins de vérités sont acceptées et la recherche des fondements devient le principal vecteur d'investigation.

- Le deuxième effet se situe dans la considération de ces moments philosophiques comme des lieux de réussite individuelle où les plus faibles dans les grandes disciplines de la classe trouvent souvent une place et où les défauts de participation sont très rarement durables.

- Enfin, ces activités sur le penser favorisent fortement une rencontre non-violente entre enfants qui auraient difficilement pu échanger naturellement sans conflit. Lors des discussions, chacun a le droit d'affirmer un avis, quitte à ce qu'il soit en contradiction avec celui d'un pair. Ce droit ne peut s'exercer que dans la parole, étant donné qu'aucune pression ne peut faire prévaloir une vision du monde sur une autre. En philosophie, l'usage de la raison domine sur la prévalence des passions.

Nous restons toutefois encore incertain du devenir de ces pratiques, parce qu'elles demeurent innovantes, parce que rares sont les analyses-bilans sur lesquelles nous pouvons nous appuyer, et parce que diverses questions restent non résolues, dont celles-ci :

- Comment promouvoir de manière optimale ces pratiques auprès du corps enseignant ?

- Dans cet élan de dynamisme pédagogique, quelle place aux professeurs de philosophie ?

- L'intérêt soudain des enseignants pour ces pratiques philosophiques est-il plutôt d'ordre éducatif ou d'ordre disciplinaire ? Le recours à la philosophie se fait-il dans un but de pacification ou dans une visée d'efficience des apprentissages ?

- Comment fédérer une équipe d'enseignants autour d'un projet partagé sans tomber dans la dérive du prosélytisme pédagogique ?

La classe coopérative est un excellent moyen à partir duquel les authenticités citoyennes sont suscitées. Le caractère philosophique de ces moments de parole vise à compléter l'impact éducatif de la démarche pédagogique globale basée sur l'entraide et l'exercice des libertés, entre autre en développant la conscience de soi dans l'appartenance sociale.


(1) http://pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib13.htm

(2) http://pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib04.htm et collection " Les goûters philo " aux éditions Milan.

(3) TOZZI Michel, " Penser par soi-même ", Chronique sociale, 5ième édition, 2002.

(4) http://pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib23.htm

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