Démarrer en philosophie à l'école est très difficile, c'est même sans doute le moment le plus difficile ; je crois qu'il en est de même au lycée, où les élèves souffrent également d'une grande difficulté à conduire une argumentation orale soutenue, et dans les cafés philo... Le groupe classe constitue un milieu, caractérisé par une mémoire : une longue pratique lui permet de constituer une culture commune, non pas sur le mode d'une homogénéité de la pensée (il n'y a pas une vérité en philosophie), mais des procédures de l'exercice de la pensée, dotée d'outils conceptuels communs ; cette culture partagée s'offre à l'exercice individuel de la pensée, en commun, au présent. C'est à l'élaboration d'une telle culture que le professeur s'attache, afin de garantir la possibilité d'accéder à l'autonomie de la pensée critique. Ce travail est long et exigeant, et passe par des commencements modestes.
Il me semble qu'au début, les enfants n'élaborent pas un raisonnement continu, ordonné et longitudinal, comme celui d'une dissertation bien comprise par exemple, ou d'un discours magistral, et ne sauraient le faire ; bien plutôt, ils réfléchissent dans un apparent désordre logique (mais je crois selon une logique du désordre fructueux), par ruptures successives et retours en arrière, de sorte qu'on pourrait représenter ce mouvement par une spirale discontinue (plutôt qu'une flèche continue). Leur logique n'est pas exclusivement cognitive, mais irréductiblement affective ; ils investissent affectivement l'objet de leur discours, et l'affectivité partagée me semble être une condition de l'apprentissage ; il faut donc travailler avec.
Il suffit pour s'en rendre compte de lire une discussion que j'ai menée sur le bonheur selon deux axes : intellectuel et affectif. Ce que l'on a appris du bonheur (puisque la question était " qu'est-ce que le bonheur ? ") reste somme toute très modeste, et pourrait se résumer en quelques courtes lignes (les séances suivantes ont bien sûr permis de développer) ; ce qui a été vécu, par contre, est très riche (même si tout n'apparaît pas dans une transcription). Pour accéder à l'essence conceptuelle du bonheur, les enfants doivent passer par une longue méditation de leur propre essence qui, si l'on en croit Spinoza, est le désir. Non pas que l'objet de la philosophie soit cela : les discussions visent bien la conceptualisation du bonheur (ou de la justice, de la mort...), et doivent progressivement la permettre ; mais elles ne sauraient, sans risquer l'échec ou la violence, l'y restreindre. Lorsqu'un enfant dit " par exemple ", il ne fait pas seulement usage d'un subterfuge argumentatif, il ne se réfère pas seulement, faute d'abstraction, à du vécu : il interroge son propre rapport au vécu, avec les autres ; " par exemple " signifie " voilà ce que je sais du monde, voilà ce que j'essaie d'en faire, voilà ce que je peux en faire, aidez-moi à mieux le comprendre, et alors je pourrai commencer à mieux penser par moi-même ". Ou encore " ah oui, ça, je l'ai déjà vécu, je l'ai vécu comme ça, ou j'imagine qu'on pourrait le vivre comme ça, mais c'est un peu confus pour moi, je peux en dire quelque chose, mais j'ai besoin de mieux comprendre avec vous, comme vous ". En logique, l'exemple n'est pas un argument, il illustre et éclaire, tout au plus appelle-t-il un contre exemple qui relance l'argumentation ; mais chez l'enfant, il surgit du milieu affectif de la pensée, qui est sa condition.
Le cheminement affectif constitue une autre forme de " dialogue de l'âme avec elle-même ", il préside à la réflexion de l'enfant. Là où le professeur s'efforce de suivre et d'induire un fil problématique intellectuel, l'enfant suit un fil problématique existentiel ; notre travail, je crois, consiste à organiser la rencontre, incertaine au début, plus assurée par la suite : c'est tout l'enjeu de la discussion philosophique dans la longue durée. Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que les élèves poursuivent parfois leur propre discours sans tenir compte des questions posées par le professeur, parfois même comme s'il n'avait pas posé de question du tout ; ou que, attentifs à la question, ils ne trouvent rien à répondre : c'est que l'enjeu intellectuel de la question ne vaut pas celui, affectif, de la méditation intérieure. Il faudra attendre que l'enfant accède à l'usage des concepts, problèmes, arguments, pour intellectualiser cette méditation. Car les questions, à mon sens, sont perpétuelles chez l'enfant, et depuis ses origines ; mais elles s'élaborent sur le mode symbolique, progressivement constitué en système de pensée (que doivent continuer à satisfaire les pratiques artistiques et littéraires à l'école). Voilà le grand réservoir enfantin de la philosophie, qu'il convient de respecter dans ses modes et ses rythmes d'élaboration. C'est pourquoi la longue durée et les détours apparemment désordonnés constituent paradoxalement le chemin le plus court, car le plus sûr, vers la philosophie.
Tout l'art du professeur consiste dans la prise en considération de ce fait, associée à la tension vers la rationalisation philosophique progressive. Ainsi, on suivra un cheminement de pensée insistant de l'enfant, qui pourtant paraît s'écarter du sujet : on n'y reviendra que mieux ; si, par contre on perçoit une digression qui perdure (mais comment l'évaluer comme telle, et s'assurer que l'on n'est pas simplement victime d'impatience ou de précipitation ?), on s'efforcera d'apporter un élément nouveau, qui réactive la discussion.
Que ce soit clair : je ne représente point là une conception thérapeutique de la discussion philosophique (même si je lui reconnais incidemment une telle vertu), ni une conception institutionnelle du débat démocratique attentive à ses ressorts affectifs (même si j'ai toujours pratiqué en pédagogie Freinet) ; je défends la thèse selon laquelle l'apprentissage précoce du philosopher, qui implique celui des catégories et procédures spécifiques à la philosophie, ne saurait ignorer les conditions affectives et désirantes de son effectuation, effectuation qui en retour, contribue à élucider de telles conditions...