Revue

Une expérience à " l'école ouverte "

Le présent document propose une analyse brève de l'expérience du " philosopher avec les enfants " menée à l'École ouverte à Narbonne, en été 2000.

D'après les recherches effectuées par le Centre Alain Savary2, la violence à l'école peut s'expliquer ainsi : " une difficulté rencontrée dans un raisonnement fait basculer l'élève dans un comportement agressif, voire violent. Ces élèves ne semblent guère pouvoir supporter l'angoisse de la temporalité de l'acte de compréhension, ce moment de suspens où l'activité intellectuelle tâtonne, cherche, se cherche. Ils veulent tout, tout de suite, ne peuvent attendre ou supporter l'incertitude, le doute qu'engendre la pensée qui lentement chemine et fait petit à petit émerger le sens. (...) Englués dans le présent et l'émotionnel, ils semblent ne pas pouvoir se mettre à distance, des autres et d'eux-mêmes (...). "

Notre travail de recherche concernant le philosopher avec les enfants3 nous amène à penser que le philosopher pourrait être une des réponses à ce problème. Ces ateliers autorisent l'alternance de l'implication et de la distanciation, l'alternance de la pensée et du langage, alternance enfin de la conceptualisation (préciser ce dont on parle), de la problématisation (interroger ce qu'on croit vrai) et de l'argumentation (fonder son raisonnement) dans un groupe de recherche sécurisant, le but étant de construire - avec et grâce aux autres - du sens.

Telles étaient mes réflexions de départ. Après cette première expérience je propose ici d'analyser l'intervention et de poser les questions qu'elle soulève.

Nous nous retrouvions pendant six matinées (le 15, 20 et 28 juillet, puis le 1er, 10 et 16 août). Chaque atelier durait environ une heure et quart, ce qui représente douze séances. Neuf groupes étaient composés de jeunes de huit à quatorze ans environ (I), trois groupes réunissaient des enfants de quatre à sept ans (II). En début de matinée, la répartition des jeunes dans les différents ateliers (sport, travaux manuels, cuisine, informatique etc.) se faisait suivant les voeux exprimés, régulé pourtant par la nécessité d'assurer soit une participation tournante (par exemple l'informatique), soit un équilibrage des groupes. Une partie des enfants venait donc volontairement, d'autres étaient appelés pour participer.

En juillet, et pour des raisons d'organisation, les participants étaient les mêmes pour les deux séances de la matinée. L'atelier avait lieu dans la bibliothèque, près du bureau du directeur. D'abord peu nombreux, nous étions assis autour d'une table. Puis, plus nombreux, nous aménagions la salle en fonction de notre nouvelle structure : les animateurs étaient assis à une table et devant eux les discutants en cercle. En août, les deux groupes se distinguaient : une séance pour les " grands ", une réservée aux "petits". Les séances se déroulaient dans une salle de classe située dans un autre bâtiment. Les animateurs et les discutants étaient assis sur des chaises fixées aux tables, regroupées pour l'occasion.

I/ les groupes de " grands "

Il y avait entre quatre (première séance) et neuf (vers la fin) participants (moyenne sept), essentiellement des filles, très peu de garçons.

Contrairement à l'école, où l'ensemble de la classe participe à l'atelier, ici le choix des participants se pose. Comment former les groupes ? Toujours les mêmes pour construire un groupe qui va apprendre à fonctionner seul d'une manière démocratique ? Ou faut-il introduire un roulement pour faire participer le plus d'enfants possibles ? Faut-il laisser un libre accès avec le risque de n'avoir que des enfants de toute façon ouverts au dialogue ? Comment intégrer les enfants silencieux ou enfermés ? Faut-il obliger certains enfants ?

La séance s'organisait en fonction du nombre des participants. À partir de la cinquième séance il y avait un nombre suffisant ainsi qu'un petit noyau d' "anciens" pour pouvoir introduire le dispositif spécifique relatif aux ateliers de philosophie en classe créé par Alain Delsol4 : deux élèves5 sont chargés de rôles bien précis, celui de président et celui de reformulateur. Le président note les élèves qui souhaitent intervenir et donne la parole avec priorité à celui qui n'a jamais parlé. Il est aussi chargé de l'ordre. Le reformulateur note les différentes idées et toutes les trois à cinq interventions il résume ce qui a été dit. Peu nombreux, le micro6 passe de main à main. Il permet d'éviter la cacophonie, mais surtout il donne valeur à la parole exprimée.

Les " discutants " doivent demander la parole. On n'a pas le droit d'interrompre celui qui parle même si on n'est pas d'accord. Chacun a le droit de dire ce qu'il pense et on ne se moque pas. Après le rappel de ces règles de fonctionnement j'ouvre la discussion avec l'introduction du thème. Un tour de table permet à chacun de donner son premier point de vue et partant de là d'engager le débat. En fonction de ce qui se dit j'interviens avec des questions, des contre-exemples ou des synthèses pour recentrer et relancer le débat. Puisque nous avons du temps, nous terminons avec un écrit : chacun, à sa manière, reprend ce qui s'est dit, précise ce qu'il pense personnellement et note une idée pertinente apportée par un camarade. Enfin, chacun peut apporter une suggestion concernant l'organisation pour améliorer la qualité du débat.

Nos thèmes étaient : 1/ Qu'est-ce que c'est grandir ? 2/ Qu'est-ce la violence ? 3/ Est-ce qu'on est tous pareils ? 4/ Qu'est-ce que l'intelligence, qu'est-ce que la bêtise ? 5/ Qu'est-ce rêver ? 6/ Qu'est-ce un ami, un copain ? 7/ Est-ce qu'il faut toujours dire la vérité ? 9/ L'homme est-il un animal ? 11/ Qu'est-ce que la justice, l'injustice ?

Exception faite du premier tour de table où beaucoup n'avaient "aucune idée", la grande majorité des jeunes s'exprimait volontiers. Les garçons parlaient moins que les filles. Beaucoup d'interventions montraient le grand intérêt qu'elles portent à ces différents thèmes.

À titre d'exemple nous donnons quelques paroles extraites de la séance n° 1 (Qu'est-ce que c'est grandir ?) : d'abord il s'agissait de réfléchir pour savoir ce qu'est grandir pour eux : " mûrir ; se transformer ; changer d'idées pour les choses : on ne pense pas la même chose quand on est petit et quand on est grand ; fonder une famille ; être responsable ; on doit compter sur nous-mêmes et prendre des décisions graves ou grandes ; (...) ". Grandir implique donc la responsabilité. Ils la définissent ainsi : " on n'a pas toujours quelqu'un qui nous protège ; toujours réfléchir, personne ne réfléchit à notre place ; on comprend mieux les gens, on ressent tout, on ne dit pas " je veux faire ce que je veux " ; on décide de soi-même si c'est bien ou mal ; (...) s'ils nous apprennent à être responsable, quand on sera grand, on a un bon avenir ; quand on est petit on l'apprend, et des fois on le sent soi-même ; quand on veut voler, on le sent tout seul et on le repose (...). Mais grandir n'est pas facile : " quand on est petit, ils le chouchoutent, et quand il est grand on se méfie de lui " et fait peur : " j'en rêve d'être grand, et quand je suis grand je veux être petit ; des fois on préfère rester petit, pour être en sécurité dans les bras de nos parents (...) ". En fin de séance ils notaient : " grandir veut dire plein de choses ; j'ai appris de rester soi-même, ne pas toujours compter sur les autres ; j'ai appris comment grandir " entre autres.

En ce qui concerne cet atelier tous l'ont apprécié parce que " c'est bien de dire ce que l'on pense ; ça nous aide dans notre apprentissage de la vie ; cela m'a permis de m'exprimer et de comprendre les autres ; on a parlé de quand on sera adulte ; on s'est exprimé nous-mêmes (...) ".

Il me semble qu'il faudrait éviter le mobilier fixe car il oblige à une disposition peu adaptée à la discussion (long rectangle) et en outre les tables créent une ambiance plutôt conviviale ce qui peut nuire à la réflexion. Pour des raisons d'effectif nous avons permis aux animateurs d'intervenir et les rôles ne pouvaient plus être exécutés correctement.

Contrairement à une classe, ici l'âge varie entre 8-14 ans. Comme les enfants apprennent essentiellement de leurs pairs, il me semble que cette diversité d'âge est plutôt enrichissante, surtout pour les moyens et les petits, les grands se référant à l'adulte. Contrairement à l'école, nous n'avons pas ici la représentation d'un maître qui pourrait inhiber. Ici les enfants cherchent donc moins à savoir ce qu'il faut dire. Très vite ils s'expriment et on sent qu'il y a un réel besoin d'être écouté et entendu, que leur parole et leur personne soient respectées. À plusieurs reprises ils arrivaient à passer de l'entretien (guidé par l'animateur) à la discussion (débat entre eux7). À la dernière séance, une certaine véhémence empêchait le raisonnement de dépasser l'affectif (elle dépassait par contre mes capacités de régulation).

Ce lieu de parole est donc vite habité et peut devenir lieu de réflexion, à condition d'être vigilant, car le glissement vers l'affectif est à chaque instant possible. Comment mieux canaliser la parole vers un cheminement de pensée ? Les discussions les plus riches et les mieux contenues étaient celles ou nous avions des enfants volontaires, garçons et filles confondus, les diverses responsabilités déléguées, et un dispositif qui aide les animateurs à jouer pleinement leur rôle et les discutants de se concentrer sur le débat d'idée.

I/ les groupes des " petits "

En août, trois séances étaient réservées aux plus petits (4-7 ans). L'ensemble du groupe, accompagné par les animatrices, venait à " l'atelier philosophie ", ils n'étaient donc pas obligés de formuler un choix. Ils étaient entre cinq et neuf enfants, un peu plus de filles que de garçons. Les séances se déroulaient suivant une grille élaborée par J. Kyle, qui propose pour les petits un travail de conceptualisation. Nos thèmes étaient donc : 8/ qu'est-ce qu'une table ? 10/ qu'est-ce qu'une chaise ? 12/ qu'est-ce qu'une maison ? En début de la séance les enfants dessinent l'objet en question. Puis un tour de table permet à chacun de décrire p. ex. sa table, telle qu'il la conçoit. La discussion va partir de leurs dessins, passer par des cas limites (caisse par exemple pour arriver à ce qui ne peut absolument pas être une table (la mer, la lune...). Cette réflexion permet de mieux saisir ce qu'il faut pour que ce soit une table. Ensuite les enfants font un second dessin, et un nouveau tour de table leur permet de l'expliquer à leurs camarades et de le comparer au premier.

On peut noter qu'au début de la première, séance les enfants étaient inquiets, puis rassurés " parce qu'on dessine ". Ceux qui revenaient participaient activement et avec plaisir à cette expérience. On peut constater que les seconds dessins montrent presque toujours une nette différence par rapport aux premiers : on trouve notamment plus de couleurs et plus de " choses pour faire joli ". Il est possible de mieux reconnaître " à quoi ça sert ", ou bien une table d'abord seule va se situer dans un environnement. Parfois même l'enfant change le regard et passe ainsi d'une coupe (un trait horizontal et deux traits verticaux) à une vue de dessus (plateau rond avec vaisselle et fleurs).

J'ai noté que les enfants aimaient beaucoup le détour par " l'impossible " pour découvrir le sens de ce qui est. Parallèlement le retour à la réalité replace les enfants dans leur cadre rassurant.

Cette première expérience a montré qu'un " atelier de philosophie " a sa place à " l'École ouverte ", parce qu'apprendre à écouter et à s'exprimer, faire l'expérience d'être écouté et reconnu en tant que personne par le groupe, découvrir d'autres points de vue et finalement cheminer vers une meilleure compréhension de soi et du monde, bref grandir, fait tout simplement aussi plaisir.


(2) Les classes relais, Ministère de l'Éducation nationale, de la recherche et de la technologie, rapport des réunions interacadémiques des acteurs des classes relais, nov. 1998 à janv. 1999.

(3) Éveil à la pensée réflexive : Philosopher avec des enfants du cycle III', mémoire DUEPS, novembre 2000.

(4) Delsol A, Un atelier de philosophie à l'école primaire in Diotime - l'Agora n° 8, déc. 2000, et Delsol A., Articuler des exigences intellectuelles sur un dispositif démocratique in L'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant, Éd. CNDP - Hachette, 2001.

(5) Dans le dispositif d'Alain Delsol, un 3e élève exerce le rôle de "synthétiseur". Nous n'avons pas introduit ce rôle qui, compte tenu de sa difficulté, demande un apprentissage à plus long terme.

(6) Dans le dispositif de base, c'est un 4e élève qui se charge du micro.

(7) Distinction faite par M. Tozzi.

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